«Plus de libertés, de protection, d’accessibilité pour les utilisateurs» : c’est en ces termes ambitieux que la secrétaire d’Etat chargée du Numérique, Axelle Lemaire, présentait ce week-end dans Libération le projet de loi «sur la République numérique» dont elle a lancé, avec Manuel Valls, la phase de consultation publique samedi matin à Matignon.
Pendant trois semaines, le texte est en effet proposé à l’enrichissement par les internautes – une première en France. Nul ne sait ce qui en ressortira, mais la démarche mérite en tout cas d’être suivie de près. Attendu depuis longtemps, et appuyé sur un long travail de concertation, le projet de loi balaie effectivement large. Il entend à la fois accélérer l’ouverture et la circulation des données publiques, et donner aux utilisateurs une plus grande maîtrise de leurs données personnelles, en créant de nouvelles obligations pour les services en ligne. Il définit la «neutralité de l’Internet», autrement dit un principe de non-discrimination dans le traitement du trafic, et promeut l’accès au réseau, via le maintien de la connexion pour les foyers les plus fragiles, comme c’est déjà le cas pour l’eau, l’énergie ou le téléphone. Il introduit aussi la notion de «domaine commun informationnel», ce qui n’a pas été sans débats.
Après la phase actuelle de consultation et de «co-construction», le texte pourrait être adopté à l’automne en Conseil des ministres, et arriver à l’Assemblée nationale début 2016. Libération décrypte ses mesures les plus emblématiques, et ce qu’elles pourraient changer, à l’avenir, pour chacun de nous.
La plateforme de consultation en ligne : une loi dont vous êtes le héros
Conçue par la start-up Cap Collectif, la plateforme de consultation en ligne présente le projet de loi «pour la République numérique» article par article, et propose plusieurs niveaux d’interaction. A minima, les internautes cliquent pour dire si la rédaction permet (ou pas) «d’atteindre les objectifs» proposés. Ils peuvent aussi proposer des arguments «pour» ou «contre» ou soumettre de nouveaux articles et des amendements (ouverts aux votes et aux commentaires aussi). Pour attirer l’attention du gouvernement – qui s’est engagé à répondre aux vingt nouveaux articles et aux soixante amendements les plus « likés » -, chacun peut partager sa contribution sur les réseaux sociaux. La transparence étant de mise, les contenus ne sont modérés qu’a posteriori. Ceux qui sont illégaux (incitation à la haine, diffamation…) seront supprimés. Pour le reste, il y aura un tri, et ce qui est «hors sujet» atterrira dans un «dispositif de «corbeille» ouverte», et sera donc toujours visible des internautes. Ce qui, à défaut de garantir que l’exécutif tiendra compte des propositions de la «multitude», assure la traçabilité du dispositif de «co-construction».
Amaelle Guiton.
Généraliser l’accès au réseau : un bien de première nécessité
Renforcer l’accès des «publics fragiles» au numérique est, assez logiquement, l’un des objectifs les plus mis en avant par le gouvernement. De ce côté-là, le projet de loi prévoit que les administrations et les grandes entreprises soient tenues de proposer aux déficients auditifs une traduction «visuelle» de leurs services téléphoniques. Et les sites web des services publics devront mieux se conformer aux règles d’accessibilité, sauf à risquer une sanction pécuniaire. Surtout, la mesure phare concerne les foyers en grande difficulté financière. L’accès à Internet y est traité de la même manière que l’accès à l’eau, à l’électricité, au gaz ou au téléphone : il peut motiver l’«aide de la collectivité» prévue dans le code de l’action sociale et des familles, et il est maintenu en cas de non-paiement des factures, «jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la demande d’aide». Une mesure que le président de la Fédération française des télécoms, Yves Le Mouël, jugeait récemment dans l’Express «démagogique», au motif qu’Internet ne serait «pas indispensable au bien-être minimal»… Les Nations unies et le Conseil constitutionnel français ont pourtant fait de l’accès au réseau une composante essentielle de la liberté d’expression.
Amaelle Guiton.
La neutralité du net : contre un réseau à deux vitesses
Dans le monde rêvé de certains fournisseurs d’accès à Internet, la qualité de la connexion des internautes varierait en fonction de ce qu’ils font en ligne : YouTube signerait ainsi des accords avec les opérateurs pour que leurs clients profitent d’une connexion plus rapide. Une telle sélection par les intermédiaires techniques constitue une atteinte à la neutralité de l’Internet, à son universalité, qui consacre une égalité de traitement pour toutes les données. Le gouvernement veut donc graver dans le marbre de la loi ce principe de «traitement égal et non discriminatoire du trafic».
Ambitieux. Car les Etats membres de l’Union européenne n’ont pas réussi à se mettre d’accord pour faire figurer la terminologie dans le projet de règlement européen. En l’inscrivant dans la loi, le gouvernement «souhaite lancer le débat». «Nous marquons ainsi notre volonté d’avancer sur ce projet», a expliqué la secrétaire d’Etat au Numérique, Axelle Lemaire, samedi matin. Sur son site, le gouvernement a publié un dessin illustrant le principe : deux sprinteurs s’apprêtent à courir, l’un des deux avec une fusée dans le dos. Sans neutralité du Net, c’est un Internet à deux vitesses qui émergerait. Avec ses gagnants et ses perdants.
Pierre Alonso.
La portabilité des données : maîtriser ses contenus
Dans le jargon, on appelle ça la «portabilité des données» : à savoir la possibilité, pour un utilisateur, de récupérer ce qu’il a mis en ligne, ou de transférer des contenus d’un service à un autre. Pour l’instant c’est, en gros, au bon vouloir du service concerné – et nombre d’internautes pestent lorsqu’il s’agit de récupérer leurs albums photos.
La loi française voudrait encadrer tout ça, sans attendre que l’Europe accouche (enfin) de son règlement sur les données personnelles. Sont notamment concernés, les fournisseurs de courrier électronique, qui devront faire en sorte qu’on puisse facilement transférer ses messages et ses contacts chez la concurrence. Si l’adresse mail est liée à un abonnement à Internet, est prévue une obligation de maintenir pendant six mois un accès aux messages.
De manière générale, les fournisseurs d’un «service de communication au public en ligne» (plateforme de partage de contenus, réseau social…) devront permettre, gratuitement, à leurs utilisateurs de récupérer tous les fichiers qu’ils ont mis en ligne, mais aussi les données associées à leurs comptes. Restera, si la loi passe en l’état, à appliquer ce dispositif aux grands acteurs internationaux.
Amaelle Guiton.
L’open data : partage à tous les étages
Eté 2011 : les développeurs de l’appli CheckMyMetro énervent la RATP, qui revendique des droits d’auteur sur le plan du métro parisien et les horaires de passage des rames.
Eté 2012 : alors que CheckMyMetro s’est trouvé un plan du métro libre de droits, dessiné par les internautes, la RATP annonce qu’elle met à disposition sa carte officielle.
Eté 2016 (?) : depuis la loi Lemaire, l’ouverture des données est obligatoire pour les administrations publiques…
Et tous les développeurs d’applis vécurent heureux jusqu’à la fin des temps, réutilisant à qui mieux mieux – y compris dans un but commercial – le planning de lancement de satellites au Cnes, les résultats du bac (anonymisés) ou les espèces d’arbres des rues de Bordeaux. Concrètement, les données seraient téléchargeables dans un «standard ouvert aisément réutilisable» – tableaux au format .csv, par exemple, compatible avec tous les logiciels. Elles seraient mises à jour régulièrement. Quant aux chercheurs, ils plongeraient dans un bain paradisiaque de savoirs gratuits : le projet prévoit que les écrits scientifiques financés «pour moitié par des fonds publics» deviennent consultables sans frais après un embargo d’un à deux ans selon la discipline.
Camille Gévaudan.
La loyauté des «plateformes» : l’obligation d’être net
Que faire des «plateformes» numériques, ces acteurs du Net qui ne sont ni de simples hébergeurs, ni des éditeurs? Dans son étude 2014 sur «le numérique et les droits fondamentaux», le Conseil d’Etat préconisait la création d’une nouvelle catégorie juridique. Sont concernés moteurs de recherche, réseaux sociaux, sites de partage de contenus, comparateurs de prix… Autant d’acteurs qui pourraient bientôt être obligés de «délivrer une information loyale, claire et transparente» sur leurs conditions d’utilisation comme sur leurs modes de classement. Un débat récurrent: Google, par exemple, a été accusé par Bruxelles de mettre en avant son comparateur de prix dans les résultats de recherche.
Les sites qui publient des avis de consommateurs seront, eux aussi, tenus à la même obligation de «loyauté»: en l’espèce, ils devront préciser si les avis sont vérifiés ou pas, et si oui, comment. De quoi décourager les entreprises qui jouent les utilisateurs lambda pour se tresser des lauriers ou dézinguer la concurrence. Une question de confiance, à l’heure où de plus en plus d’internautes s’informent en ligne avant d’acheter un produit ou de mettre les pieds dans un restaurant inconnu.
Amaelle Guiton.
Le droit à l’oubli des mineurs : l’effacement à la source
Ce qu’on appelle d’ordinaire «droit à l’oubli» est souvent un simple «droit au déréférencement» – car depuis un arrêt de la Cour de justice européenne en mai 2014, tout internaute peut réclamer à Google de gommer de ses résultats de recherche, quand on tape son nom, les pages contenant des informations gênantes («non pertinentes, obsolètes ou inappropriées») le concernant. Mais le projet de loi Lemaire voudrait protéger davantage les plus jeunes, en faisant effacer à la source toutes leurs informations personnelles, s’ils le souhaitent. Lorsque l’internaute «était mineur au moment de la collecte» des données, par exemple lorsqu’il s’est inscrit à un site, il devrait obtenir un coup de gomme de la part du responsable du site «dans les meilleurs délais». Sinon, l’internaute pourrait saisir la Cnil et obtenir une réponse dans «un délai de quinze jours». Les mêmes exceptions s’appliquent que pour le droit au déréférencement des adultes : liberté d’information, archivage d’intérêt public ou à des fins scientifiques, bon déroulement de la justice… Toujours dans le domaine de la vie privée, l’article 20 prévoit que tout internaute puisse rédiger un testament numérique, et désigner une personne de confiance pour gérer ses données personnelles après sa mort.
Camille Gévaudan.
Libération – SOURCE