Réflexions sur les frontières de la gauche
Alors que la question des alliances « à géométrie variable » fait débat, cette contribution entend se positionner dans la discussion et mettre en garde contre toute vision figée de l’espace politique. Loin d’être un espace à deux dimensions divisé par une ligne de front claire, il est multiple, mouvant, dynamique : y tracer des frontières, c’est prendre le risque d’avoir toujours un temps de retard ; un appel à en orienter le mouvement.
Le Trésor de la Langue Française, dictionnaire de référence, définit ainsi la gauche: « politique: côté gauche de l’hémicycle d’une assemblée parlementaire. Par métonymie, l’ensemble des parlementaires qui y siègent; les idées, les partis (traditionnellement progressistes) qu’ils représentent, l’opinion publique qui les soutient (cf. droite) ». La gauche se définit par opposition à son envers – la droite – dans un espace clos, celui de l’assemblée.
À cette opposition gauche/droite s’ajoute donc une deuxième opposition, passée sous silence celle-ci, entre l’espace ainsi clivé – l’espace du pouvoir – et son extérieur : ce qui s’étend hors de l’assemblée et n’y est pas représenté. En politique, la gauche est donc une notion relative, qui définit une position à la fois dans l’espace du pouvoir politique et d’un côté du débat démocratique. Les idées, les valeurs, les projets portés par les forces appelées « de gauche » ne sont convoquées que par parenthèse, et avec prudence: elles sont « traditionnellement progressistes ». Leur base sociale n’intervient pas non plus dans la définition: le « peuple de gauche » n’est rien d’autre que « l’opinion publique qui soutient les partis de gauche ».
La gauche est une notion politique, voire politicienne, pas sociale.
Les exemples qui suivent ces quelques mots de définitions sont révélateurs.
- François Mauriac, chrétien, résistant et vigoureusement anticommuniste: « Voilà le point où cette goutte de la “Nouvelle Vague” appelée Philippe [Sollers] nous donnera peu de satisfaction, à nous qui avons pris parti et à qui le destin de la nation importe. Être de gauche, c’est pour lui s’opposer à sa famille, à son milieu » (Mauriac, Bloc-notes, 1958, p. 38).
- Charles De Gaulle qui est cité: « Ma résolution était prise. Contraindre l’Assemblée Nationale à me donner raison contre l’extrême-gauche marxiste, c’est à quoi je voulais aboutir » (De Gaulle, Mémoires de guerre, 1959, p. 275).
Ces deux exemples, choisis par un dictionnaire de référence pour illustrer les usages du mot « gauche », mettent en lumière trois éléments essentiels: d’abord, la gauche ne se définit que par opposition à la droite ; ensuite, les valeurs et les postures qu’elle recouvre sont un enjeu de conflits en son sein même; enfin, en France, la tradition marxiste joue un rôle central dans ces conflits. Affirmer son appartenance à la gauche – pour un parti comme pour un individu – n’est donc jamais un simple constat. Il s’agit toujours d’une revendication qui définit en même temps l’identité de celui qui parle et de la gauche elle-même. Les frontières de la gauche sont loin d’être fixées, et aucun critère stable ne permet de les définir: elles sont au contraire l’enjeu de conflits permanents, qui visent à inclure dans l’espace du pouvoir ou au contraire à en exclure des forces, des valeurs, des idées.
(…) Le débat sur les frontières de la gauche porte essentiellement sur la position du PS : le PS est-il encore de gauche ? Ses renoncements, puis sa persévérance à mener des politiques libérales, ne l’excluent-ils pas de la gauche ? Cependant, ces débats restent minoritaires à gauche et dans la société. (…)
Penser la gauche (…)
Le conflit sur les frontières de la gauche se joue d’abord au sein de la gauche elle-même. « Extrême gauche », « deuxième » ou « troisième gauche », « gauche radicale »… Autant de termes employés pour redéfinir la gauche, promouvoir des valeurs, exclure des forces et des idées de l’accès au pouvoir.
L’opposition entre la gauche et une gauche « extrême » (rapprochée par l’emploi de ce terme de l’extrême droite – « les extrêmes se rejoignent ») ou « radicale » (le terme est plus ambigu: s’agit-il d’un héritage des radicaux de la IIIe République, d’une référence aux racines de la gauche ou d’une dangereuse « radicalisation » propre à mettre en danger la République ?) vise ainsi à exclure les forces se réclamant de la tradition marxiste et révolutionnaire du pouvoir. La gauche qui n’est pas extrême ou radicale est d’ailleurs souvent désignée comme une « gauche de gouvernement » ou une « gauche gestionnaire », c’est-à-dire justement propre à exercer le pouvoir.
Depuis les années 1970 et l’offensive libérale du socialisme européen, d’autres divisions traversent la gauche, dont l’enjeu est de tenir à distance l’héritage révolutionnaire et marxiste de la gauche française. Michel Rocard théorise ainsi au Congrès de Nantes du PS, en 1977, la possibilité d’une « deuxième gauche, décentralisatrice, régionaliste, héritière de la tradition autogestionnaire, qui prend en compte les démarches participatives des citoyens, en opposition à une première gauche jacobine, centralisatrice et étatique ». Cette « deuxième gauche » joue un rôle essentiel au PS aussi bien que chez les Verts. Plus tard, en réaction à l’évolution social-libérale du PS, Daniel Cohn-Bendit formule le projet d’une « troisième gauche verte », alliant « autonomie et solidarité », qui se distinguerait aussi bien de la « première gauche nationale-productiviste » que de la « deuxième gauche devenue social-libérale ».
Chacune de ces définitions crée au sein de la gauche une nouvelle frontière, et formule en même temps le projet de la dépasser : il ne s’agit pas tant de multiplier les gauches que de faire disparaître un héritage, de refonder et de rénover la gauche. Le moteur de ces rénovations successives est double: d’une part, l’exclusion du (…) projet communiste de l’espace de la gauche ; d’autre part, l’intégration du choix libéral du PS dans une tradition « de gauche ».
En 2012, au lendemain de la victoire de François Hollande à la présidentielle et du PS aux législatives, Jean-Christophe Cambadélis propose à son tour de définir une « troisième gauche » : « il s’agit de reformuler idéologiquement le socialisme pour qu’il soit à nouveau une doctrine, capable de transformer le monde et pas seulement de le gérer », « d’inaugurer un nouveau cycle qui succède à celui d’Épinay de 1971 ». Le projet politique de cette troisième gauche, c’est la « société décente » : « pas la société idéale, mais une société bonne qui tend à l’idéal de l’humanité » fondée sur l’articulation entre individualisme et égalité. Sur le plan des valeurs, il s’agit de rompre avec les idéaux; sur le plan stratégique de substituer à la traditionnelle alliance à gauche la promotion des alliances au centre: « Aujourd’hui, le tête-à-tête avec le PCF-Front de gauche, (…) produit de l’immobilisme ». Depuis, plusieurs interventions de dirigeants socialistes ont nourri une campagne idéologique visant à exclure le PCF de la gauche. Entre le printemps et l’été 2015, le député socialiste de Paris Jean-Marie Le Guen a prédit la mort [de ce parti], le président François Hollande a affirmé que « Marine Le Pen parle comme un tract du PCF des années 1970 » et quatre résistants sont entrés au Panthéon dont pas un n’était communiste. Dans la succession de ces interventions se lit la volonté de réécrire l’histoire de la gauche (…). Réécrire l’histoire de la Résistance pour y faire apparaître le rôle jusque-là bien peu visible (et pour cause) des socialistes et en effacer les communistes, oublier le programme commun pour affirmer encore que « les extrêmes se rejoignent », c’est construire un grand récit de la gauche [confortant] l’hégémonie du PS.
Le ps est-il de gauche ?
Parallèlement à cette offensive, un autre débat se développe (…): le PS est-il encore de gauche ? La question n’est pas tant une question d’identité qu’une question stratégique et tactique. Ce qui est en jeu, c’est d’une part un choix stratégique – faut-il tenir un discours de rupture ou de rassemblement ? – et d’autre part sa traduction tactique – est-il encore possible de s’allier avec le PS dans un contexte électoral ? Le débat a été particulièrement vif lors des dernières élections municipales. (…) On retrouve dans cette expression une spatialisation de la politique qui renvoie à la division droite gauche. (…) Dans un contexte où ces frontières sont des enjeux de lutte, (…) deux choix stratégiques. D’une part celui de figer les frontières (…), dont la traduction tactique est le refus systématique de l’alliance – d’autre part, celui de se fonder sur des accords programmatiques pour imposer une définition de la gauche par les contenus sans figer les clivages. Ce deuxième choix laisse la question tactique ouverte: les alliances dépendent à chaque fois du contexte et du contenu de l’accord. Les alliances « à géométrie variable» en sont la conséquence nécessaire. (…)
Les événements récents qui ont bouleversé la gauche à l’échelle européenne semblent cependant confirmer la pertinence d’une stratégie du mouvement – ce qui n’enlève rien à la nécessité d’un immense effort de communication et d’organisation pour mener une telle stratégie efficacement. Les résultats des élections européennes, d’abord, montrent la forte solidarité des résultats du PS et du Front de gauche: il n’y a pas deux gauches se disputant l’hégémonie, mais une gauche faisant de manière homogène les frais de la politique gouvernementale.
C’est aussi ce que montre un sondage récent mené dans un électorat traditionnellement attaché à la gauche, les enseignants : la grave déception et la colère provoquées par la politique de François Hollande ne profiteraient pas, en cas de nouvelle élection présidentielle, à Jean-Luc Mélenchon (seul candidat du Front de Gauche testé) ou à EELV, mais à François Bayrou.
Déçus par le PS, c’est vers la droite – la partie de la droite qui s’adresse encore à eux – que se tournent les enseignants. Par ailleurs, les évolutions de la lutte contre l’austérité en Europe depuis la victoire de Syriza en Grèce révèlent l’instabilité des frontières, les possibilités de mouvement à gauche. Syriza a été à l’avant-garde de ce combat. Mais aujourd’hui, c’est avec Arnaud Montebourg que Yanis Varoufakis lance un « réseau des progressistes européens ».
Enfin, l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du Labour donne à réfléchir. Elle montre que rien n’est figé, qu’il n’y a pas de « droitisation » sur laquelle il ne serait pas possible de revenir. Le parti de Tony Blair devient le théâtre d’un combat politique de fond, qui ne sera pas sans conséquence sur les partis socialistes européens. Voilà qui doit nous mettre en garde contre toute vision figée de l’espace politique. Loin d’être un espace à deux dimensions divisé par une ligne de front claire, il est multiple, mouvant, dynamique: y tracer des frontières, c’est prendre le risque d’avoir toujours un temps de retard ; tâchons plutôt d’en orienter le mouvement.
Voulons-nous être de gauche ?
(…) pour le PS comme pour le PG, la refondation de la gauche passe par sa division et par la marginalisation durable de l’une des « deux gauches ». (…) est-il encore efficace, en matière de mobilisation et de conquête du pouvoir, de se réclamer de la gauche ? Ce choix pose en effet au moins deux problèmes.
- Le premier, c’est celui du projet. L’articulation d’une stratégie de construction majoritaire à gauche et du maintien d’une ambition (…) de transformation de la société est complexe à réaliser. À l’heure actuelle, ni Die Linke en Allemagne, ni United Leftau Royaume-Uni, pour prendre deux exemples de forces (…) qui se réclament de la « gauche », ne semblent y être arrivés. La construction d’un programme « de gauche » se contente le plus souvent de reprendre à son compte les ambitions trahies de la social-démocratie, et peine à trouver les propositions capables de faire levier vers un changement de société.
- Le deuxième problème posé par la revendication d’appartenance à la gauche est celui de la base sociale (…): voulons-nous être la gauche, c’est-à-dire au mieux une grosse moitié de la population (puisqu’il n’y a de gauche que par opposition à une droite), ou bien les 99 %, comme l’affirmaient les indignés ? Comment traitons-nous tout ce qui, dans le débat démocratique, échappe au clivage entre droite et gauche, et notamment l’abstention ? Cette question a été posée de manière particulièrement aiguë au moment de la victoire du « Non » au Traité constitutionnel européen, en 2005. [Les votants d’alors opposés au TCE], sont-ils la voix et le mécontentement de tous ceux qui ont dit « non » – avec l’idée qu’il s’agit d’un vote de classe, et l’ambition de le faire déboucher sur un projet de progrès pour la France et pour l’Europe – ou réduisons-nous [cette] base aux [seuls] partisans d’un « non de gauche », quitte à passer sous la barre des 50 % ? Il ne suffit pas d’invoquer le « peuple de gauche » pour résoudre ce problème. Car rien n’assure que le peuple soit de gauche – à moins qu’il ne puisse l’être sans le savoir. L’accumulation des déceptions peut avoir fait de la gauche un « mot illusoire et repoussoir », comme l’affirme André Tosel, auquel il serait contre-productif de nous raccrocher.
Quand on est de gauche… On défend la classe ouvrière ?
(…) Lors des élections municipales de 2008, les communistes ont ainsi dû faire face à la volonté du PS de s’allier au second tour avec le MODEM. Le PCF a alors mené une intense bataille idéologique pour imposer l’idée que cette alliance au centre était contre-nature. Cette bataille a eu pour effet à la fois de repousser (au moins temporairement et dans la plupart des communes) l’alliance au centre et d’imposer une définition de la gauche fondée sur des critères de politique économique: opposition au néo-libéralisme, répartition plus juste des richesses… De la même manière, lorsque les communistes parisiens s’allient avec le PS aux municipales de 2014, les partisans de ce choix l’ont justifié en mettant en avant un accord sur la politique économique et sociale : la gauche, ce sont ceux qui refusent l’austérité, qui développent le logement social et les services publics… L’usage récurrent du slogan « quand on est de gauche… » participe lui aussi de cette bataille pour imposer une définition de la gauche:
(…) Cependant, cette bataille pour donner un contenu de classe à la gauche n’a donné à ce jour que des résultats limités. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les votes des différentes forces politiques au parlement européen. Les questions de politique économique divisent la gauche. Au contraire, ce sont les questions sociétales qui activent le mieux le clivage droite/gauche. La gauche se rassemble pour la défense des libertés individuelles, pas pour celle des salariés. Les accords sur les questions de société se font le plus souvent à partir d’idéologies radicalement opposées (…). Dans ce contexte, la structuration du débat politique autour de l’opposition entre gauche et droite tend à (…) une opposition entre un libéralisme libertaire et un libéralisme autoritaire, le dissensus sur les valeurs renforçant le consensus sur la structure du système [économique mondialisé actuellement pratiqué].
Comment sortir de ce piège ? (…) Cela implique un travail de fond sur ce projet et sur son articulation avec ce que pourrait être un programme de gauche. Il ne s’agit pas seulement (…) d’un travail d’élaboration théorique: cette articulation est aussi, indissociablement, l’articulation entre une majorité sociale – les 99 %, la classe ouvrière – et une majorité politique – la gauche. (…)
Marine Roussillon, (Larges extraits) –Revue du Projet N° 50