De la voiture électrique aux véhicules à hydrogène, les multinationales de l’automobile ne manquent pas d’idées pour remplacer le pétrole. Certaines pensent même avoir trouvé, avec les agrocarburants, l’essence du futur, produite avec du maïs, du soja ou encore de la canne à sucre. Mais cette solution pose davantage de problèmes qu’elle n’en résout.
Le mot évoque l’image flatteuse d’une énergie renouvelable propre et inépuisable, une confiance dans la technologie et la puissance d’un progrès compatible avec la protection durable de l’environnement. Il permet à l’industrie, aux hommes et femmes politiques, à la Banque mondiale, aux Nations unies et même au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de présenter les carburants fabriqués à partir du maïs, de la canne à sucre, du soja et d’autres cultures comme la prochaine étape d’une transition douce, du pic de la production pétrolière à une économie énergétique issue de ressources renouvelables, qui reste encore à définir.
Les programmes sont ambitieux. En Europe, il est prévu que ces combustibles issus de la biomasse couvrent 10% des besoins en carburants routiers en 2020, contre près de 5% aujourd’hui. Les Etats-Unis, quant à eux, sont les premiers consommateurs mondiaux d’agrocarburants avec plus de 500 milliards de litres par an. Ces volumes sont difficilement compatibles avec les capacités de production de l’agriculture des pays industrialisés de l’hémisphère Nord, qui sont amenés à consacrer une part croissante de terres arables à la culture de soja et de maïs pour les transformer en éthanol et en biodiesel. Une telle conversion met sens dessus dessous le système alimentaire des nations du Nord. Aussi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se sont-ils intéressés à l’hémisphère Sud pour couvrir leurs besoins.
L’Indonésie et la Malaisie ont dû accroître rapidement leurs plantations de palmiers à huile pour être capables d’approvisionner le marché européen du biodiesel à hauteur de 20%. Au Brésil —où la superficie de terres arables consacrées aux cultures pour les carburants occupe déjà une portion de territoire de la taille du Royaume-Uni, des Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg réunis—, le gouvernement prévoit de multiplier par cinq la superficie consacrée à la canne à sucre. Son objectif est de remplacer 10% de la consommation mondiale d’essence d’ici à 2025.
La rapidité à laquelle s’opèrent la mobilisation des capitaux et la concentration de pouvoir au sein de l’industrie des agrocarburants est stupéfiante. Depuis le début des années 2000, les financements privés inondent les institutions publiques de recherche. Les grands groupes pétroliers, céréaliers, automobiles et d’ingénierie génétique passent de puissants accords de partenariat : Archer Daniels Midland Company (ADM) et Monsanto ; Chevron et Volkswagen ; BP (ex-British Petroleum), DuPont et Toyota. Ces multinationales cherchent à concentrer leurs activités de recherche, de production, de transformation et de distribution relatives à nos systèmes alimentaires et d’approvisionnement en carburants.
Ce flux de capitaux traduit le pouvoir de séduction des agrocarburants. Savamment entretenu par les grandes entreprises, celui-ci repose sur cinq mythes qu’il est nécessaire de démonter.
1 Les agrocarburants sont propres et protègent l’environnement
Parce que la photosynthèse mise à contribution pour ces cultures soustrait des gaz à effet de serre de l’atmosphère et que les agrocarburants peuvent réduire la consommation d’énergie fossile, on prétend qu’ils protègent l’environnement. Lorsqu’on analyse leur impact «du berceau à la tombe» —du défrichage jusqu’à leur utilisation dans les transports routiers—, les réductions limitées d’émissions de gaz à effet de serre sont annulées par celles beaucoup plus importantes dues à la déforestation, aux incendies, au drainage des zones humides, aux pratiques culturales et aux pertes de carbone du sol. Chaque tonne d’huile de palme émet autant, sinon plus, de gaz carbonique que le pétrole (1). L’éthanol produit à partir de canne à sucre cultivée sur des forêts tropicales défrichées émet moitié plus de gaz à effet de serre que la production et l’utilisation de la quantité équivalente d’essence.
En outre, obtenir un litre d’éthanol requiert trois à cinq litres d’eau d’irrigation et produit jusqu’à treize litres d’eau usée. Il faut l’équivalent énergétique de cent treize litres de gaz naturel pour traiter ces eaux usées, ce qui augmente la probabilité qu’elles soient tout simplement relâchées dans l’environnement en polluant les rivières, les fleuves et les nappes phréatiques (2).
2 Les agrocarburants n’entraînent pas de déforestation
Les promoteurs des agrocarburants soutiennent que les cultures effectuées sur des terres écologiquement dégradées contribuent à améliorer l’environnement. Peut-être le gouvernement brésilien avait-il cela en tête quand il a requalifié quelque 200 millions d’hectares de forêts tropicales sèches, prairies et marais, en «terres dégradées» et aptes à la culture (3).
En réalité, il s’agissait d’écosystèmes d’une grande biodiversité dans les régions du Mata Atlantica, du Cerrado et du Pantanal, occupées par des populations indigènes, des paysans pauvres et de grandes exploitations d’élevage extensif de bovins…
En Indonésie, les plantations de palmiers à huile destinés à la production de biodiesel —appelé «diesel de la déforestation»— sont la principale cause du recul de la forêt. Vers 2020, ces surfaces y auront triplé, pour atteindre 16,5 millions d’hectares —l’Angleterre et le Pays de Galles réunis—, avec comme résultat une perte de 98 % du couvert forestier (4). La Malaisie voisine, premier producteur mondial d’huile de palme, a déjà perdu plus de 90% de ses forêts tropicales et continue à les défricher.
3 Les agrocarburants permettent le développement rural
Il y a une quinzaine d’années encore, les agrocarburants desservaient principalement des marchés locaux et sous-régionaux. Même aux Etats-Unis, la plupart des usines de production d’éthanol, de taille relativement modeste, appartenaient aux agriculteurs. Depuis, la grande industrie est entrée dans le jeu, créant des économies d’échelles gigantesques et centralisant l’exploitation.
Les groupes pétroliers et céréaliers ainsi que les producteurs de cultures transgéniques ont renforcé leur présence sur toute la chaîne de valeur ajoutée des agrocarburants. Cargill et ADM contrôlent 65% du marché mondial des céréales; Monsanto et Syngenta dominent le marché des produits génétiquement modifiés. Pour leurs semences, leurs intrants, les services, les transformations et la vente de leurs produits, les paysans cultivant pour les agrocarburants sont de plus en plus dépendants d’une alliance de sociétés fortement organisées, sans en tirer de bénéfices. Les petits exploitants agricoles sont expulsés du marché et de leurs terres. Des centaines de milliers ont été déplacés dans la «république unie du soja», une région de plus de 50 millions d’hectares couvrant le sud du Brésil, le nord de l’Argentine, le Paraguay et l’est de la Bolivie (5).
4 Les agrocarburants ne causeront pas la faim
Selon la Food and Agriculture Organization (FAO), il y a assez de nourriture dans le monde pour alimenter tous les habitants avec une ration journalière de 2200 calories sous forme de fruits frais et secs, de légumes, de produits laitiers et de viande. Pourtant, parce qu’elles sont pauvres, 805 millions de personnes continuent à souffrir de la faim. Or, la transition en cours met en concurrence la production alimentaire et celle de carburants dans l’accès à la terre, à l’eau et aux ressources.
A l’échelle de la planète, les personnes les plus pauvres dépensent déjà 50 à 80% de leur revenu familial pour leur alimentation. Elles souffrent quand les prix élevés des cultures pour carburants font monter la facture des aliments. L’International Food Policy Research Institute (Ifpri, Institut international de recherche sur les politiques de l’alimentation) de Washington a estimé que le prix des aliments de base s’accroîtra de 26 à 135% en 2020. Or, chaque fois que le coût de la nourriture augmente de 1%, 16 millions de personnes tombent dans l’insécurité alimentaire. Si cette tendance continue, 1,2 milliard d’habitants pourraient souffrir chroniquement de la faim en 2025 (6). Dans ce cas, l’aide alimentaire internationale ne sera probablement pas d’un grand secours, nos surplus agricoles allant… dans nos réservoirs d’essence.
5 Les agrocarburants de «deuxième génération» sont à portée de main
Les promoteurs de l’essence végétale aiment à rassurer les sceptiques en affirmant que les agrocarburants, actuellement produits à partir de cultures vivrières, seront bientôt remplacés par d’autres plus compatibles avec l’environnement, comme des arbres à pousse rapide et le panicum virgatum (graminée dont la touffe de feuillage atteint 1,80 mètre de haut).
Cela leur permet de rendre plus acceptables les agrocarburants de première génération.
Savoir quelles cultures seront transformées en carburant n’est pas pertinent. Les plantes sauvages n’auront pas une moindre «empreinte environnementale» car leur commercialisation transformera leur écologie. Cultivées de façon intensive, elles migreront rapidement des haies et des terrains boisés vers les terres arables —avec les conséquences environnementales associées. De plus, l’industrie vise à produire des plantes cellulosiques, génétiquement modifiées —en particulier des arbres à croissance rapide—, qui se décomposeraient facilement pour libérer des sucres. Compte tenu de l’aptitude à la dissémination déjà démontrée des cultures génétiquement modifiées, on peut s’attendre à des contaminations massives.
La transition vers les agrocarburants souffre d’une tare congénitale. « Renouvelable » ne veut pas dire « sans limites » car même si les cultures peuvent être replantées, la terre, l’eau et les nutriments demeurent limités. Mais cette transition n’a rien d’inévitable. Nombre de solutions de remplacement locales menées avec succès sur le terrain, tout en étant efficaces au niveau énergétique et en restant centrées sur les besoins des habitants, sont déjà opérationnelles pour produire de la nourriture et de l’énergie sans menacer l’environnement, ou les moyens d’existence.
Eric Holtz-Giménez, Directeur général du Food First – Institute for Food and Development Policy, Oakland (Etats-Unis). – Manière de Voir N° 142 –
- George Monbiot, “ If we want to save the planet, we need a five-year freeze on biofuels “, The Guardian, Londres, 27 mars 2007.
- The Ecologist, Londres, mai 2007.
- « Plano Nacional de Agroenergia 2006-2011 », dans Camila Moreno, « Agroenergia X soberania alimentar : a questão agrária do século XXI », Brésil, 2006.
- The Ecologist, ibid.
- Elizabeth Bravo, « Biocombustibles, cultivos energéticos y soberania alimentaria en America Latina : encendiendo el debate sobre los biocombustibles», Acciôn Ecélogica, Quito (Equateur), 2006.
- Ford Runge et Benjamin Senauer, « How biofuels could starve the poor », Foreign affairs, New York, Mai-Juin 2007