Au Moyen Age, on brûlait ces créatures du diable. Au XIXe siècle, médecins et juristes se sont emparés du cas des hermaphrodites.
Les hermaphrodites ou intersexués, ces individus à l’identité sexuelle inclassable ou difficile à définir, n’appartiennent ni à l’imaginaire médiéval ni à un passé archaïque. Aujourd’hui, des ambiguïtés génitales sont fréquemment détectées lors de la naissance d’un enfant.
Julia Tissier dans Libération puis Anne Chemin dans Le Monde ont récemment livré le portrait de deux intersexués : Arthur, né avec un vagin et un pénis, opéré et désigné fille quand il se considère garçon, et Sylvaine Télesfort, née garçon et qui a obtenu du Tribunal de Paris le droit de changer de sexe, à 53 ans, après une expertise médicale.
Mais le cas le plus médiatisé est incontestablement celui de la Sud-Africaine Caster Semenya, dont le titre de championne du monde du 800 mètres féminin à Berlin, en août 2009, a été contesté en raison de l’apparence trop « masculine » de l’athlète. Après une polémique internationale, sa médaille d’or a été confirmée en novembre par la Fédération internationale d’athlétisme, qui a cependant nommé un comité d’experts chargé de statuer sur son sexe. Caster Semenya préparerait actuellement son retour à la compétition.
A partir des dernières décennies du XVIIIe siècle, les médecins conceptualisent la différenciation des sexes. L’État la pérennise à travers l’inscription civile du nouveau-né, qui se décline en sexe masculin ou féminin. Le Code napoléonien de 1804, qui entérine les règles de l’état civil d’un individu comme les principes de l’inégalité des sexes, témoigne de ces évolutions : le XIXe siècle est celui de la systématisation du dimorphisme sexuel biologique et culturel. Les médecins déterminent des canons étroits pour tout ce qui relève du corps, du sexe et de la sexualité.
Une réalité bouleverse néanmoins ce bel échafaudage normatif : l’existence de l’individu hermaphrodite, qui représente pour les médecins un impossible sexe, un corps dissident, singularisé par un enchevêtrement du masculin et du féminin qu’ils s’essaient à démêler en désignant lequel l’emporte sur l’autre. Découvrant avec un mélange de fascination et de répulsion des individus vivre en femmes quand ils sont biologiquement hommes et vice versa , ils dénoncent ces « erreurs de sexe » composites qui menacent l’édifice social. S’appuyant sur la photographie scientifique, ils pointent sans relâche l’imposture d’un sexe qui en dissimule un autre, surtout dans le cadre de mariages contractés en toute légalité et qui aboutissent, à leurs yeux, à des unions entre personnes de même sexe.
IL REVIENT À L’ÉTAT DE DÉCIDER
Pareilles « monstruosités » sont de fait exposées à la publicité des tribunaux par des époux qui s’estiment dupés. Il revient alors à l’État, par l’exercice de sa justice, de trancher sur l’identité de sexe de l’époux incriminé et de décider de la nullité ou de la validité de ce contrat, fondateur de la société.
On connaît peu de chose sur l’existence des hermaphrodites durant le Moyen Age. L’opinion commune semble alors les tenir pour des monstres mi-hommes mi-femmes, des créatures ayant eu des relations sexuelles avec le diable et qui, à ce titre, peuvent être condamnées, exécutées, brûlées, leurs cendres jetées au vent. Encore en 1599, une nommée Antide Collas est inculpée en raison de son hermaphrodisme. Les médecins chargés de l’examiner rapportent qu’elle doit l’hétérodoxie de son anatomie génitale au « commerce infâme » entretenu avec les démons, ce que, soumise à la question, elle « avoue » avant d’être brûlée vive sur la place publique de Dole.
C’est à compter surtout des dernières décennies du XVIe siècle, avec notamment Ambroise Paré, que les médecins forgent un discours scientifique sur les monstres en général et les hermaphrodites en particulier, en les détachant de toute référence à Dieu et au diable. On assiste dès lors à un changement de perception par la société : l’hermaphrodite n’est plus condamnable en tant que tel, mais la justice et les médecins lui demandent de choisir le sexe qui domine en « lui » et d’adopter les vêtements qui vont avec. Il ne peut donc plus être condamné que s’il fait usage de son sexe mineur, comme le rapporte l’avocat Louis d’Héricourt à propos d’un hermaphrodite masculin accusé de sodomie : « Par arrêt du Parlement de Paris, de l’an 1603, un hermaphrodite, qui avait choisi le sexe viril qui dominait en lui, et qui fut convaincu d’avoir usé de l’autre, fut condamné à être pendu et brûlé. »
XIXe SIÈCLE : LES HERMAPHRODITES SOUS TUTELLE MÉDICALE
Au XVIIIe siècle, ce n’est plus tant le mélange des sexes qui est mis en avant dans l’hermaphrodisme que la conformation vicieuse de l’appareil génital. En 1765, écrivant dans l’ Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le chevalier de Jaucourt insiste sur les complexités anatomiques présentées par les hermaphrodites et les sources d’erreurs d’identité de sexe qu’elles engendrent. Une telle approche amorce celle des médecins du siècle suivant.
En 1836, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, fils du célèbre naturaliste, s’en tient dans son volumineux traité de tératologie à l’observation des organes génitaux pour capter l’identité de sexe. Il produit un classement sophistiqué, répartissant les appareils génitaux en trois zones anatomiques : la « partie profonde » ovaires ou testicules, la « partie intermédiaire » utérus ou prostate et la « partie externe » clitoris, grandes et petites lèvres ou pénis et scrotum.
De l’examen de l’appareil génital envisagé dans sa globalité pour déterminer le sexe, les médecins vont, au cours du XIXe siècle, s’arrêter aux seules gonades glandes sexuelles comme marqueuses du sexe : à partir des années 1880, un consensus émerge pour leur soumettre l’attribution d’une identité sexuelle ; même atrophié, le testicule fait l’homme, l’ovaire la femme. A travers l’Europe et les États-Unis, ce champ d’investigation médical se développe, se structure, se densifie, se diversifie, pour mieux s’approprier non pas seulement le corps hermaphrodite mais aussi sa personnalité sociale.
Dans cette façon de faire qui se systématise dès les années 1880, on perçoit l’influence du professeur de médecine légale Ambroise Tardieu lorsqu’il publie en 1874 le manuscrit autobiographique laissé par Alexina B., alias Herculine Barbin. Cette hermaphrodite, déclarée fille à sa naissance en 1838, avait été élevée comme femme avant d’endosser les habits d’homme après qu’un examen médical eut diagnostiqué un sexe masculin et que le tribunal civil de Saint-Jean-d’Angely eut ordonné, en 1860, la rectification sur l’acte de naissance du sexe et du prénom en Abel. Incapable de s’adapter à son nouveau sexe social, Herculine Barbin se suicida en 18681. En rendant publique cette histoire, Tardieu contribue à infléchir le regard porté sur l’individu hermaphrodite, attirant l’attention de ses collègues sur les contrecoups sociaux funestes des « erreurs de sexe » commises à la naissance.
L’hermaphrodite intéresse dès lors au-delà de la médecine légale ou de l’anatomie, et touche à de nouvelles spécialités comme la psychiatrie, la psychologie, la neurologie ou la gynécologie. Présent dans les tribunaux pour des demandes en rectification de sexe ou des procès retentissants en nullité de mariage, il occupe aussi les jurisconsultes et, plus largement, l’opinion publique.
L’hermaphrodite représente également un autre versant d’une question âprement débattue au même moment, notamment sous l’influence des féministes : celle des identités sexuelles et des rôles sociaux qui leur sont attachés. A considérer les femmes qui revendiquent des droits jusque-là réservés aux hommes, comme celui de voter, celles qui se lancent dans le sport ou celles qui affichent une silhouette aux allures androgynes, il y a, aux yeux des médecins et du plus grand nombre, danger de virilisation du sexe dit faible. Et de cette hantise globale d’une confusion des sexes, les hermaphrodites représentent le point ultime, tant leur corps, leur sexe et leur personnalité transgressent les frontières entre masculin et féminin, entre normal et anormal, entre réalité et apparence.
L’enjeu social paraît à ce point crucial que les médecins décident d’assurer la totale gouvernance de l’individu hermaphrodite en lui déniant toute capacité à exercer ses libertés individuelles. C’est ce qu’exprime clairement le docteur Xavier Delore en 1899 : « Aujourd’hui [l’hermaphrodite] est considéré comme un fait scientifique et un organisme dégradé. A ce double titre, il fait partie du domaine des médecins. C’est à eux qu’incombe le devoir de concilier ses intérêts avec ceux de la société au milieu de laquelle ils lui marqueront sa véritable place. » Si le principe de l’identité sexuelle biologique est théoriquement réaffirmé avec sa distribution en fonction des testicules et des ovaires, le problème se déplace sur les discordances qui existent entre le sexe biologique pour peu qu’il ait été mal interprété à la naissance et le sexe social de l’hermaphrodite.
PHOTOGRAPHIE SCIENTIFIQUE À L’APPUI
Pour montrer comment un sexe peut en cacher un autre dans un même individu, les médecins s’appuient sur une arme nouvelle : la photographie scientifique, qui prend son essor entre 1870 et 1914. Elle légitime la nudité au nom de la pathologie, qui autorise d’audacieux et indiscrets gros plans des parties les plus intimes du corps – à une époque où la plupart des nus artistiques ou académiques sont frappés d’interdiction d’« exposition à l’étalage » publique… Les premières photographies scientifiques connues sont ainsi les neuf clichés d’un hermaphrodite qu’en 1860 Félix Nadar exécute à la demande du docteur Trousseau.
Les « erreurs de sexe », commises à la naissance, dérivent souvent du caractère exclusif de l’état civil, qui ne reconnaît que les deux sexes : masculin ou féminin. Ce qui n’est pas le cas de la législation prussienne, par exemple, qui prévoit le cas des bébés au sexe non identifiable et laisse alors les parents en décider, tout en réservant le droit à l’enfant parvenu à l’âge de 18 ans de changer de sexe s’il le désire. En France, s’il n’est pas rare de rencontrer dans les marges des registres d’état civil des rectifications de sexe – soit sur déclaration volontairement ou involontairement erronée du père, soit faute du scripteur de l’acte -, il est en revanche exceptionnel d’y lire que le sexe d’un enfant « n’a pu être déterminé ».
Les médecins sont néanmoins conscients de la difficulté qu’il peut y avoir, à l’occasion, à déterminer le sexe d’un nouveau-né. Certains, comme le célèbre médecin Alexandre Lacassagne, pensent d’ailleurs préférable de déclarer l’enfant à l’état civil de « sexe douteux » ou de « sexe neutre » en cas d’hésitation, quitte à attendre une puberté plus significative en termes de masculinité ou de féminité pour assigner le sexe définitif.
Lorsqu’ils se trouvent en présence d’une « erreur de sexe », les médecins, dans leur grande majorité, tentent de convaincre leur patient ou son entourage de faire rectifier le sexe dans l’état civil, particulièrement dans le cas des enfants, pour qui le changement est réputé moins contraignant que pour un adulte. Autre manière de mettre l’anatomie en conformité avec l’état civil : le recours à la chirurgie, sans que l’on sache véritablement la part de volonté initiale ou de consentement spontané du patient. Il se développe au cours du XIXe siècle, et avec lui les conséquences catastrophiques d’opérations hasardeuses, évoquées par les docteurs Tuffier et Lapointe en 1911 : « C’est ainsi qu’on a souvent enlevé des testicules parce qu’on les avait pris pour des ovaires herniés, chez des individus à morphologie féminine plus ou moins prononcée, et nous pourrions citer une vingtaine d’observations d’hermaphrodites masculins qui subirent par erreur la castration double ! » Il reste à savoir si les chirurgiens fautifs ont été inquiétés par la justice, comme le Code pénal – qui punit l’ablation des organes génitaux par les travaux forcés à perpétuité – le permet.
LES CHANGEMENTS DE SEXE AU TRIBUNAL
La chirurgie n’est toutefois qu’une étape, par ailleurs facultative, dans le changement de sexe qui, pour être effectif, doit être prononcé par le tribunal civil. Quant c’est à la demande de l’intéressé, les choses peuvent aller vite. C’est ainsi qu’en 1829 la cour de Dreux accorde à Rose-Victoire Vivien, 26 ans, la permission de changer de sexe après que trois médecins eurent constaté qu’elle ne portait « aucun des organes propres à la femme » au contraire de « tous ceux propres à l’homme, dans un état imparfait il est vrai » .
Devenu légalement homme, Rose-Victor Vivien se marie aussitôt et même, devenu veuf, se remarie. Son ascension sociale montre qu’un hermaphrodite, s’il doit s’affranchir du regard railleur ou malveillant d’autrui, n’est pas forcément condamné à l’opprobre et à la misère, surtout s’il accède au sexe dominant. Rose-Victor Vivien, née fille d’un simple journalier, est devenu ouvrier imprimeur puis propriétaire et rentier aisé avant de s’éteindre, à 72 ans, en digne notable de sa commune.
Les procès en nullité de mariage, intentés par l’un des époux qui se proclame dupé par le sexe de l’autre, se révèlent parfois autrement plus complexes. En effet, dans le Code civil, les annulations de mariage ne peuvent être obtenues en raison de l’impuissance du mari ou de la femme, ou pour mauvaise conformation génitale de l’un des deux époux, mais seulement en raison d’une « erreur dans la personne » épousée art. 180.
Aucune précision n’étant par ailleurs fournie pour apprécier qualitativement l’« erreur » en question, la plupart des plaignants ont mis en avant l’absence des organes constitutifs du sexe opposé chez leur épouse ou époux. Cela rendrait in fine nul un mariage conclu entre deux personnes de sexe identique, « union monstrueuse » et impensable.
Tout le problème réside alors dans l’appréciation de l’« erreur de sexe » : certains cas ont donné lieu à d’interminables batailles d’expertises, comme celui du couple Darbousse-Jumas. Antoine Darbousse, 23 ans, sériciculteur éleveur de vers à soie aisé en pays cévenol, se marie en 1866 avec Justine Jumas, 25 ans. Plus de deux ans après la cérémonie, il demande la nullité du mariage devant le tribunal d’Alès parce que, prétend-il, son épouse n’a aucun des organes distinctifs de la femme.
C’est le début d’une longue procédure qui ne s’achève qu’en 1876, scandée par les interventions de plusieurs experts médicaux appelés par les deux parties et par les magistrats. C’est d’abord Justine Jumas qui produit pour sa défense un certificat médical du docteur Carcassonne qui la déclare femme, tout en notant qu’elle est dépourvue de vagin. Le mari réplique par l’avis d’Ambroise Tardieu, autorité éminente sur les hermaphrodites. Dans ce rapport, rédigé il faut le signaler sans que le médecin ait examiné Justine – qui refuse désormais toute nouvelle expertise médicale -, il assure ne pas voir de « femme dans l’épouse de M. Darbousse » et la croit homme.
Déconcertés par ce désaccord, les magistrats consultent deux nouveaux experts, qui ajoutent encore à la confusion. Pour le professeur Courty, Justine Jumas « doit être rangée dans la catégorie de ces sujets tératologiques qui n’ont, à proprement parler, pas de sexe » , tandis que, pour le docteur Legrand du Saulle, « la personne n’est pas une femme ; elle n’est vraisemblablement point un homme ; elle ne possède très probablement aucun sexe » .
Le jugement définitif rendu par le tribunal d’Alès trahit la perplexité des magistrats à la lecture de ces rapports divergents qui concluent à la femme Carcassonne, à l’homme Tardieu, au monstre Courty ou à l’asexué Legrand du Saulle. La cour se contente donc de relever que Justine Jumas n’est pas pourvue des organes naturels constitutifs de son sexe, ovaires et vagin étant absents ; en conséquence, elle prononce la nullité du mariage et, avec elle, celle du contrat de mariage, mais se garde bien de dire quel est le sexe de Justine : « Attendu, enfin, que le tribunal n’a pas à rechercher si ladite partie défenderesse, à cause de sa conformation et de sa constitution générale appartient au sexe masculin ou au sexe neutre, s’il en existe. »
C’est-à-dire qu’entrée femme au tribunal, Justine Jumas en ressort dépourvue de sexe comme d’identité civile, situation absurde et intenable. Après le procès, elle continue de fait sa vie de femme : privée de toute possibilité d’autonomie parce qu’elle ne possède plus d’état civil, sans profession et condamnée au célibat, elle ne quitte pas son village et sa famille jusqu’à son décès en 1920, à près de 80 ans. Quant à Darbousse, aussitôt le mariage annulé, il se remarie, a trois enfants de sa nouvelle épouse et entame une carrière politique qui fera de lui un maire et conseiller général républicain.
L’État, par l’intermédiaire de sa justice, intervient donc directement dans la régulation identitaire des individus. S’il hésite parfois à assigner un sexe, masculin ou féminin, à un hermaphrodite, toujours considéré comme atteint d’une pathologie grave, sinon monstrueuse – et à ce titre asocial -, jamais il ne remet en cause la légitimité du dimorphisme sexuel biologique et culturel qui gouverne la société. Aujourd’hui, le regard porté sur les hermaphrodites ou intersexuels, selon la terminologie actuelle, évolue lentement en fonction, d’abord, des nouvelles définitions juridico-médicales du sexe.
Un rapport daté de novembre 2009 de la Haute Autorité de santé, organisme dépendant du ministère de la Santé, sur la question de la transsexualité – une autre façon d’interroger les discordances entre sexe biologique et sexe social -, estime que la fréquence de l’indifférenciation sexuelle pourrait atteindre 2 % des naissances annuelles .
Gabrielle Houbre – Source