« La dette grecque interroge l’Europe politique que nous voulons construire »

Depuis 2010, la question des dettes publiques est au cœur de l’actualité.

Qu’est-ce que cela révèle sur nos sociétés ?

Nathalie Sarthou-Lajus. En Europe, la dette est aujourd’hui abordée uniquement en termes financiers et négatifs. C’est oublier que la dette structure la société et les relations entre individus. Au même titre que les échanges ou le don, elle crée du lien social, car être redevable ou accorder un prêt est une forme de lien.

C’est vrai au niveau d’une communauté – nous avons tous une dette envers les générations précédentes – comme des États. Les dettes souveraines rappellent à ces derniers qu’ils sont interdépendants. Mais aussi que cette interdépendance évolue au cours de l’histoire : les débiteurs d’hier sont les créanciers de demain, et vice versa.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne a obtenu un allégement considérable de sa dette. Aujourd’hui, la Grèce se retrouve dans cette position. La crise des dettes marque aussi l’échec d’une certaine conception de l’individu. Dans les sociétés ancestrales, l’individu débiteur était soumis à son créancier, qui avait droit de vie et de mort sur lui. L’invention de la monnaie, des banques, l’a libéré de ce lien de vassalité, mais pas de la dette. Le choc des subprimes l’a rappelé.

Athènes reproche justement à Berlin d’avoir oublié l’histoire, et de lui refuser aujourd’hui la faveur accordée à l’Allemagne en 1953. A juste titre ?

N.S-L. Il est vrai que certains reprochent aujourd’hui à l’Allemagne sa vertu et estiment que son intransigeance est responsable de l’impasse du débat sur l’allégement de la dette hellène. Mais l’Allemagne a en partie raison d’exiger des autres États qu’ils se montrent sérieux. Elle les renvoie à leur propre responsabilité. A savoir celle de ne pas donner aux peuples l’illusion qu’ils peuvent continuer à vivre à crédit lorsque ce n’est plus possible. Mais la responsabilité ne doit pas pourtant dévier vers la culpabilité. Le piège est là. Justement, le débat sur la dette en Europe se teinte souvent de moralisme.

N’est-ce pas contre-productif ?

N.S-L. Les discussions et réflexions sur la dette sont toujours empreintes de morale. C’est vrai en philosophie, en économie, comme dans les religions – christianisme, judaïsme, islam ou même hindouisme : ces questions sont liées. Chaque fois, la dimension morale est tantôt positive – la dette symbolique envers nos aïeux renvoie à la richesse de nos héritages culturels –, tantôt négative, lorsqu’elle est associée à la culpabilité.

En la matière, le vocabulaire est également révélateur.  » Schuld « , le mot allemand signifiant dette, a pour sens  » faute « . On en revient ici au constat de départ : tant que la question des dettes publiques européennes sera abordée sous un angle financier et négatif, le débat sur le sujet sera bloqué. Et les États auront du mal à tourner la page.

Mais comment faire lorsque de telles sommes d’argent sont en jeu, notamment dans le cas grec ?

N.S-L. Les États ont un cap de maturité à franchir en la matière. Ils en ont déjà été capables : l’effacement de la dette allemande à l’après-guerre a permis la construction européenne. De la même façon, la dette grecque interroge aujourd’hui l’Europe politique que nous voulons continuer à bâtir.

Doit-elle être plus unie, avec une forme de mutualisation des dettes ? Peut-elle être viable sans cela ?

N.S-L. On ne trouvera de réponses que si la réflexion dépasse le seul cadre de la pensée économique pour investir d’autres champs.


 

Nathalie Sarthou-Lajus, philosophe et rédactrice en chef adjointe de la revue Études, est auteure des ouvrages « Éloge de la dette et L’Éthique de la dette », chez PUF. – Propos recueillis par Marie Charrel. – Le Monde – Lien