Qui accueille vraiment les réfugiés ?
Les gouvernements occidentaux font semblant de découvrir l’ampleur du chaos syrien avec l’afflux de réfugiés des dernières semaines. Mais seule une infime minorité des onze millions de Syriens fuyant la guerre civile arrive à atteindre l’Europe au terme d’un voyage périlleux. Pour l’essentiel, ils trouvent refuge dans une autre région de leur pays, en Turquie, au Liban et en Jordanie, où cette présence massive perturbe les équilibres socio-économiques et politiques.
«Ma mère est restée au village avec mon petit frère pour s’occuper des plus âgés, raconte M. Hamad Hamdani, 15 ans. Elle a insisté pour que je parte avec mon oncle en Turquie. Elle voulait que je sois en sécurité, car elle craignait pour moi en raison des milices qui ont pris le contrôle d’Azaz. » Originaire d’un village à la périphérie de cette petite ville située au nord d’Alep, M. Hamdani a quitté la Syrie voilà maintenant trois ans. En juillet 2012, son père a été tué par un baril d’explosifs lors d’un raid de l’aviation de M. Bachar Al-Assad. Quelques semaines plus tard, au petit matin, l’adolescent faisait ses adieux à sa mère et se hissait dans une camionnette avec la famille d’un oncle, déserteur de l’armée gouvernementale. Propulsé au milieu de ce gigantesque maelström, chaque réfugié est porteur d’un récit singulier ne laissant entrevoir qu’un petit aperçu du drame syrien et de ses conséquences dans les pays voisins.
Dans un premier temps, M. Hamdani et les siens s’installent dans le camp turc d’Oncüpinar, dans la province de Kilis, de l’autre côté de la frontière. C’est l’un des vingt-deux centres ouverts depuis 2011 par les autorités d’Ankara dans les huit provinces qui longent la frontière. Selon le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR), plus de 4 millions de personnes ont fui la guerre civile en sortant de Syrie, sans compter les 7,6 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays (1). Environ la moitié des réfugiés syriens vivent aujourd’hui en Turquie (1,9 million selon le HCR) et 80 % d’entre eux en dehors des camps.
Ainsi, la famille Hamdani occupe désormais un petit appartement dans un quartier populaire de Gaziantep, une ville où plus d’un habitant sur dix est syrien. M. Hamdani travaille comme garçon de café et son oncle comme livreur et homme à tout faire dans la cuisine de l’établissement : « Au début, le camp à Kilis était propre et organisé, confie M. Wael Hamdani, l’oncle de Hamad. Nous ne manquions de rien. Mais il y avait une certaine promiscuité. Je n’ai pas supporté les clôtures et la surveillance de nos entrées et sorties. Je n’ai pas pris le risque de déserter pour être enfermé comme dans une caserne. J’avais besoin de travailler, de bouger et de nourrir ma famille. » De son côté, Hamad regrette le camp à cause de l’école où il pouvait aller et se joint à ces milliers de « jeunes têtes utiles » qui vaquent de-ci de-là dans les rues.
Cet afflux de réfugiés constitue « un défi colossal pour la Turquie », selon les termes du président Recep Tayyip Erdogan. Outre l’aspect logistique et sécuritaire, le pays souhaite, afin de veiller à son image, « accueillir les Syriens dans les conditions le plus décentes possible », explique l’éditorialiste Ali Bayramoglu. De nombreux médias internationaux ont relevé la qualité des services offerts aux réfugiés. Gérés conjointement par le HCR et les autorités turques, étroitement surveillés par les services de sécurité, les camps sont situés à l’écart des villes et servent de sas d’accueil.
Pour quitter ces centres, il faut indiquer aux autorités où l’on compte aller. Et si Ankara affirme interdire l’entrée de son territoire aux combattants de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), de nombreuses critiques se sont élevées dans la presse turque pour dénoncer la cécité des autorités sur la réalité des échanges.
Un deuxième défi est porté sur la cohésion de la société turque. Longue de 800 kilomètres, la frontière turco-syrienne est ourlée d’une complexe mosaïque ethnoreligieuse composée de populations turkmènes, kurdes ou arméniennes, orthodoxes, sunnites ou alaouites, arabophones ou turcophones, que l’Etat turc a mis un siècle à faire cohabiter de manière pacifique. L’afflux de réfugiés dans leur diversité ethnique réactive un pan mal réglé de l’histoire collective. Régulièrement, des incidents éclatent. Au début de l’été, dans le sud-ouest du pays, les Turcs arabophones ont été accusés par des ultranationalistes d’encourager l’afflux de Syriens afin d’« arabiser » cette région et notamment l’ancien sandjak d’Alexandrette, objet d’un litige historique avec la Syrie depuis son rattachement à la Turquie en 1939.
Signataire de la convention de Genève de 1951, mais avec une clause qui limite son engagement aux populations européennes, la Turquie a adopté en avril 2013 une loi sur les étrangers qui prévoit notamment le non-refoulement des ressortissants syriens, ainsi que des assouplissements en matière de délivrance de permis de travail. Ankara a aussi créé, en avril 2014, une direction générale des migrations placée sous la responsabilité directe du premier ministre. Les autorités turques ne ferment d’ailleurs pas la porte à des installations définitives : les Syriens d’ascendance turque ou les Turkmènes sont même encouragés à demander la nationalité turque.
L’hospitalité turque à rude épreuve
Enfin, le troisième défi est économique. La hausse de la démographie locale, l’augmentation des loyers et du coût de la vie, mais aussi la baisse du tourisme, alimentent la réticence des populations à l’égard des réfugiés. Certes, aucun affrontement majeur n’a été signalé et, de façon générale, ce pays demeure un havre relativement sûr pour les exilés. Mais la guerre en Syrie sert de prétexte au président Erdogan, qui mise sur une stratégie de la tension pour conforter son assise électorale (2). Les partis nationalistes reprochent au gouvernement de mettre en danger l’identité turque, tandis que la gauche laïque craint que les camps de réfugiés ne finissent par devenir la base arrière de l’OEI. « Avant 2011, et après la suppression des visas, les Syriens étaient les bienvenus en Turquie, explique M. Nasser Ahssene, un homme d’affaires d’Alep désormais installé à Izmir. Ils dépensaient et dynamisaient les échanges commerciaux bilatéraux. Aujourd’hui, ils sont encore bien accueillis, mais leur situation se détériore. On sent que l’effort d’hospitalité faiblit. C’est pour cela que certains pensent partir pour l’Europe. »
Le coût financier de l’accueil des réfugiés ne cesse d’augmenter. « Nous fournissons l’effort financier le plus intense, et il est temps que nous soyons soutenus », déclarait, mi-septembre, le vice-premier ministre Numan Kurtulmus, estimant à « 7 milliards de dollars depuis 2011 » l’ensemble de ces dépenses et accusant l’Union européenne « d’immobilisme et d’égoïsme ».
De son côté, le Liban accueille désormais plus de 1,1 million de réfugiés, soit l’équivalent du quart de la population locale. Contrairement à la Turquie, leur présence ne mobilise guère les autorités. Rien d’étonnant quand on connaît la situation politique du pays : une fonction présidentielle vacante depuis plus d’un an (3), un Parlement « auto-prolongé » et un cabinet ministériel chargé de régler les affaires courantes. Les décisions de fermeture ou d’ouverture de la frontière se succèdent sans logique apparente. Bloqué politiquement, le Liban ne prend que des mesures d’appoint : accueil ou non de tel contingent de réfugiés, mise en place d’un visa d’entrée depuis février 2015. Malgré l’urgence, aucune aide financière n’a été mise en place, ni aucun camp construit. Malgré les aides du HCR et des nombreuses ONG locales et internationales, les réfugiés sont livrés à eux-mêmes dans « un pays livré à lui-même », comme s’empressent de préciser nombre de jeunes Libanais qui manifestent actuellement leur colère contre la classe politique.
A Beyrouth, à la question de savoir où sont les réfugiés syriens, la réponse de l’homme de la rue est immédiate : « Ils sont partout et n’importe où. » Au hasard des rues, il n’est pas rare de voir, en bas d’un immeuble ou sur un coin de trottoir à l’abri du vent, une famille réfugiée faisant cercle autour d’un repas frugal posé sur des journaux étalés par terre en guise de nappe. On rencontre régulièrement aussi une tente estampillée « UNHCR » plantée dans l’un des rares terrains vagues de la capitale. Installé à la table d’un café du quartier de Hamra, le journaliste libanais Radwan El-Zein raconte : « D’abord sont arrivés les Syriens riches. Puis les moins riches, et maintenant arrivent les plus pauvres. Tous se débrouillent, et nous avec. Mais certains, dégoûtés, repartent en Syrie. On a appris récemment la mort d’un jeune marchand de journaux qui était connu dans le quartier. Il avait fini par rentrer chez lui où il a succombé dans un bombardement. »
Pour Médecins sans frontières (MSF), la majorité des réfugiés syriens souffrent de « détresse psychologique » et vivent dans « une grande précarité ». De son côté, le HCR déplore que seulement 100 000 enfants syriens sur un total de 400 000 aillent à l’école. Sous le poids d’une histoire récente impossible à éluder, et du legs de trois décennies de présence militaire syrienne au Liban (1975-2005), les Libanais s’inquiètent avant tout d’un nombre de réfugiés qu’ils estiment largement sous-estimé. Après le déclenchement des affrontements en 2011, deux camps inconciliables se sont dressés l’un contre l’autre. Tandis que les sunnites soutenaient majoritairement l’opposition, le Hezbollah prêtait de plus en plus main forte au régime de M. Assad. Comme de coutume, les chrétiens étaient partagés. « Dans certains milieux, la rancœur à l’égard des Syriens n’a pas disparu, commente un responsable politique maronite qui souhaite conserver l’anonymat. La guerre civile de l’autre côté de la frontière a été vue autant comme une punition pour ceux qui nous ont occupés pendant trente ans que comme un risque majeur de déstabilisation et un risque avéré pour les minorités non musulmanes de la région en cas de chute du régime d’Assad. »
Limitrophe de la Syrie, commune sunnite de la Bekaa, Ersal est située dans un couloir en continuité topographique avec le Qalamoun syrien. A mesure que les combats s’intensifiaient dans cette région entre le régime soutenu par le Hezbollah d’un côté et les différentes factions de l’opposition de l’autre — notamment le front Al-Nosra proche d’Al- Qaida —, les réfugiés ont afflué, faisant tripler la population. Des djihadistes de l’opposition syrienne armée se sont fondus dans la masse des civils et des drapeaux de l’OEI ont fait leur apparition. En réaction, le Hezbollah, qui s’était pourtant engagé à ne soutenir le régime de M. Assad que sur le sol syrien, a alors brandi l’existence d’une menace sunnite. Des confrontations sanglantes ont entraîné la mort de dizaines de personnes et l’intervention musclée de l’armée libanaise durant l’été 2014, puis en mai 2015.
Face à l’absence de réponse étatique organisée, les liens confessionnels prennent le relais. Actives et solidaires sur l’ensemble du pays, les paroisses chrétiennes, toutes Eglises confondues, déploient un réseau de solidarité qui permet de prendre en charge les coreligionnaires parmi les réfugiés. De même, certains quartiers populaires de Tripoli et de Beyrouth qui jadis accueillaient les travailleurs syriens sont désormais le point de chute des réfugiés, tout comme les camps palestiniens de Nahr Al-Bared, Chatila, Bourj Al-Barajneh, Aïn El-Héloueh. Enfin, certaines familles syriennes cherchent refuge dans des zones rurales ou de l’arrière-pays libanais, moyennant finances ou échanges de services, comme le gardiennage ou le jardinage. Parfois, les dissensions sont, d’un commun accord, enterrées. Par exemple, au sud du pays, dans la commune de Bint-Jbeil, pourtant fief du Hezbollah, vivent des familles sunnites venues des régions de Deraa et de Raqqa. Pour les réfugiés, le silence, autrement dit la non-expression des convictions religieuses et politiques, devient une loi implicite de survie, nullement dictée mais scrupuleusement respectée.
Troisième pays affecté par la guerre, la Jordanie accueille 630 000 réfugiés syriens, selon le HCR. Le pays n’a jamais cessé d’accueillir des réfugiés. La dernière vague majeure remonte à 2003, date de l’invasion de l’Irak par la coalition anglo-américaine, qui a provoqué un afflux massif d’Irakiens (on parle de 300 000 personnes), dont les plus fortunés se sont installés en Jordanie, les autres ayant trouvé le moyen de rejoindre l’Europe ou de rentrer en Irak.
Aujourd’hui comme à cette période, la solidarité entre populations parentes joue. Cela a été le cas entre Deraa la syrienne et Al-Ramtha la jordanienne. Deux villes cousines qui se prolongent l’une et l’autre des deux côtés de la frontière à la faveur des liens anciens de socialisation et de commerce (nomadisation, mariage, contrebande, caravansérails…).
Assises côte à côte, deux femmes originaires de Deraa racontent. L’une est la mère, l’autre la tante de deux jeunes arrêtés en 2011 par les services de sécurité syriens. Pour le seul fait d’avoir écrit « Erhal » (Dégage) sur le mur de leur collège, ils ont été emprisonnés et torturés. Leur sort a déclenché les premières manifestations, qui, malgré la répression, se sont étendues au reste du pays avant de dégénérer en conflit sanglant. « Les enfants nous ont été rendus dans un piteux état, raconte Mme Oum Kassem, la mère. Nous n’avons rien dit, que pouvions-nous dire ? Nous ne voulions pas partir, mais il a fallu s’y résoudre. Notre maison était utilisée par les tireurs d’élite. Tous les habitants de Deraa vous raconteront des histoires semblables. Ils vous diront qu’aucun de nous n’est parti de son plein gré. Ils vous diront aussi qu’il n’y a pas un habitant d’Al-Ramtha qui n’a pas reçu de famille réfugiée. » De fait, tous les leviers de solidarité, qu’ils soient familiaux, villageois, tribaux ou économiques, se sont activés dans un élan qui s’apparente à des retrouvailles, dont les habitants eux-mêmes furent les premiers surpris. Un peu comme si renaissait une époque révolue où la région du Houran se fondait harmonieusement avec la Galilée et où la libre circulation des hommes était encore possible.
Caravanes offertes par l’Arabie saoudite
Disposant de moins de ressources que son homologue turc, mais un peu plus volontariste que le voisin libanais, le gouvernement jordanien a essayé d’accompagner l’afflux des réfugiés. A la fin du mois de juillet 2012, le camp de Zaatari a vu le jour au nord du pays. A l’époque, la Jordanie comptait sur une certaine expérience avec le précédent des Palestiniens arrivés en 1948 et en 1967, ou celui des travailleurs étrangers ayant fui l’Irak durant la première guerre du Golfe (1990-1991). Cela sans oublier la vague d’exilés provoquée par les diverses phases de violence interconfessionnelle provoquées par l’invasion de l’Irak en 2003.
Très vite, les tensions entre Jordaniens et exilés syriens, mais aussi l’apparition d’une contestation sociale au sein de la population locale, ont conduit les autorités à prendre en main le dossier des réfugiés. Le terme « camp » a fait son apparition et a désigné de nombreux rassemblements de tentes ou de caravanes. Officiellement, il en existe six, répartis dans les principales villes du Nord, mais d’autres campements font régulièrement leur apparition, notamment dans le centre du pays, avant d’être démantelés. En pratique, le gouvernement jordanien n’a opéré des réquisitions de terrains que pour construire les camps de Zaatari (2012) et d’Azraq (2014), destinés à accueillir respectivement 120 000 et 130 000 personnes. Le financement de ces installations et de leur fonctionnement, évalué à 2 milliards de dollars depuis 2012, provient à 90 % de contributeurs extérieurs, dont les monarchies du Golfe (lire « Dans le Golfe, l’argent plutôt que l’accueil »).
Sur le plan pratique, le HCR assure la prise en charge administrative du recensement et de la distribution des services, tout en bénéficiant de l’expertise de l’Office de secours et de travaux des Nations unies (Unrwa) (4). De façon générale, l’ONU estime que le coût global de l’accueil des réfugiés syriens atteindra 3 milliards de dollars en 2015. Un montant important quand on sait que le royaume n’a reçu en 2014 que 854 millions de dollars, soit 38 % seulement des 2,3 milliards de dollars qu’il a dû dépenser.
Bien moins desservis en infrastructures que les camps turcs, Zaatari et Azraq deviennent peu à peu des villes. Des caravanes puis des constructions modulaires, offertes par l’Arabie saoudite, remplacent les tentes. On plante des arbres et on baptise les allées de noms bucoliques : Jasmin, Jujube, etc. Le long de la rue principale du camp de Zaatari s’alignent des commerces et des ateliers de tout genre. Beaucoup circulent grâce aux bicyclettes offertes par la ville d’Amsterdam. Les Emirats arabes unis financent en partie des travaux d’infrastructure comme l’adduction d’eau ou la mise en place d’un réseau d’égouts. Malgré ces efforts, les deux camps construits en plein désert ne sont guère accueillants, leur population serait passée de 156 000 en mars 2013 à 79 000 en août dernier, soit un tiers des capacités d’accueil. Les réfugiés n’ont qu’une obsession : rejoindre les villes, notamment Amman, et s’y fondre. Le paysage urbain et social, notamment au nord de la Jordanie, en est affecté. Connus pour leur savoir-faire artisanal, culinaire et commercial, les Syriens louent leurs compétences. Des ateliers de ferronnerie ou de menuiserie, des restaurants et des magasins de gros s’ouvrent un peu partout. L’industrie du bâtiment bénéficie de la demande en logements destinés aux réfugiés les plus nantis, tandis que des hommes d’affaires syriens investissent dans la zone industrielle Al-Hassan en privilégiant des secteurs tels que l’agroalimentaire. A Amman, les enseignes damascènes les plus prestigieuses de confiserie, à l’image de Bakdash, le fameux glacier fondé en 1885, ont fait leur apparition et certains cafés comptent une clientèle essentiellement syrienne, qui reprend peu ou prou ses anciennes habitudes.
Prétendue menace pour l’identité nationale
Avec le flux incessant des nouvelles arrivées, les Syriens, dont le savoir-vivre citadin servait de modèle à la petite-bourgeoisie jordanienne, deviennent des invités encombrants, et on assiste à un durcissement des autorités. Le contrôle aux frontières a été renforcé et les personnes entrées illégalement peuvent même être remises aux autorités syriennes, quel que soit le risque encouru. Il faut savoir que la Jordanie tout comme le Liban ne sont pas signataires des conventions de Genève et ne s’estiment donc pas tenus de respecter la clause du devoir de protection.
Comme au Liban ou en Turquie, les réfugiés sont aussi les otages d’enjeux de politique intérieure. Celle qui se définit comme « l’opposition de gauche », se revendiquant progressiste et anti-impérialiste, accuse les réfugiés de menacer à la fois l’identité nationale et la sécurité de la Jordanie, comme on peut le lire dans des journaux proches du régime de Damas : « La plupart des réfugiés syriens à l’extérieur de leur pays font partie des catégories sociales incapables de s’adapter et au pluralisme et au mode de civilisation propre à la Syrie. Donc leur perte ne peut être considérée comme une hémorragie démographique (5). » Cooptées par le régime lors des élections législatives puis municipales de 2013 (6) afin de juguler les contestations populaires et d’affaiblir le mouvement des Frères musulmans, ces voix xénophobes sont devenues plus audibles et les méfiances croissent au fur et à mesure du succès des djihadistes sur le terrain. Quant au gouvernement, il met en avant la situation exceptionnelle créée par l’afflux de réfugiés pour justifier la lenteur des réformes promises en 2011 dans la foulée du « printemps arabe ».
L’exode syrien a dépassé par son ampleur l’exode palestinien de 1948, et l’on peut s’interroger sur la lame de fond à l’œuvre avec de telles dynamiques de population. La résilience des sociétés d’accueil, leur capacité à résorber des situations a priori catastrophiques, est tout à fait remarquable. Toutefois, le devenir à moyen terme des frontières nationales, brouillées tant par les flux de réfugiés que par les circulations de groupes combattants reste incertain. Quant à la posture proactive et au volontarisme politique de la Turquie, ils contrastent avec l’indigence des réponses libanaise et jordanienne, alors que les deux sociétés ont, avec la Syrie, une même matrice linguistique et culturelle.
Hana Jaber – Chercheuse associée à la chaire Histoire contemporaine du monde arabe, Collège de France. Le monde diplomatique – Source
- « 2015 UNHCR country operations profile. Syrian Arab Republic».
- Lire Akram Belkaïd, « L’emballement guerrier du président turc», Le Monde diplomatique, septembre 2015.
- Faute de quorum à l’Assemblée et de majorité claire pour M. Samir Geagea, le chef des Forces libanaises soutenu par l’Alliance du 14-Mars du sunnite Saad Hariri, ou son rival Michel Aoun, du Mouvement patriotique libre allié au Hezbollah chiite.
- Créé en 1948, cet organisme de l’ONU aide les réfugiés palestiniens du Proche-Orient.
- Al-Akhbar, 11 septembre 2014. Devant le tollé, le journal a dû présenter ses excuses pour avoir autorisé la publication de cette tribune.
- « Jordan : protests, opposition politics and the Syrian crisis», Arab Reform Initiative, juillet 2014.