Enquête. Confection “Made in India” : un désastre environnemental.

Dessin Tjeerd _Vetement IndeDessin de TJEERD, Amsterdam

Beaucoup de vêtements bon marché importés en Europe et aux Etats-Unis sont fabriqués dans le gigantesque complexe industriel de Tiruppur, dans le sud de l’Inde. L’activité a des conséquences gravissimes pour la population alentour, révèle Newsweek, qui propose un décryptage exceptionnel du “made in India”.

Sur la route qui mène au gigantesque barrage d’Orathupalayam, dans le sud de l’Inde, on comprend immédiatement que quelque chose a mal tourné. A 3 kilomètres du barrage, le paysage verdoyant où se mêlent rizières, cocotiers et bananiers laisse soudain place à un panorama aride et rouge vif, parsemé de quelques broussailles. La rivière Noyyal, qui était autrefois propre et claire, est aujourd’hui écumante et verte, polluée par les rejets toxiques de l’immense industrie du textile implantée 30 kilomètres à l’ouest, à Tiruppur.

A première vue, cette capitale du textile – surnommée “Knit City” – semble illustrer parfaitement les avantages de la mondialisation pour le monde en développement. Dans l’Etat indien du Tamil Nadu, le secteur de la confection génère chaque année des milliards de dollars, emploie environ 500 000 personnes et exporte des vêtements vers l’Europe et les Etats-Unis. Si vous avez un tee-shirt Gap, Tommy Hilfiger ou Walmart avec une étiquette “made in India”, il y a de bonnes chances qu’il vienne de là.

Les contribuables américains ont joué un rôle clé dans la transformation de Tiruppur en puissance manufacturière. En 2002, l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (Usaid) a accordé un prêt de 25 millions de dollars [environ 21 millions d’euros] au gouvernement du Tamil Nadu et à un organisme local du secteur textile, l’Association des exportateurs de Tiruppur, pour financer un nouveau système d’approvisionnement en eau. Cette initiative a entraîné toute une série d’investissements et un consortium a fini par collecter 220 millions de dollars supplémentaires. En 2006, le consulat des Etats-Unis à Chennai [Madras] a expliqué dans un communiqué de presse qu’avant l’intervention américaine l’industrie locale “était à court d’eau, une ressource cruciale pour la teinture et la décoloration”. Accessoirement, le communiqué notait aussi que des milliers d’habitants de quartiers informels auraient enfin accès à l’eau courante et potable.

Le projet de l’Usaid, qui a acheminé de l’eau propre en la puisant dans un tronçon de la rivière Noyyal traversant une région agricole voisine, a contribué à l’explosion de l’industrie locale. De 2002 à 2012, la valeur des importations aux Etats-Unis de vêtements fabriqués en Inde est passée de 571 millions à 1,2 milliard de dollars, dont environ 56 % en provenance de Tiruppur. Cette croissance dynamique a toutefois des conséquences catastrophiques pour l’environnement et les habitants de cette zone.

Début avril 2013, j’ai rencontré le responsable de l’Association des agriculteurs d’Orathupalayam, Chelliappan Udayakumar, près du barrage. Pendant des générations, sa famille a exploité ces terres où étaient cultivés des produits locaux comme le riz, la banane, la noix de coco et le curcuma. “Il y avait de bons emplois et de bons moyens de subsistance”, se souvient-il. Maintenant, “nous ne pouvons plus cultiver la terre et nous sommes privés de revenus”. Le mode de vie associé à l’agriculture à petite échelle, caractéristique de la région pendant des siècles, s’est “complètement effondré”.Inde scandale Fringue

Chelliappan Udayakumar m’a fait visiter Orathupalayam, une petite ville au pied du barrage. Des maisons en brique abandonnées peintes en bleu pastel et surmontées de toits en tuile rouge encadrent la place principale. Vingt-cinq ans après la construction du barrage, Orathupalayam fait partie de la soixantaine de localités transformées en villes fantômes.

Le barrage devait moderniser les pratiques d’irrigation agricole à Tiruppur. Mais, au milieu des années 2000, l’eau était tellement saturée de produits chimiques, de sels et de métaux lourds que les agriculteurs locaux ont porté plainte auprès de la Haute Cour de Chennai – l’instance judiciaire suprême dans le Tamil Nadu – pour demander que cette eau ne soit pas déversée dans leurs champs. Elle rendait les terres inutilisables et les populations locales malades.

En 2002 et 2003, une université locale a installé trois campements pour examiner les incidences sanitaires de ces toxiques en aval. Dans l’un des camps, les médecins ont découvert qu’environ 30 % des habitants souffraient de symptômes liés à des maladies transmises par l’eau – notamment des douleurs articulaires, des gastrites, des troubles respiratoires et des ulcères.

Corruption généralisée

Une étude de 2007 réalisée par une ONG locale a montré que les 729 unités de teinture de Tiruppur rejetaient chaque jour dans la rivière Noyyal 87 millions de litres d’eau polluée et généralement non traitée, dont l’essentiel finit dans le réservoir du barrage d’Orathupalayam. Lorsque le gouvernement a finalement décidé de vidanger le réservoir, au milieu des années 2000, 400 tonnes de poissons morts ont été trouvés au fond.

Quelques semaines après mon passage à Tiruppur, le 24 avril 2013, le Rana Plaza, un immeuble de huit étages où étaient installées plusieurs usines de confection, s’est effondré à Dacca (Bangladesh) – emportant plus de 1 100 ouvriers dans les décombres. Alors que les journaux télévisés déploraient le nombre de victimes, des marques comme Walmart et Benetton ont choisi de défendre leur bilan en matière de sécurité et de conditions de travail. Des militants ont appelé au boycott et le président américain, Barack Obama, a même révoqué l’exemption de droits de douane accordée au Bangladesh pour l’exportation de certains vêtements vers les Etats-Unis.

La tragédie du Rana Plaza a trouvé un écho chez les consommateurs américains. Après tout, même les femmes bangladaises qui gagnent moins de 2 dollars par jour méritent d’aller au travail le matin sans craindre pour leur vie. Pourtant, si les Occidentaux ont dû prendre conscience de la détresse des personnes qui fabriquent leurs vêtements, une crise écologique bien plus grave est restée inaperçue alors même qu’elle concerne plusieurs centaines de millions de personnes en Asie.

Selon Yixiu Wu, qui dirige la campagne “Detox My Fashion” de Greenpeace, un jean standard nécessite 7 000 litres d’eau et un tee-shirt 2 700 litres. Et, à l’issue du processus de fabrication, toute cette eau est en général terriblement polluée. L’industrie textile est aujourd’hui le deuxième polluant d’eau propre après l’agriculture et elle a un effet catastrophique sur les populations d’Asie.

Cela s’explique par le fait que depuis les années 1990 les marques américaines de vêtements ont peu à peu déplacé leurs usines hors des Etats-Unis et vers l’Asie. L’Association américaine des confectionneurs et chausseurs (Aafa) estime que ses membres ont délocalisé 97 % de leur production, dont plus de 75 % en Asie. “En bref, nous sommes une nation de 330 millions d’importateurs”, selon ce syndicat professionnel.

Une NeewsweekLa une de Newsweek datée du 21 août 2015.

L’avantage pour le consommateur américain est clair : il suffit de se rendre dans le centre commercial le plus proche, d’entrer chez H&M, Uniqlo, Gap ou toute autre grande marque et de regarder les étiquettes. Selon toute probabilité, ces vêtements ont été fabriqués au Cambodge, au Laos, en Indonésie, en Chine ou au Bangladesh – autant de pays en concurrence pour fabriquer des tee-shirts qui ne coûtent que 5 dollars aux Américains et aux Européens, mais qui ont un impact dévastateur sur les populations à la source.

Près des fleuves extrêmement pollués, comme le Buriganga au Bangladesh ou le Mékong au Cambodge, les exploitations vivrières risquent de disparaître, l’eau potable est devenue toxique et les populations locales sont menacées par des maladies graves – le tout à cause de l’ampleur phénoménale de l’industrie textile.

La fragilité des institutions réglementaires dans quasiment toute l’Asie du Sud-Est est au cœur de cette catastrophe pour l’environnement et la santé. Dans une étude menée en 2013, Geetanjoy Sahu, chercheur indien spécialiste de l’environnement, a enquêté sur les comités de contrôle de la pollution dans plusieurs Etats d’Inde. Ces instances ont pour mission de réguler l’impact écologique de nombreux secteurs, dont le textile. Geetanjoy Sahu, en s’appuyant sur des données collectées grâce à la loi sur le droit à l’information, a conclu que ces comités manquaient souvent des fonds et du personnel nécessaires, et qu’ils étaient gérés par des figures politiques parachutées et sans aucune compétence scientifique.

Les comités de contrôle de la pollution dans deux Etats indiens côtiers fréquemment érigés en modèles de développement – le Tamil Nadu et le Gujarat – sont particulièrement corrompus. Ainsi, dans un article publié en 2008, Geetanjoy Sahu explique en détail que le bureau de contrôle de la pollution du Tamil Nadu (TNPCB, Tamil Nadu Pollution Control Board) s’est montré incapable d’endiguer la pollution phénoménale des tanneries de cuir. En février 2015, l’une des parois d’un puits contenant des effluents du tannage s’est effondrée, noyant dix ouvriers dans une boue toxique. L’usine avait été vérifiée par deux inspecteurs du TNPCB, qui, depuis, ont été arrêtés et incarcérés. Ils auraient reçu plus de 3 000 dollars en pots-de-vin afin de valider le permis de l’usine.

Les victimes des vêtements à bas prix

Pour Pamela Ellsworth, responsable de la formation du Fashion Institute of Technology (FIT) dédiée à la gestion internationale de la mode et spécialiste des questions liées aux chaînes d’approvisionnement, le cœur du problème réside dans les attentes des consommateurs américains et européens. Ceux-ci veulent à la fois des prix bas et des entreprises responsables. En réalité, les marges exigées par les entreprises du textile empêchent souvent les fournisseurs de respecter les codes de conduite de leurs clients tout en dégageant des bénéfices. “A terme, nous devrons apprendre aux consommateurs américains à payer leurs vêtements plus chers”, explique-t-elle.

Sinnathamby Prithviraj – silhouette potelée, coiffure banane et moustache – est l’un des militants les plus critiques de l’industrie textile. Il lutte depuis des années pour médiatiser – et enrayer – les pratiques polluantes de ce secteur. En 2007, après une bataille juridique de dix ans pour fermer des teintureries en infraction flagrante des règles antipollution pour servir des marques américaines, Sinnathamby Prithviraj et un groupe d’agriculteurs ont gagné un procès porté devant la Cour suprême de l’Inde : l’arrêt a condamné à la fermeture toute teinturerie n’ayant pas éliminé complètement ses rejets de liquides polluants. Toutefois, le système judiciaire indien avance lentement. L’Association des teinturiers de Tiruppur a fait appel et en attendant les industriels du secteur poursuivent leurs activités, bien que ce soit contraire à l’arrêt de la Cour suprême.

Teinturiers clandestins

Pendant ce temps, à mesure que les commandes de marques comme Gap et Walmart ont augmenté, les quantités d’eau toxique rejetées ont décuplé. Puis, en 2011, dans ce qui a été perçu comme un triomphe par les écologistes, la Cour suprême indienne a intimé à la compagnie d’électricité du Tamil Nadu de couper le courant à toute usine de teinture qui défiait sa décision. La plupart des manufactures n’avaient pas les moyens de se mettre aux normes et elles ont fermé.

Néanmoins, cette victoire s’est avérée extrêmement coûteuse pour Sinnathamby Prithviraj et les agriculteurs. “Nous avons gagné ce procès, mais d’un point de vue pratique nous avons perdu. Nous n’avons pas assez de paires d’yeux et de ressources humaines pour surveiller toutes les activités clandestines”, m’a-t-il confié. Et il a ajouté que l’Inde est “un pays où l’on peut tout faire illégalement”.

Des teinturiers clandestins ont commencé à émerger en périphérie et le problème de pollution du textile à Tiruppur s’est rapidement propagé à tout le Tamil Nadu. A Namakkal, un district voisin où des inspecteurs jouent au chat et à la souris pour venir à bout des teinturiers clandestins, M. Murugan, ingénieur responsable de l’écologie au TNPCB, admet qu’il mène un combat perdu d’avance. “Un grand nombre d’unités sont petites, mobiles, et peuvent fonctionner sans électricité”, explique-t-il. Depuis 2013, le comité de contrôle de la pollution à Namakkal a mené en moyenne une ou deux descentes par mois. “En fin de compte, si nous détruisons [l’industrie de la teinture] à Namakkal, elle réapparaîtra ailleurs”, conclut-il.

Et, comme le note Vidiyal Sekar, ancien député de Tiruppur à l’Assemblée législative du Tamil Nadu, “80 % des teinturiers ne se débarrassent pas de leurs déchets comme ils le devraient”. Il n’a pas ouvertement évoqué les pratiques de Spencer Apparel, fournisseur d’une chaîne indienne de grands magasins, mais il a ajouté que les principaux responsables étaient les représentants du TNPCB. “Les cadres chargés des questions de pollution ne font qu’une chose : soutirer de grosses sommes d’argent à ces petites usines pour les laisser fonctionner librement.” Selon lui, le TNPCB est “100 % corrompu”.

Le manque de transparence signifie qu’il est quasi impossible de déterminer quelles entreprises gèrent des usines de teinture légales. En juin 2013, j’ai eu de nombreuses conversations téléphoniques avec S. Balaji, qui était à l’époque secrétaire du TNPCB et qui est toujours resté particulièrement évasif.

Activité illégale

Pendant ce temps, selon les informations les plus récentes disponibles sur le site Internet du TNPCB, Spencer Apparel n’a pas le permis nécessaire pour gérer une usine de teinture. C’est aussi le cas de nombreuses entreprises qui sont implantées dans le Tamil Nadu. Raagam Exports, par exemple, fabrique depuis longtemps des articles pour la marque espagnole Desigual, ainsi que d’autres marques européennes. Après avoir reçu la consigne officielle de mettre fin à ses activités en 2011, Raagam et douze autres grands teinturiers du Tamil Nadu ont fait appel auprès du Tribunal écologique national d’Inde – l’instance suprême du pays en la matière –, faisant valoir que l’ingénieur environnemental du district de Tiruppur leur avait donné l’autorisation de reprendre leurs activités. Le tribunal a découvert que seul le siège du TNPCB à Chennai était habilité à leur accorder ce permis, mais aussi que ces entreprises ne respectaient toujours pas le critère du “zéro rejet” nécessaire pour l’obtenir. En octobre 2011, le tribunal a rejeté la demande de Raagam.

P.N. Shamuhasundar dirige Mastro Colours, une petite teinturerie de sous-vêtements en périphérie de Tiruppur. Le gouvernement de l’Etat lui a donné, ainsi qu’à une vingtaine d’autres teinturiers, un prêt à taux zéro de 4 millions de dollars pour réorganiser et moderniser leur usine de retraitement commune. Mastro Colours a maintenant la certification “zéro rejet”, mais les dépenses liées au retraitement et à l’évaporation des déchets liquides (par opposition au déversement dans la rivière) l’empêchent d’être compétitif face aux teinturiers polluants. Pour Sinnathamby Prithviraj, les consommateurs américains sont complices du problème.

“Nous pensons que vendre un tee-shirt à 10 dollars est un péché, explique-t-il. Est-il juste que Walmart gagne 8 dollars par vêtement et ne paie rien pour le travail, rien pour l’environnement ?”

Les registres de transport fournis par Datamyne, qui surveille les transactions d’import-export en Amérique, révèlent une hausse des commandes de Walmart entre 2007 et 2011 chez des teinturiers de Tiruppur qui défient l’interdiction de la Cour suprême. Prenons pour exemple Balu Exports. Sur son site Internet, l’entreprise se décrit comme “une organisation intégrée verticalement sous un seul toit”. Deux de ses divisions, Balu Process et Balu Exports Dyeing, sont membres de l’Association des teinturiers de Tiruppur. Et depuis 2007 l’association méprise l’arrêt de la Cour suprême qui exige l’élimination des rejets de liquides.

Malgré les années, Walmart n’a jamais répondu aux questions récurrentes sur sa collaboration avec des teintureries aux pratiques polluantes. En 2015, après réception de documents et de registres détaillés sur les livraisons qui mettent en évidence les pratiques clandestines de Balu et d’autres sous-traitants de Walmart, Juan Andres Larenas Diaz, directeur de la communication internationale d’entreprise, a envoyé un communiqué à Newsweek : “Nos fournisseurs et leurs sous-traitants ont l’obligation contractuelle de se conformer à la loi et nous n’en attendons pas moins d’eux. Nos relations avec les fournisseurs textiles de Tiruppur ont toujours été fondées sur leur capacité à respecter les normes exigées des fournisseurs de Walmart, ainsi que notre code de conduite.” Toutefois, ce cadre a refusé de se prononcer sur des allégations spécifiques.

Manque de transparence

Sinnathamby Prithviraj affirme qu’il est tout aussi exaspéré par ses tentatives d’interactions avec Walmart. Selon lui, s’entretenir avec la multinationale revient à “se taper la tête contre un mur”. Il a plutôt suggéré de demander des comptes à d’autres “grandes marques” comme Gap, J.C. Penney et Tommy Hilfiger en ce qui concerne leur bilan à Tiruppur.

Gap est depuis longtemps dans le collimateur des militants écologistes. Chaque année, la division chargée de la mode chez Greenpeace trie les grandes marques de vêtements selon trois catégories : les gagnants, les imposteurs et les perdants – un classement appelé le Podium Detox. Gap est l’un des plus célèbres “perdants”, car l’entreprise refuse de divulguer les substances chimiques toxiques qu’elle utilise et de s’engager à changer de méthode.

Dans son rapport 2011-2012 sur la responsabilité sociale et environnementale (le plus récent à notre disposition), Gap admet ne pas avoir de contrôle direct sur sa chaîne d’approvisionnement. La situation semble par ailleurs s’aggraver. En 2005, 10 % à 24,99 % de ses usines en Asie du Sud étaient coupables d’enfreindre les systèmes de gestion environnementale imposés par le code de conduite des fournisseurs, contre plus de 50 % en 2012.

“Si plus de 50 % de leurs sous-traitants ne sont pas en conformité, alors les questions écologiques ne sont pas un facteur dans la sélection des fournisseurs de Gap”, résume Heather White, spécialiste des chaînes d’approvisionnement et chercheuse à Harvard pour l’Edmond J. Safra Center for Ethics (un institut de recherche sur les questions d’éthique).

En dernier lieu, l’origine du problème est l’incapacité, de la part de marques comme Gap, Desigual et de dizaines d’autres, à tenir compte de la complexité des chaînes d’approvisionnement modernes dans le secteur du textile. Souvent, le tissu vient d’une usine, il est teint dans une deuxième (appartenant à la même maison mère), puis cousu dans une troisième (idem). Il sera difficile pour un auditeur chargé de contrôler la manufacture et le produit final de déterminer où le tissu a été teint. Même se rendre dans une teinturerie ne suffit pas, car il est aisé pour ces structures de sous-traiter une partie de leurs commandes à des unités plus petites et illégales. Et il est même improbable qu’un inspecteur soit présent lorsque les effluents sont traités – ou déversés directement dans la rivière Noyyal, ou encore jetés dans un champ voisin au milieu de la nuit. Les audits et les habilitations du TNPCB, selon Sinnathamby Prithviraj, n’offrent qu’un semblant de déni plausible. “C’est un tissu de mensonges extrêmement sophistiqué”, ajoute-t-il.

Selon Gap, la situation dans le sud de l’Inde s’est considérablement améliorée au cours des dernières années. La porte-parole de la marque, Laura Wilkinson, a déclaré à Newsweek que tous les sous-traitants chargés de l’audit étaient payés par la maison mère. Et, depuis le 30 juin 2015, environ 90 % des installations officielles en Asie du Sud disposent d’un système de gestion environnemental. “Nous admettons qu’il y a encore beaucoup à faire, concède-t-elle, et cela nécessitera des efforts soutenus et collectifs afin d’obtenir l’impact le plus durable possible.”

Beaucoup d’autres sociétés qui recourent à des usines en Asie du Sud-Est font des promesses similaires. “Etant donné que nous sommes dans un secteur à forte consommation d’eau, nous travaillons activement depuis plus de dix ans à la réduction des impacts négatifs en la matière aux différentes étapes de la chaîne de valeur”, affirme Ulrika Isaksson, une porte-parole pour H&M. Malgré tout, même si ces marques respectent leurs engagements, il est sûrement trop tard pour de nombreux agriculteurs de Tiruppur et de la région.

Noix de coco pourries

Lorsque je suis retourné à Tiruppur, en janvier 2015, le réservoir du barrage d’Orathupalayam était toujours plein d’une eau verte et écumante. Les rares habitants restés dans le secteur ont du mal à survivre. Karuppaiah Subramanyam vit et cultive des terres près du barrage depuis de nombreuses années. De sa maison, on aperçoit quelques broussailles et cocotiers, mais, quand on y regarde de plus près, les dégâts crèvent les yeux. Les noix de coco, sa seule récolte, sont petites, et nombre d’entre elles tombent de l’arbre déjà pourries.

L’exploitation de 2,8 ha de Karuppaiah Subramanyam, qui appartient à sa famille depuis plusieurs générations, fait la même taille qu’avant, mais elle a aujourd’hui perdu quasiment toute sa valeur. Lorsque l’industrie textile de Tiruppur s’est développée et que la quantité de déchets toxiques a explosé, ses récoltes ont été divisées environ par deux, car sa principale source d’eau est devenue inutilisable. “Maintenant, nous sommes limités aux cultures qui peuvent se contenter de l’eau de pluie”, explique-t-il. Avant 1995, il pouvait faire pousser des aubergines, des piments verts, des tomates, du riz, du curcuma et du tabac. Maintenant, il doit acheter tous ces produits sur le marché, avec les maigres revenus qu’il tire de ses quelques noix de coco mal en point.

Quand je lui demande s’il pourrait être indemnisé pour ces pertes, il secoue simplement la tête. Quelques affaires ont été portées devant les tribunaux, mais seuls les plus grands propriétaires terriens bénéficiant des meilleurs avocats ont obtenu des compensations. Les petits agriculteurs n’ont rien eu. Sinnathamby Prithviraj a accompagné 4 000 de ces exploitants exclus pour faire appel d’une décision à la Haute Cour de Chennai, qui a finalement décidé qu’ils devaient tous être rémunérés par l’association des teinturiers pour les terres rendues stériles par le déversement de déchets toxiques du textile. Malgré tout, cela ne représente qu’une fraction des quelque 30 000 agriculteurs qui, selon Sinnathamby Prithviraj, ont perdu leurs moyens de subsistance.

Même si toutes les activités polluantes prenaient fin immédiatement, les dégâts sont irréversibles. Il serait quasi impossible de nettoyer et de régénérer la rivière Noyyal, ainsi que les sols de son bassin, conclut Sinnathamby Prithviraj. “Il faudrait revenir vingt ans en arrière.”


Auteur Adam Matthews – Newsweek – Aletta Andre et Anil Varghese ont contribué à cet article. – Titre original « “Made in India” : un désastre environnemental dans nos garde-robes. » – Source