Syrie. Que veut la Russie ?

(…)  L’escalade militaire en Syrie peut-elle provoquer une déflagration générale, voire un conflit mondial ?

Laurent Fabius a été le premier à lancer l’avertissement, lundi 5 octobre, signe du désarroi total et de l’inquiétude de l’Occident face à l’intervention militaire russe en Syrie. (…)

Gravité et confusion : les deux mots peuvent (…) résumer la réunion de l’Otan qui s’est tenue jeudi 8 octobre à Bruxelles. (…)  « La Russie rend encore plus dangereuse une situation déjà très grave », a renchéri le ministre britannique Michael Fallon, qui a évoqué le possible envoi de militaires britanniques en Turquie…

Dix-huit mois après la prise de contrôle de la Crimée, au terme d’une opération militaire éclair, le Kremlin a réussi un nouveau coup de maître : prendre de court toutes les puissances impliquées dans le conflit syrien en déclenchant une intervention militaire dont il s’avère qu’elle a été préparée de longue date. Vladimir Poutine s’est réinstallé au centre d’un grand jeu diplomatique dont il avait été marginalisé ces derniers mois. Quoi qu’en disent ses critiques, le président russe reprend l’avantage et impose son propre agenda.

La colère des Américains, des Turcs et de plusieurs pays du Golfe, le désarroi de la France et des autres Européens suffisent amplement à le démontrer. L’intervention militaire de Moscou marque un basculement, après plus de quatre années d’une guerre qui a fait plus de 250 000 morts et qui a poussé à l’exil ou déplacé près de la moitié de la population syrienne.

Un basculement vers quoi ?

Nul ne peut prétendre le savoir à ce stade, tant la situation est délétère. Pour la première fois depuis les guerres d’Indochine ou d’Afghanistan, deux coalitions militaires internationales se défient sur le territoire d’un même pays.

  • D’un côté, celle menée par les États-Unis et qui revendique le soutien d’une soixantaine de pays, même si dans les faits, une demi-douzaine d’États participent aux opérations.
  • De l’autre, cette nouvelle coalition annoncée par Vladimir Poutine à la tribune de l’assemblée générale de l’ONU il y a trois semaines, et qui fédère la Russie, l’Iran et le pouvoir de Bachar al-Assad, avec le soutien de l’Irak et de l’Égypte.

Le ciel syrien est ainsi devenu un champ de bataille parcouru par de multiples belligérants : avions de chasse russes, syriens, américains, français, israéliens, britanniques ; et depuis mercredi, des missiles de croisière russes tirés depuis la mer Caspienne…

Officiellement, des échanges partiels d’informations entre les puissances visent à éviter des incidents. Mais quelle nouvelle escalade provoquerait la destruction « par accident » d’un de ces avions ?

À ceux qui minimisent ce risque, le scandaleux bombardement « par erreur » de l’hôpital de Médecins sans frontières à Kunduz (Afghanistan) par l’aviation américaine vient rappeler que les « frappes chirurgicales » ne sont qu’un mythe.

Tous les éléments sont ainsi en place pour une escalade militaire incontrôlée, qui pourrait conduire à une déflagration dans tout le Moyen-Orient.

Appuyé par une diplomatie russe qui connaît parfaitement cette région et a su démontrer son efficacité, Vladimir Poutine a fait le choix d’accélérer en toute connaissance de cause, convaincu que le moment était venu d’enfermer dans un piège la coalition américaine pour imposer une solution politique intégrant ses conditions.

Mais il ne s’agit là que d’une des nombreuses raisons de cette intervention militaire inédite. Elles sont au moins au nombre de quatre.

         1.- Une démonstration militaire au nez et à la barbe de l’Otan et des États-Unis La puissance militaire russe est de retour. La démonstration avait été en partie faite avec la guerre en Géorgie, en 2008, puis la Crimée et la guerre dans l’est de l’Ukraine depuis 2014. L’armée russe, cette force en lambeaux des années 1990, a été profondément restructurée, modernisée et professionnalisée dans la foulée de la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2003). Cette fois, Moscou fait la démonstration qu’il est capable de projeter une force d’intervention importante à des milliers de kilomètres de son territoire.

La base de Lattaquié, sur la côte syrienne, qui est avec le port voisin de Tartous la seule base militaire russe en Méditerranée, a été entièrement refaite. Elle accueille plusieurs milliers d’hommes, 38 avions de chasse Sukhoï, une dizaine d’hélicoptères de combat et des armements dernier cri, missiles et bombes guidés par laser. Les flux logistiques d’approvisionnement proviennent de Sébastopol, le grand port militaire russe en Crimée, et de Mozdok, énorme base militaire en Ossétie du Nord et point d’appui de l’armée russe pour tout le Caucase.

La nouveauté est la coordination mise en place avec deux groupes de navires de guerre, le premier déployé en mer Noire, le second en mer Caspienne : ce sont ces derniers navires qui ont tiré les vingt-six missiles de croisière, mercredi. L’enjeu était moins l’importance des cibles que la démonstration faite à l’Otan que la Russie était en mesure, avec l’accord de l’Iran et de l’Irak, de tirer des missiles d’une portée de plusieurs centaines de kilomètres.

L’affront fait à l’Otan Il ne faut pas négliger l’impact de cette démonstration militaire en Russie même. D’abord auprès de l’armée et du complexe militaro-industriel dont la fierté est ainsi rétablie. Ensuite auprès de l’opinion, abreuvée d’images télévisées qui reprennent jusqu’à la caricature tous les codes dont a massivement usé et abusé l’armée américaine lors de la première guerre du Golfe, puis lors de l’invasion de l’Irak. À son tour, l’armée a ses journalistes « embedded », chargés de glorifier la parfaite et redoutable organisation militaire russe.

Deux exemples ci-dessous de reportages de Russia Today, la chaîne officielle d’informations internationales.

Le premier est une visite guidée de la base de Lattaquié.

« Quand la Russie a eu ce bout de terrain, il n’y avait rien, rien, pas même d’asphalte. Tout a été fait très vite… », raconte le journaliste

L’engagement russe peut-il bouleverser l’équilibre des forces sur le terrain ?

Les avions Sukhoï sont en capacité d’effectuer 20 à 40 sorties par jour. Le chiffre d’environ deux cents interventions aériennes est avancé pour les dix premiers jours d’opérations, soit presque rien par rapport aux plus de sept mille vols réalisés depuis un an par la coalition américaine. Mais à en croire Moscou, mais aussi Damas, tout serait différent cette fois, l’aviation russe intervenant de manière coordonnée avec les forces au sol de l’armée syrienne et lui apportant ainsi une puissance décisive. C’est ce qu’a expliqué, jeudi, l’un des principaux généraux syriens, encore fidèle à Bachar al-Assad : « Avec les bombardements russes qui ont réduit les capacités de combat de Daech et d’autres groupes terroristes, notre armée a pu conserver l’initiative, a ainsi expliqué le général Ali Ayoub dans une rare intervention télévisée.Aujourd’hui, nous avons ainsi lancé une attaque de grande ampleur pour éliminer les groupes terroristes. »

Porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova ne disait pas autre chose le 6 octobre, lors d’une conférence de presse à Moscou : « Ce qui est très important, c’est que nous coordonnons notre action avec l’armée syrienne. C’est un point fondamental. Vous ne pouvez pas combattre l’État islamique sans coordonner vos efforts avec ceux qui le combattent au sol. Et en Syrie, c’est l’armée syrienne qui le combat. C’est pour avoir refusé cette coordination que l’intervention de la coalition [américaine] est inefficace. »

Les frappes russes s’étant concentrées ces premiers jours dans le nord-ouest de la Syrie, entre Alep et Homs, là où l’armée de Bachar al-Assad est la plus menacée, elles permettent au régime syrien de retrouver des marges de manœuvre et d’éviter de nouvelles défaites et pertes de territoire.

Moscou prend ainsi sa revanche contre l’hyperpuissance militaire américaine et met l’Otan face à ses contradictions et à son impuissance. Impuissance vérifiée, puisque l’Otan n’a su ni prévenir ni sanctionner l’incursion d’avions de chasse russes dans l’espace aérien turc en milieu de semaine, pas plus qu’elle ne sait comment répondre à l’intervention en Syrie. Cette réaffirmation de la puissance militaire russe est pour Vladimir Poutine une première et grande victoire, tant l’Otan et ses projets d’expansion sont au cœur de la crise avec l’Europe et les États-Unis. « En effet, je n’ai jamais connu de relations avec les États-Unis aussi mauvaises, a récemment expliqué Serguei Karaganov, analyste influent à Moscou de la politique étrangère russe, et la raison numéro 1, c’est la stratégie d’expansion de l’Otan qui menace les intérêts vitaux et la sécurité de la Russie. »

2.- Construire une coalition alternative à la puissance américaine Ce retour militaire de la Russie s’accompagne d’un projet politique plus vaste. Vladimir Poutine l’a exposé devant l’assemblée générale des Nations unies le 28 septembre, dans un discours s’en prenant frontalement aux États-Unis mais aussi à ces Européens ayant déclenché, entre autres, la guerre en Libye et le renversement de Kadhafi, après le désastre afghan et irakien.

« L’intervention extérieure agressive a entraîné, au lieu de réformes, la destruction pure et simple des institutions étatiques et du mode de vie lui-même. En lieu et place du triomphe de la démocratie et du progrès règnent la violence, la misère et les catastrophes sociales, tandis que les droits de l’homme, y compris le droit à la vie, ne sont appliqués nulle part. J’aimerais demander aux responsables de cette situation : « Avez-vous au moins conscience de ce que vous avez fait ? » Mais je crains que cette question ne reste en suspens », a déclaré Vladimir Poutine.

Bachar al-Assad « seul légitime »

Répétant son soutien au régime syrien, « seul légitime », et à Bachar al-Assad, accusant l’« opposition dite modérée » syrienne de n’être qu’un faux nez de l’État islamique et des groupes terroristes, le président russe met depuis en scène une coalition alternative. C’est l’accord étroit passé avec l’Iran, depuis la visite à Moscou au mois de juillet du général Soleimani, commandant de la force d’élite Al-Qods.

C’est l’accord conclu il y a trois semaines, et à la grande surprise des États-Unis, avec l’Iran, l’Irak et Damas sur la création d’un centre de renseignement commun basé à Bagdad. Et c’est aussi une coordination étroite avec les Israéliens, en termes d’échange d’informations, pour éviter tout incident entre avions russes et avions israéliens, coordination décidée lors d’une récente visite de Benyamin Netanyahou à Moscou.

Que la Russie apparaisse capable de construire une coalition – même a minima – et d’avoir le soutien d’un pays comme l’Égypte, dont le régime est par ailleurs sous perfusion financière de l’Arabie saoudite et des États-Unis, est un événement tout à fait inédit, en particulier au Moyen-Orient, jusqu’alors chasse gardée américaine. C’est une seconde victoire pour Vladimir Poutine.

3.- Sauver le régime d’Assad et les intérêts russes dans la région Troisième raison de cette intervention : le soutien à Assad mais, au-delà, le renforcement des intérêts russes dans la région avec, au passage, une alliance renouvelée avec l’Iran. C’était une constante de la diplomatie soviétique et cette constante demeure dans la diplomatie russe et chez Vladimir Poutine : les régimes en place sont légitimes, et peu importent les révoltes populaires, peu importent les dictatures sanglantes au pouvoir. Obsédé par les révolutions dites de couleur (Ukraine, Géorgie, Kirghizistan) qui ont renversé dans les années 2000 les régimes autoritaires des ex-satellites soviétiques, redoutant que de tels événements ne se rééditent en Asie centrale (zone d’influence russe), voire à Moscou (les manifestations de 2011), Vladimir Poutine n’a jamais caché son hostilité face au Printemps arabe, vu comme des manifestations populaires largement manipulées par les États-Unis et l’Europe. « L’exportation de ce qu’on appelle désormais les révolutions « démocratiques » se poursuit », a-t-il dénoncé devant l’ONU, tout en insistant sur la légitimité du régime syrien : « Il y a ce qu’on appelle la légitimité des autorités étatiques. Nous ne pouvons pas jouer sur les mots à des fins de manipulation. Nous sommes tous différents et nous devons le respecter. »

C’est l’argumentaire asséné sans relâche par le pouvoir russe, argumentaire ainsi résumé par Maria Zakharova, porte-parole du ministère des affaires étrangères : « Nous avons vu ce qui s’est passé en Libye. Nous avons vu le colonel Kadhafi d’abord démonisé puis éliminé, et nous avons vu le résultat. Si je vous propose les deux scénarios suivants, lequel choisissez-vous ? Renverser un dirigeant qui n’était certainement pas un ange ou préserver un pays et un peuple, empêcher un État de devenir un trou noir du terrorisme ? Je suis sûre que vous choisirez la deuxième option. »

Oubliés, donc, les crimes de guerre du régime syrien, l’utilisation d’armes chimiques à l’été 2013, les barils d’explosifs lancés sur les populations civiles, les tortures et éliminations systématiques, le martyre du peuple syrien. Vladimir Poutine ayant lui-même été accusé des crimes de guerre commis par l’armée russe lors de la deuxième guerre de Tchétchénie (70 000 morts), le régime Assad est défendu comme seul interlocuteur possible et l’opposition syrienne renvoyée en bloc dans le camp des « terroristes islamistes » que domine Daech.

Dès lors, les frappes aériennes russes n’ont pas à être ciblées exclusivement sur l’État islamique. Et c’est ce qui se produit depuis dix jours : l’aviation de Moscou intervient en appui et soutien de l’armée d’Assad contre tous les groupes rebelles. Mais ensuite ? Pour avoir annoncé que son intervention durerait « trois à quatre mois », Moscou plaide déjà pour un scénario politique incluant Bachar al-Assad ou à tout le moins des piliers du régime actuel. « En fait, la Russie s’engage dans une guerre longue et sans issue », écrit l’analyste militaire russe Alexander Golts, qui ne voit aucun gain politique possible mais, au contraire, un isolement croissant du Kremlin.

Ce sera tout l’enjeu des semaines à venir. En bouleversant la donne militaire et diplomatique, Vladimir Poutine entend ouvrir un nouveau cycle, qui lui serait plus favorable. Rien ne dit à ce stade que les pays arabes, la Turquie, les États-Unis et l’Europe le suivent dans une nouvelle négociation aux paramètres bouleversés. Comme en Ukraine et en Crimée, les gains enregistrés ne signifient nullement une sortie de crise.

4.- Le retour de la fièvre nationaliste à Moscou Mais une sortie de crise importe-t-elle aujourd’hui au Kremlin ?

Fort des premières victoires engrangées, la guerre syrienne offre au président russe une nouvelle occasion de relancer la propagande nationaliste à Moscou. Chaînes de télévision en tête, tous les grands médias – tous dans les mains du pouvoir – organisent une fois de plus la mobilisation patriotique et le soutien à la « guerre totale contre le terrorisme ». Comme l’Amérique de Bush en 2003, la Russie de 2015 est écrasée par la solidarité guerrière. « Après l’Ukraine, la Syrie… le Kremlin continue à imposer l’agenda guerrier et international pour mieux occulter l’agenda intérieur », note l’ancien député libéral Vladimir Rijkov. Huit mois après l’assassinat sur un pont du Kremlin du principal opposant au régime, Boris Nemtsov, et alors que les sanctions européennes et l’effondrement du prix du pétrole et des matières premières handicapent lourdement l’économie russe, Vladimir Poutine aurait trouvé un nouveau dérivatif.

Dès le déclenchement des opérations, Ramzan Kadyrov, propulsé président de la Tchétchénie par Poutine, a demandé à ce que ses troupes spéciales aillent se battre en Syrie, faisant valoir ses états de service dans l’écrasement sanglant de la rébellion tchétchène. « Nous les connaissons parce que nous les avons détruits ici, nous nous sommes battus contre eux. Et ils nous connaissent aussi. Dès que les terroristes en Syrie auront compris que les soldats s’acheminent vers eux, ils se retireront vite », a-t-il promis.

De même, des groupes nationalistes russes et des combattants séparatistes dans l’est de l’Ukraine ont annoncé leur envie d’aller aider la « Mère Patrie » en Syrie. Comme au printemps 2014, comme lors de la célébration du 9 mai et des soixante-dix ans de la victoire sur le nazisme, la Russie vit ainsi à l’heure de la guerre.

C’est aussi un moyen de faire oublier cet autre événement passé inaperçu et tu, dans les télévisions russes. Une manifestation de près de dix mille opposants, dimanche 20 septembre à Moscou, aux cris de « Liberté, liberté ! ». Une manifestation d’une ampleur inconnue depuis la marche funèbre à la mémoire de Boris Nemtsov et les grands cortèges de 2011.

Bonnet François, Médiapart (extrait) – SOURCE