Cacher des maux, sous des mots (3)

2 – LEXIQUE DE MOTS GLISSANTS

Il est bien normal que, selon ses idées politiques et sociales, on ne donne pas le même contenu à la liberté, à la démocratie, à l’économie, à la sécurité, à la justice, à la paix. Si le débat a lieu cartes sur tables et dans la clarté, il est sain. Au-delà des mots franchement piégés, sournois, forgés pour tromper, il en existe d’autres générateurs de quiproquos, d’ambiguïtés, de confusions.

Ils sont passés dans le langage courant, il vaut quelquefois mieux les éviter, mais, quand on est obligé de les employer, autant expliciter le sens qu’on y met. Ces mots comportent des enjeux de classe importants. Voici quelques exemples.

  • Aisé voir Modeste

  • Archaïque, archaïsme

Ancien, vieilli, dépassé, à supprimer au nom de la « modernité ». Depuis les années 1980, ne concerne plus l’esclavage, la famine en Afrique ou en Asie, la tuberculose, etc., mais les emplois de titulaire, les services publics, les conventions collectives, les prud’hommes, bientôt les retraites et les congés payés ?

  • Austérité voir Rigueur.

  • Compétitif, compétitivité

Personne n’aspire à être dépassé par les événements, à proposer des marchandises à des prix exorbitants, ou à faire faillite ; il est donc évident qu’on doit être « compétitif ». Mais ce mot-valise est devenu prétexte à comparer et noter tout (le benchmarking), pour peser sur les salaires, abaisser les normes sociales et environnementales, mélanger finance et production…

  • Complot

Il y a bien entendu de vrais complots de malfaiteurs, mais il y a aussi des négociations ultra-secrètes dont on n’a pas le droit de connaître le contenu avant que tout soit ficelé, par exemple le traité de libre-échange transatlantique (ou TAFIA). Mais « la théorie du complot », c’est autre chose, c’est faire croire que des groupements clandestins et mystérieux (éventuellement juifs, jésuites ou francs-maçons) monteraient de toutes pièces des « coups » ou de fausses informations (l’attentat contre Charlie serait imaginaire). Pour certains journalistes et politiciens, dénoncer les conditions de négociation du TAFTA serait assimilé à une variante de « la théorie du complot ».

  • Conflit

C’est parfois effectivement un désaccord plus ou moins violent, mais il s’agit souvent d’une guerre d’agression d’un pays puissant contre un pays pauvre. La symétrie ainsi rétablie donne une apparence de neutralité. Exemple : « le conflit israélo -palestinien ». On peut évoquer aussi « les événements » d’Algérie entre 1954 et 1962, « le problème » chypriote en 1974, etc.

  • Coopération

Qui pourrait être contre ? Pourtant, « la coopération », c’est en général la politique néo coloniale dans les pays qui venaient d’obtenir formellement leur indépendance politique (mais non économique) vers 1960. Dans les années 1970, les journaux satiriques disaient que c’était « prendre aux pauvres des pays riches pour donner aux riches des pays pauvres » (sans oublier les retombées positives pour les riches des pays riches).

  • Croissance – Décroissance 

On dit « la » croissance, mais on ne dit pas de quoi. En général, il s’agit de celle du produit intérieur brut (PIB), qui compte de la même façon toutes les activités, utiles, inutiles, nuisibles. Le terme est souvent agité de façon magique : « un point de croissance génère tant d’emplois ». Face aux gaspillages et à la finitude des ressources, divers mouvements ont proposé une politique de « décroissance » en précisant souvent de quoi, mais l’expression globale « la » décroissance porte un risque de confusion avec les régressions ou l’austérité.

  • Développement

Terme qui veut à peu près tout dire. On parlait autrefois de « pays sous-développés », puis de « pays en voie développement ». Permettre à des populations qui en étaient dépourvues d’avoir l’eau courante, des écoles ou des hôpitaux, n’est pas répréhensible. Pratiquer la déforestation à outrance pour imposer des monocultures d’OGM au profit des multinationales, est-ce du développement ? L’expression « développement durable » n’a pas le même sens pour tout le monde.

  • Expert, expertise

Évidemment, pour parler de quelque chose, il vaut mieux l’avoir étudié, qui donc voudrait ne pas consulter les gens les plus compétents sur le sujet, les « experts » ? Mais, en général, l’expertise n’est pas neutre, même dans les sciences physiques (pensons au nucléaire, aux OGM) ; elle l’est encore moins en économie, en politique, en droit : on invite alors, dans les média, des « experts » bien choisis, en omettant de signaler qu’il y en a d’autres, tout aussi experts, qui démontrent des points de vue opposés.

  • Gratuit(s)

Ce qui est indispensable à la vie en société doit être accessible à tous, par exemple l’information, mais celle-ci nécessite un travail forcément payé par ailleurs. Les « gratuits » (20 minutes, Métro, Direct matin. . .) sont payés par la publicité, laquelle entre dans le prix des marchandises qu’elle pousse à acheter, donc les journaux gratuits sont payés par les gens, y compris ceux qui les lisent ; bien entendu, ils ne sont pas neutres et véhiculent pour l’essentiel l’idéologie chère à leurs propriétaires, les Bolloré, Bouygues, etc.

  • Identité

Mot utilisé à tort et à travers. Comme les êtres humains sont à la fois tous pareils et tous différents, on peut cultiver telle ou telle singularité ou personnalité (linguistique, culturelle, religieuse) sans s’opposer bêtement aux autres ou au contraire de façon haineuse. « L’identité nationale » sert surtout à réprimer les immigrés.

  • Investissement

Désigne, pour certains, l’argent servant à acheter de nouvelles machines, à promouvoir les inventions, la formation ; pour d’autres, celui placé en Bourse ou dans la spéculation.

  • Islamique, islamiste, islamiste modéré, islamiste radical, musulman, anti-islamique, anti-islamiste, islamophobe, etc.

Les dictionnaires reconnaissent que les sens de ces mots, dans le langage courant, changent en permanence. Habituellement, ceux qui pratiquent l’islam sont appelés les musulmans, et ce sont plutôt les intégristes, les politiciens, voire les fanatiques qui sont nommés « islamistes ». Beaucoup de gens confondent la lutte contre les intégristes et celle contre la foi de l’islam, voire contre « les Arabes » en général (même si la plupart des musulmans sont asiatiques, noirs africains, berbères, etc.). Donc mieux vaut expliquer clairement de quoi on parle.

  • Juif, Israélien, israélite, sioniste

En principe, les trois derniers sont assez clairs. Les Israéliens sont les habitants d’Israël (ce qui comprend de nombreux Arabes, et pas seulement dans les territoires occupés) ; les israélites pratiquent la religion de ce nom ; les sionistes veulent une installation des juifs d’un peu partout en Israël (souvent en en chassant les Palestiniens). Définir les Juifs est plus délicat. Hitler avait des définitions délirantes et macabres. Netanyahou en a une autre, également raciste…

  • Laïcité

Rien de plus simple, chacun a le droit de croire ce qu’il veut, mais l’État ne reconnaît, ne soutient et ne finance aucun culte. Pourtant souvent, la laïcité est confondue avec l’anticléricalisme (lequel combat, avec plus ou moins de finesse, soit les Églises, soit les religions, ce qui n’est pas la même chose), voire – dernier avatar – avec la stigmatisation des musulmans en général. D’autres courants, au nom d’une « laïcité ouverte » ou d’une « laïcité positive » cherchent à réintroduire en contrebande le primat du curé, du rabbin ou de l’imam sur l’instituteur (le dossier de la revue en décembre 2015 sera consacré à ce sujet).

  • Management

Mot anglais qui vient du vieux français « mesnager », tenir les rênes d’un cheval. Aujourd’hui, vague synonyme du verbe « gérer », lui-même employé à toutes les sauces (on « gère » sa vie, ses relations, etc., voire on « gère » tout court), et suggère en particulier que toute organisation humaine (collectivité ou services publics en particulier) devrait être administrée comme une firme privée à but lucratif L’inverse serait peut-être préférable…

  • Modernité voir Archaïsme.

  • Modeste

Une personne de condition « modeste » est peu riche mais pas miséreuse, une personne « aisée » est assez riche mais pas trop. Jusque-là, rien de bien sournois, mais de nombreux politiciens, journalistes et gens d’affaires utilisent ces adjectifs pour refuser les allocations familiales, la gratuité de l’école ou de la santé à ceux qui ne sont pas vraiment pauvres. D’un autre côté, opposer les « modestes » aux « aisés », c’est aussi détourner le regard des vrais profiteurs.

  • Mutuelle

C’est, en principe, une banque ou une assurance sans but lucratif, fonctionnant de manière participative avec des règles démocratiques, avec un objectif social ; mais, de plus en plus souvent, le mot est détourné pour présenter sous un jour sympathique des compagnies privées à but très lucratif, vautours qui se jettent sur les lambeaux des services publics décapités ou dévitalisés.

  • Politiquement (in)correct

Anglicisme, qui s’est répandu en France à la fin du XX° siècle et veut dire à peu près tout et son contraire. Pour des gens de gauche, il s’agit de dénoncer les euphémismes, les faux-fuyants, le conformisme ; pour ceux de droite, ce sont les acquis sociaux et certains droits qui sont en ligne de mire ; pour d’autres, cette expression sert surtout à se singulariser par telle ou telle provocation.

  • Populaire, populiste

Le premier est plutôt connoté positivement, bien qu’il soit très vague ; le second a eu un sens variable : en Amérique du sud, il a qualifié autant les très ambigus Juan et Eva Peron (en Argentine) que Vargas (au Brésil) relativement à gauche (surtout comparé aux dictatures sanglantes ultérieures) ; chez nous, il sert souvent à désigner l’extrême droite nationaliste et « beauf », mais aussi à suggérer une communauté de vues entre celle-ci et la gauche combative (Mélenchon = Le Pen !!!).

  • Pragmatique, pragmatisme

S’oppose à irréaliste, rêveur. Être efficace, avoir le sens du but, c’est évidemment une qualité, mais ces mots sont souvent utilisés pour justifier l’absence d’idéal, de principes, voire de scrupules ; les courants dominants du PS l’invoquent pour faire passer leur ralliement aux critères du monde des affaires.

  • Progrès

Qui pourrait prôner la régression ?ll faut clairement se prononcer pour le progrès, mais le progrès de quoi ? Le progrès scientifique, le progrès technique, celui des moeurs, de la liberté, «le progrès de l’esprit humain» ? Tout cela ne va pas automatiquement de pair, comme l’ont montré les débats entre Voltaire, Rousseau et autres figures des Lumières, ou ceux sur le scientisme aux XIXe et XXe siècles. Rien ne dispense de considérer la question au concret.

  • Projet

Qui pourrait vivre sans projets ? Construire, aspirer à autre chose, avoir de l’imagination, quoi de mieux et de plus naturel ? Mais le mot a été détourné pour habituer les gens à ce qu’ils n’aient « droit » à rien et que tout se négocie avec les autorités et les pouvoirs. Ainsi a-t-on dit aux universitaires qu’il fallait « passer du réflexe des crédits à la culture du projet ». Décrypté : vous (les petits « pavloviens » qui n’avez ni maîtrise de l’intérêt général, ni conscience pro­fessionnelle), vous n’avez intrinsèquement droit à rien ; si vous voulez un peu d’argent pour travailler, rédigez des rapports, proposez des montages, mendiez et nous (les politiciens et les hommes d’affaires cultivés et connaisseurs des grands enjeux de société), nous déciderons en fonction de nos critères.

  • Radical

Qui va à la racine des problèmes. Mais en France le parti radical « valoisien », c’est la droite plus ou moins centriste ; les radicaux de gauche, c’est la droite de la gauche molle ; la gauche radicale signifie au contraire la gauche de la gauche (aussi bien en France qu’aux États-Unis) ; autrefois un « radical », c’était souvent un conservateur qui n’allait pas à la messe ; l’islamisme radical, ce sont les intégristes fanatiques.

  • Rigueur

Évidemment, il en faut, personne ne peut accepter trop de laxisme, ni un manque de rigueur intellectuelle. Ce mot a été mis à la mode par le gouvernement Mauroy dès mai 1982 en prélude à son tournant définitif et plus accentué de 1983. À l’époque le mot « austérité », qui visait les pauvres et non les riches, avait mauvaise presse et caractérisait la politique anti-sociale des gouvernements précédents Giscard-Barre, alors il a fallu en trouver un autre moins connoté, pour dire la même chose.


Revue du Projet N°48


Vous pouvez lire aussi si ce n’est déjà fait :

  1. Cacher des maux, sous des mots
  2. Illustration de l’Article Cacher des maux, sous des mots
  3. Cacher des maux, sous des mots (2)

Une réflexion sur “Cacher des maux, sous des mots (3)

  1. BADEIGTS 23/08/2015 / 9h36

    Mettre à nu la société capitaliste exige un vocabulaire simple qui désigne la réalité. « Lutte des classes » est une notion clair qui marque l’antagonisme fondamental entre exploiteurs et exploités. Elle est « désuète » ‘irréaliste »…..on pourrait multiplier les exemples. Les précédents articles montrent bien ce qui est entretenu par les media au nom de la bienséance qui veut que l’ont cache de façon sémantique la réalité des misères que ce système génère.

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