L’histoire d’un déshonneur

Il a fallu un historien américain pour dire la vérité sur la France de Vichy. Robert Paxton a prouvé, détaillé l’abjection de l’État français dirigé par Pétain. Entretien à l’occasion de l’édition complétée de « Vichy et les Juifs ».

  • « Vichy et les Juifs » est initialement paru en 1981, huit ans après « la France de Vichy ». Que contient cette nouvelle édition ?

Les conclusions, évidemment, sont les mêmes : l’attitude du gouvernement de Vichy envers les juifs n’a pas été dictée par les autorités allemandes. Mais, en trente-quatre ans, les archives se sont ouvertes, et les recherches se sont approfondies. Les historiens ont épluché tous les documents de la fonction publique, de l’armée, des professions, et nous avons travaillé sur le détail des mesures antisémites, leur origine, leur application, le rôle des Allemands…

  • Pouvez-vous préciser ?

D’abord, nous avons constaté que les hauts fonctionnaires français ont appliqué ces mesures ; parfois sans gaieté de cœur, mais elles ont été appliquées. L’État devait être maintenu, il fallait éviter le chaos à tout prix, c’était l’objectif principal. Cette idée était une hypothèse dans la première version du livre, elle est maintenant étayée. Ensuite, nous comprenons un peu mieux la politique allemande… En ce qui concerne Pétain, de nouveaux documents sont apparus, notamment le texte relatif au statut des juifs annoté de la main du Maréchal, fin septembre 1940.

  • Ces annotations aggravaient le texte répressif, n’est-ce pas ?

Oui. Elles interdisaient aux juifs les emplois dans l’enseignement et la justice, et ne faisaient aucune distinction entre les juifs français et les juifs étrangers, contrairement à ce qui a été dit. Mais… Mais…

  • Mais ce document est-il authentique ?

Personne n’a eu l’idée d’expertiser le papier ou l’encre. Je ne pense pas nécessairement que ce soit un faux, mais c’est étrange : un maréchal de France n’annote pas un papier, il laisse cette tâche à son état-major. Nous n’avons pas d’autre document annoté ainsi. Cela dit, il est hors de doute que le maréchal Pétain est entouré de personnages antisémites. Il a signé un manifeste de protestation après la nuit de Cristal, mais, au fond, il pense qu’il faut éliminer les juifs du tissu national.

  • Comment expliquer que la France de Vichy ait pris des mesures antisémites avant même que les Allemands ne le demandent ?

Deux choses ont préparé le terrain.

Premièrement, la victoire du Front populaire : le régime de Vichy est ouvertement, explicitement opposé à tout ce que représente le Front populaire. Léon Blum, juif, socialiste, est l’ennemi.

Deuxièmement, il y a eu la crise des réfugiés : en 1933, puis en 1938, des dizaines de milliers de juifs sont arrivés en France, y cherchant refuge car la France avait la réputation d’être le pays des droits de l’homme, etc.

Mais ces immigrés sont arrivés à un très mauvais moment : chômage, déclin national… On les a accusés d’être une menace pour la France, et de provoquer une guerre avec l’Allemagne. De plus, ils prenaient les emplois des « bons Français ». Là-dessus, comble de malheur, arrivent 470 000 réfugiés espagnols. La France est submergée de réfugiés. La question se pose, alors, de les renvoyer ailleurs.

  • Oui, mais pourquoi s’en prendre spécifiquement aux juifs ?

Il y a un fonds antisémite, en France. A droite et parfois ailleurs, on répète que les juifs occupent les centres de pouvoir, et qu’il faut les écarter. La motivation antisémite est d’ordre intérieur, avant tout. C’est une réaction contre l’idéologie du Front populaire, par rapport au « rôle démesuré » des juifs dans la vie intellectuelle française, dans le cinéma français, dans la banque, dans la politique, l’économie, etc.

  • C’est donc un courant puissant, dans la droite ?

En effet. Il y a les zélateurs de Maurras, l’Action française, qui représentent un mouvement déjà ancien. De nouvelles troupes viennent se joindre à eux, avec des jeunes : Robert Brasillach, les mouvements fascistes… Ils répandent l’idée que si les choses vont mal en France, c’est à cause des juifs. En gros, l’antisémitisme gagne un second souffle avec l’arrivée du Front populaire.

  • Si les Allemands n’avaient pas pris de mesures antisémites, la France aurait quand même adopté des dispositions semblables ?

Si les Allemands n’avaient pas envahi la France, la IIIe République existerait toujours. Quand elle a disparu, il s’est créé un vide politique. L’antisémitisme qui existait en France a profité de cet appel d’air. Dès que les hommes de gauche ont été incapables de se maintenir au pouvoir, les gens de droite, profitant de la démoralisation générale, sont entrés en force. Indépendamment des Allemands. Ceux-ci ne se sont pas beaucoup intéressés, au début, à la situation des juifs dans la zone sud. Leur idée, en 1940, c’est d’expulser leurs juifs, les juifs allemands, en France, pas encore de les éliminer.

  • Donc, les nazis ne souhaitent pas en 1940 que la zone sud devienne hostile aux juifs, bien au contraire !

En 1942, quand les nazis adoptent une politique d’extermination, la situation change… Au printemps 1942, les Allemands commencent à déporter les juifs de l’Europe occidentale « à l’est ». Vichy a toujours voulu persuader les Allemands de reprendre leurs juifs ! En mai 1942, le chef de la police, René Bousquet lui-même, prend les devants et propose la livraison de dix mille juifs étrangers de la zone non occupée, et c’est accepté, à la grande satisfaction de Vichy ! Les juifs qui sont ainsi livrés repartent vers l’est – donc à Auschwitz – avec l’appui enthousiaste des autorités françaises. Celles-ci sont trop heureuses de se débarrasser de cette population encombrante.

  • Vous avez été la cible de critiques, notamment au nom de l’idée que Vichy aurait été un bouclier pour les juifs. Cette opinion a-t-elle toujours cours ?

Je crois qu’elle est toujours aussi vive. Elle s’exprime, sous une apparence scientifique, dans un livre comme « Vichy et la Shoah », d’Alain Michel, paru en 2012. L’auteur prétend que Vichy a essayé dès le début de sauver les juifs français, à la différence des juifs étrangers. Cet argumentaire a été repris par Eric Zemmour. Or c’est une idée fausse, qui revient toujours, malgré les documents.

C’est seulement à partir de 1942 que Vichy, soucieux de paraître souverain, fait quelques efforts peu efficaces pour freiner le départ de ses propres citoyens. Il est difficile d’accepter une partie de l’histoire de France, peu honorable, pour ces gens. Dans tous les pays, on cherche à compenser : ainsi, il y a des gens, aux Etats-Unis, pour affirmer que la guerre du Vietnam n’a pas été aussi détestable qu’on le dit, que l’esclavage avait aussi de bons côtés, etc. Finalement, l’antisémitisme français et l’antisémitisme nazi se sont conjugués…

  • Vichy avait une certaine latitude.

Les pressions allemandes doivent être étudiées avec beaucoup de soin, dans le détail et dans leur évolution. Car les moyens allemands sont toujours limités. L’idée de Hitler, c’était de faire fonctionner l’Occupation avec un minimum de ressources allemandes. Tout devait être subordonné à la préparation de l’invasion de l’Angleterre. Cela a été expliqué de façon très claire par Hitler lui-même, dans un entretien avec Mussolini, le 18 juin 1940. Ce dernier, qui venait de déclarer la guerre huit jours auparavant, voulait annexer immédiatement les Alpes, la Tunisie. Mais le Führer l’a arrêté net : « Le gouvernement français risque alors de s’établir à l’étranger, ce serait mauvais pour nous. »

  • La solution la plus économe était d’obliger les Français à s’administrer eux-mêmes.

Hitler avait alors besoin de toutes ses ressources pour l’invasion de l’Angleterre. Alors qu’il pensait au départ que la guerre serait courte, il s’aperçut en 1941 qu’elle allait être longue, notamment en Union soviétique. Il s’éveilla alors à une vérité accablante : la guerre d’usure. Donc, pour conserver des forces, il fallait faire accomplir le travail par d’autres. Vers la fin, les troupes d’occupation étaient souvent ukrainiennes, géorgiennes, lituaniennes et d’autres encore. Il y a même eu une unité hindoue à Bordeaux ! Les Waffen-SS parviennent à recruter des hindous parmi les prisonniers de guerre, disciples du chef indépendantiste Subhas Chandra Bose !

Le principe de base, qu’on retrouve dans toutes les archives, c’est de faire marcher la France, le pays le plus riche de tous ceux qui ont été conquis, avec un minimum de ressources allemandes. Le général SS Obergruppenführer Werner Best, nazi de conviction, nommé à Paris chef de l’administration du commandement militaire, a analysé la situation, de façon très précise, et a démontré, chiffres à l’appui, qu’il pouvait faire tourner la machine France avec moins d’Allemands que tout autre pays occupé. Vous citez le chiffre de 30 000 à 40 000 hommes de troupe pour la France occupée, ce qui est très peu.

  • Certains historiens vous accusent de sous-estimer leur nombre, qu’ils portent à 200.000.

Mes contradicteurs ont additionné toutes les unités qu’ils ont pu identifier sur le sol français. Mais ils ne tiennent pas compte des allers et retours, et des départs. Avec l’historien allemand Peter Lieb, nous avons épluché les archives allemandes, pensant que le haut commandement allemand connaissait mieux que quiconque le nombre de troupes à sa disposition à un moment donné. Il y avait ainsi deux groupes : une force de défense, tournée vers la mer, et les forces de l’ordre, chargées de l’intérieur. Les forces du littoral ont interdiction de partir à la chasse aux résistants, car elles se détourneraient ainsi de leur mission principale et gaspilleraient de l’essence.

A l’approche du débarquement, les Allemands ont fixé des troupes sur une sorte de ligne Maginot le long des côtes et ont affecté des forces mobiles et lourdement armées de 30.000 à 40.000 hommes à la bataille contre la Résistance, dans le Massif central et dans les Alpes. Ils ont ainsi réussi à tenir les axes principaux de la France intérieure, avec des moyens puissants mais limités.

  • Entre 1940 et 1942, quelle est la première préoccupation des Allemands ?

Il y en a deux : la sécurité de leurs troupes et la contribution massive de l’économie française à l’effort de guerre allemand.

  • Avec de si petits effectifs, l’Occupation aurait été quasi impossible – ou plus coûteuse – si l’Etat français n’avait pas collaboré ?

La collaboration est indispensable. Les Allemands n’ont pas le personnel pour mettre en place la spoliation économique. Ainsi, le programme d’aryanisation laisse le plus grand nombre d’entreprises françaises entre des mains françaises, par manque de personnel. Ils laissent aux Français le soin de travailler pour l’Allemagne. Donc, nous sommes là dans une France non seulement consentante, mais volontaire pour aider les nazis…

  • Il y a convergence entre les deux pays. La France veut montrer au monde qu’elle reste souveraine, et que l’administration est aux mains des Français. Ce qui correspond aux intérêts nazis. Dans ce cas, pourquoi conserver Vichy après l’occupation totale en novembre 1942 ?

C’est un régime fantoche… Pour maintenir la fiction, et continuer à faire administrer la France par des Français ; le charbon est toujours expédié en Allemagne, par exemple. Les industriels français sont au service des nazis. Les usines Renault réparent les chars, les avions français sont fabriqués pour la Luftwaffe, tout fonctionne. L’anticommunisme aussi joue son rôle d’idéologie de remplacement, à cette date. Jusqu’alors, l’idée politique était de conserver un rôle dans le concert des nations. Après 1942, ce n’était plus crédible. Donc, on a trouvé ce rôle de bouclier contre les hordes menaçantes de l’Est. Les Russes allaient envahir l’Europe, et il fallait les en empêcher en collaborant avec les nazis.

  • Dans vos recherches, quel est l’élément qui vous a le plus surpris ?

Cette découverte que les gens qui ont été les plus efficaces pour la collaboration avec les Allemands, ce ne sont pas les idéologues antisémites des années 1930, mais les fonctionnaires républicains qui ont cherché à maintenir l’Etat coûte que coûte, les Bousquet et compagnie.

  • L’étude de cette période barbare ne vous conduit-elle pas à un certain pessimisme ?

Je ne peux pas dire que la nature humaine m’inspire une confiance totale, désormais.

Source l’Obs –