Chômage, pauvreté, laïcité « en danger » : à chaque difficulté, les dirigeants politiques se tournent volontiers vers l’école, dont ils affectent de croire qu’elle détient toutes les solutions.
« Face aux risques de division, de déchirement de notre société, plus que jamais, l’école [sera] au cœur de l’action de mon gouvernement. » Nous sommes le 29 mars 2015, au soir de la déroute électorale du Parti socialiste aux élections départementales, trois mois après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Le premier ministre Manuel Valls garde une conviction chevillée au corps. Contre le désordre, l’insécurité, la barbarie, un seul rempart : l’école.
Depuis janvier, le président de la République, le premier ministre et la ministre de l’éducation nationale ont tour à tour entonné cette petite ritournelle : au nombre des causes majeures des attentats, la faillite de l’école, qui ne défendrait plus les valeurs de la laïcité, de la République, du respect de l’autorité. La preuve ? Des enfants auraient refusé d’observer la minute de silence décrétée au lendemain du drame de Charlie Hebdo.
« On a laissé passer trop de choses dans l’école », en déduit M. Valls le 13 janvier. « Oui, l’école est en première ligne. Elle sera ferme pour sanctionner », renchérit la ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem, qui annonce une semaine plus tard la création d’une brigade de mille formateurs aguerris et un « nouveau parcours citoyen » dans une école qui doit réhabiliter « ses rites » et « ses symboles » (hymne national, drapeau, devise, etc.). « Tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l’autorité des enseignants fera désormais l’objet d’un signalement au chef d’établissement, avertit à son tour M. François Hollande le 21 janvier. Aucun incident ne sera laissé sans suite. »
Les médias reprennent fidèlement le refrain gouvernemental, qu’ils contribuent d’abord à légitimer, puis à relancer. Journaux télévisés, émissions spéciales, éditoriaux : le chœur des experts est mobilisé. « L’école est-elle en train de devenir le maillon faible de la République ?, interroge Thomas Sotto sur Europe 1. C’est la question qui fâche » (13 janvier). « Huit jours après le début des attaques terroristes, l’école est en première ligne contre l’intégrisme », promet Adrienne de Malleray sur D8 le 15 janvier, reprenant presque mot pour mot les propos de la ministre de l’éducation. « L’école est-elle responsable de tous les maux de la République ?, se demande Marc Voinchet le 19 janvier sur France Culture. C’est probablement un des plus grands défis à venir. »
L’heure est à la nostalgie, comme en atteste l’éditorial de Christophe Barbier dans L’Express du 14 janvier 2015 : « La France d’après est lucide sur l’état de son école, où l’autorité des professeurs est bafouée, où l’enseignement des vérités historiques n’est pas toujours possible parce que la propagande religieuse ou politique a pris le pouvoir dans la tête des élèves, où la laïcité et le civisme reculent. Un grand plan de reconquête de l’école doit être lancé : si les valeurs républicaines n’y sont pas semées, la haine y incruste son chiendent. »
D’un tel unisson se dégage une mélodie entêtante : l’école de la République s’étant montrée incapable de transmettre les valeurs de la laïcité, elle aurait favorisé un « choc des civilisations », caractérisé par un « repli communautaire ». Un couplet qui s’adapte aisément à l’actualité. Qu’il s’agisse des attentats à Paris ou de la longueur des jupes portées par certaines collégiennes musulmanes, le diagnostic ne varie pas. Mais d’autres problèmes, moins culturels, plus structurels, demeurent largement occultés ; à force de se préoccuper de ce qui se passe « entre les murs », les médias en oublient ce qui se déroule en dehors…
Une institution censée répondre
aux ordres gouvernementaux
Pour les journalistes, la minute de silence « bafouée » offre l’occasion d’une chasse à l’incident. Le refus du « Je suis Charlie » fait la « une » pendant plusieurs jours. France Culture ira jusqu’à y consacrer une journée spéciale intitulée « Les enfants perdus de la République ». Avantage secondaire : l’opération permet de braquer les projecteurs sur les quartiers populaires où ont lieu la plupart des « incidents ».
« On a été assaillis par des tas de journalistes dès le matin du jeudi 15 janvier », se souvient M. Dominique Chauvin, responsable académique du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES) de Seine-Saint-Denis. Le même jour, le quotidien Le Parisien avait donné le la en publiant un entretien dans lequel un professeur de lycée de Clichy-sous-Bois racontait par le menu les difficultés rencontrées lors de la minute de silence. « L’enseignant en question, on le connaît, poursuit M. Chauvin. Il avait un certain nombre de problèmes et était suivi par les ressources humaines de l’académie. » La presse s’engouffre néanmoins dans la brèche. « Ça n’a pas arrêté, ils sont tous venus. Il leur fallait à tout prix une interview d’un professeur du même lycée. Une journaliste de TF1 qui devait réaliser un sujet pour le journal de 13 heures a même proposé qu’on réalise une interview bidonnée. »
Tombés sur un os à Clichy-sous-Bois, les journalistes du « 13 heures » de TF1 se rabattent sur Roubaix, où des « jeunes » du lycée Jean-Moulin leur offrent ce qu’ils étaient venus chercher : une critique des caricatures du Prophète publiées dans Charlie Hebdo. « Ils abusent. Ils disent des trucs qu’il ne faut pas dire. » Et le journaliste de conclure, visiblement préoccupé : « De nombreux enseignants ont confié qu’ils avaient eu beaucoup de mal à faire respecter ce moment de recueillement. »
Quelques semaines plus tard, les enseignants que nous rencontrons à Roubaix peignent un tableau différent : la minute de silence ne leur aurait pas posé le moindre problème. « J’avais une classe de sixième, nous raconte Mme Juliette Perrot, professeure d’anglais au collège Albert-Samain, classé REP + (réseau d’éducation prioritaire), comme la quasi-totalité des collèges de la ville. Je leur ai expliqué les raisons de la cérémonie et ça s’est très bien passé. Il n’y a qu’un collègue qui a eu quelques problèmes avec sa classe. Mais elle est difficile depuis la dernière rentrée. C’est la politique de l’établissement que de créer une quatrième et une troisième où ils mettent tous les gamins en grande difficulté. Ce sont des jeunes qui se sentent rejetés par l’institution scolaire, parce qu’au bout de huit jours ils ont compris qu’ils sont dans une “classe poubelle”. Après, il ne faut pas s’étonner que des incidents surviennent, mais c’est le cas toute l’année. »
Les facéties d’élèves turbulents ne révéleraient donc pas systématiquement une rupture avec les valeurs de la République ?
La question fait sourire Mme Juliette Dooghe, professeure d’histoire-géographie au collège Maxence-Van-der-Meersch, à quelques kilomètres de là. « Le jour de la minute de silence, j’ai interrompu la classe un quart d’heure avant pour demander aux élèves ce qu’ils avaient compris de ce qui s’était passé. Je n’ai eu aucune remarque négative, alors que presque tous les élèves sont issus de l’immigration maghrébine. Je n’ai pas connaissance de classes où les choses se seraient mal passées. » Quelques minutes plus tard, toutefois, le principal adjoint du lycée a décidé de bloquer tous les élèves pour une seconde minute de silence… à l’heure du déjeuner. « Le temps de rassembler les collégiens, il était 12 h 20. Et là, effectivement, il y a eu un gros brouhaha », poursuit Mme Dooghe, qui invite, elle aussi, à une certaine prudence : avoir faim n’équivaudrait pas nécessairement à faire l’apologie du terrorisme…
Au total, le rectorat de l’académie de Lille a répertorié moins d’une dizaine d’incidents lors de la minute de silence. Un chiffre qui suffit à émouvoir l’équipe du journal Nord Eclair. Le 13 janvier, sa « une » met en garde : « Roubaix : climat tendu et incidents à répétition depuis les attentats. »
La situation ne diffère guère à Marseille, où nous rencontrons M. Stéphane Rio, professeur d’histoire-géographie au lycée Saint-Exupéry, qui accueille mille six cents élèves, dont plus de 80 % de boursiers. Là encore, le témoignage des enseignants diffère des scènes dépeintes par la presse. « La cérémonie a été décrétée sous le coup de l’émotion. Or la pédagogie repose sur la raison, pas sur l’émotion, analyse M. Rio. Les élèves avaient besoin de savoir ce qui s’était réellement passé et à qui on s’était attaqué. Il fallait les aider à réfléchir à l’humour, au second degré. Parce que tout le monde n’a pas forcément les codes de la “radicalité libertaire” à la sauce Charlie Hebdo. » La mission de l’enseignement dans un tel contexte ? « En tant que prof d’histoire-géographie, nous répond M. Rio, faire un cours sur l’histoire de la caricature, l’histoire de la laïcité, l’histoire de la presse depuis le XVIIIe siècle, par exemple. Et puis, dans les classes, réserver un moment à la discussion, au débat. » Réduire l’école de la République à une institution censée répondre, dans le plus impeccable silence, aux injonctions gouvernementales constituerait donc un raccourci problématique…
« Quand je fais un cours, je le prépare avant, ajoute Mme Hélène Dooghe, professeure de lettres modernes au collège Voltaire de Wattignies, dans la banlieue lilloise. La minute de silence a été décidée un mercredi soir pour le lendemain. Comment imaginer que nous allions pouvoir nous présenter devant les élèves le jeudi matin en ayant eu le temps de travailler les questions de la caricature et de la liberté d’expression ? Que nous allions pouvoir dire autre chose que des banalités, voire des inepties ? » « Si les journalistes ont l’habitude de foncer sans rien préparer, ce n’est pas le cas d’une majorité d’enseignants », conclut-elle, suggérant que la minute de silence répondait davantage à des exigences externes qu’aux besoins des élèves.
Il y a donc l’image que les médias proposent de l’école. Et il y a tout de ce dont ils ne parlent pas. Le lycée Saint-Exupéry de Marseille, surnommé « lycée Nord » ou « lycée ghetto » par une partie de la presse (1), fait régulièrement les gros titres. « Chaque fois qu’un journaliste me contacte, il me demande le nombre de musulmans ou de gens noirs ou d’origine maghrébine, rapporte M. Rio. Je réponds que mes élèves sont très majoritairement dans une situation sociale, économique et géographique de relégation. Ils agitent leur grelot “religion, communautarisme” ; je réponds réalité sociale, absence de perspectives économiques. »
Pour chaque journée spéciale consacrée aux « enfants perdus de la République », combien de reportages sur ceux qui ne mangent pas à leur faim, qui sont mal logés, qui ne disposent pas d’un lieu où faire leurs devoirs ? C’est pourtant la réalité à laquelle Mme Perrot est confrontée quotidiennement. « Les médias nous interrogent sur le “vivre ensemble”. Quelle rigolade ! Pour beaucoup de jeunes, ici, l’urgence, c’est d’abord de vivre. On leur demande de respecter les directives de l’Etat, mais lui déserte les quartiers. » Dans le collège où elle exerce, des panneaux de bois remplacent certaines vitres. Les dalles du sol sont descellées. Les toilettes ne se souviennent pas de leur dernière toilette… « Et le tout, au milieu de dizaines d’hectares de friches industrielles », conclut la jeune enseignante.
Régulièrement invoquée lorsqu’il s’agit d’identifier les solutions à apporter aux problèmes réels ou supposés de la France — « obscurantisme religieux », « repli communautaire », djihadisme, mais également chômage, pauvreté, inégalités —, l’école constitue au contraire le déversoir ultime des dysfonctionnements du modèle social hexagonal. Elle n’offre pas les fondations pour l’édification de cette République que prétendent défendre les dirigeants politiques ; elle en constitue l’aboutissement. Un point d’arrivée, pas de départ… Bombarder l’école d’injonctions à sauver la société revient donc à marcher sur la tête. Un paradoxe auquel les enseignants se sont peu à peu habitués, sans pour autant l’accepter.
(…)
Assistante sociale au lycée Saint-Exupéry, Mme Sandra de Marans bénéficie encore d’un poste fixe. Ses élèves proviennent des quartiers nord de Marseille, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau au Roubaix d’aujourd’hui. Dans la cité phocéenne, toujours selon le cabinet Compas, le taux de pauvreté atteint 25 %. « Depuis huit ans que je suis dans ce lycée, j’ai constaté une dégradation importante de la situation des jeunes. Quand je suis arrivée, je faisais trois ou quatre signalements par an : des mineurs en situation de danger lourd, se prostituant par exemple, avec des pathologies psy lourdes, en errance, etc. Aujourd’hui, j’en fais douze à quinze. Il m’arrive d’effectuer des visites à domicile et je suis effarée par ce que je vois. Des appartements sans fenêtres, sans meubles, des enfants qui dorment par terre ou sur un vague matelas, des états d’insalubrité avancés, des maladies comme la gale… »
Le chômage dans les quartiers nord dépasse les 50 %, mais nombre d’habitants naviguent entre non-emploi et boulots précaires. A la différence de ce qui s’est passé dans la cité textile du Nord, ici, un Marseille des services et sa kyrielle d’emplois dégradés ont effacé d’un trait le Marseille industriel d’antan. La transformation de la façade portuaire en offre la meilleure illustration. Les industries traditionnelles telles que l’agroalimentaire (huileries, savonneries, etc.), les réparations navales ou la métallurgie ont disparu pour faire place à un immense réaménagement commercial et ludique destiné au million de croisiéristes et aux classes moyennes supérieures (3). Des catégories auxquelles le maire, M. Jean-Claude Gaudin, fait les yeux doux : les centres commerciaux Les Terrasses du port (cent quatre-vingt-dix boutiques et restaurants, confiés à la société britannique Hammerson) et Les Voûtes de la Major (sept mille deux cents mètres carrés de surfaces commerciales) sont ouverts sept jours sur sept, avec des nocturnes régulières. Il suffit de se promener le samedi après-midi pour croiser à chaque détour d’allée les femmes de ménage d’Onet, les gardiens de Securitas, les serveurs des bars et des restaurants, les vendeuses des boutiques, aux horaires plus que flexibles, aux contrats mal définis, parfois à temps partiel. Ce sont les parents des élèves du lycée « Saint-Ex ».
(…)
Gilles Balbastre – Journaliste, réalisateur du documentaire Cas d’école (2015). Le Monde Diplomatique – EXTRAIT – SOURCE
- Le Monde, 21 juin 2013.
- Louis Maurin et Violaine Mazery, « Le taux de pauvreté des 100 plus grandes communes de France» (PDF), Compas études, no11, Nantes, janvier 2014.
- Lire François Ruffin, « Penser la ville pour que les riches y vivent heureux», Le Monde diplomatique, janvier 2007.