Vincent Bolloré et Canal+

Trente ans après sa création, Canal+ reste une chaîne pas comme les autres. La semaine dernière, pendant deux jours, la perspective de voir son émission satirique emblématique,  » Les Guignols de l’info « , quitter l’antenne a provoqué une tempête de réactions, jusque dans le monde politique, pourtant victime de prédilection des célèbres marionnettes.

Deux jours plus tard, l’éviction de son numéro deux, Rodolphe Belmer, a déclenché des commentaires inquiets dans le monde de la création, de la part de sociétés d’auteurs et de réalisateurs. Ceux-ci voient dans cette disgrâce davantage qu’une péripétie d’entreprise passant sous la coupe d’un nouvel homme fort, même si c’est bien ce schéma que vit Canal+. Après une entrée discrète au capital de Vivendi, en 2012, l’industriel Vincent Bolloré a progressivement pris le pouvoir au sein du conglomérat propriétaire de Canal+. Pouvoir qu’il entend exercer pleinement, à sa façon, à travers une reprise en main plutôt rugueuse.

Pour M. Bolloré, Canal+ s’est habitué à vivre comme une forteresse autarcique, ignorante du groupe qui l’entoure, maintenant un style de vie et une structure de coûts qui lui rappellent l’époque flamboyante, et révolue, des Pierre Lescure et Alain De Greef (mort le 29 juin). Traditionnelle vitrine destinée à séduire les futurs abonnés, la tranche en clair du soir, coûteuse, avec son  » Grand Journal « , est dans le collimateur, bien que le groupe Canal+ ait dégagé un résultat positif de près de 600 millions d’euros en 2014.

L’industriel veut introduire à Canal+ une vraie logique de groupe, par exemple avec Universal Music ou la billetterie Digitick, autour des métiers liés à la consommation culturelle. Proposer une offre culturelle globale à un portefeuille d’abonnés donnerait un sens au groupe Vivendi, jusqu’ici hétéroclite.

Pour cela, il faut déplacer le pouvoir au niveau du groupe, voire entre les mains de M. Bolloré, réputé très attentif aux contenus, mais solitaire dans la décision. C’est ce qui inquiète les milieux du cinéma, que Canal+ finance à hauteur de 20 % de son chiffre d’affaires, soit la moitié environ du financement du 7e art par la télévision.

Comment Canal+ choisira-t-il  » ses  » films demain ? Selon quels critères ? M. Bolloré préservera-t-il les investissements qui ont fait de Canal+ la chaîne  » premium  » qu’elle est aujourd’hui ? Canal+ a déjà connu pareil tournant. Bertrand Meheut et Rodolphe Belmer étaient vus à leur arrivée, en 2003, comme des gestionnaires appelés à exorciser l’entreprise de son  » mauvais esprit « .

Canal+ n’en reste pas moins le symbole d’une certaine idée de la télévision et le poumon du cinéma. La chaîne a toujours cherché à marquer sa différence. Un positionnement très clair, censé favoriser les abonnements, mais qui a aujourd’hui pris des rides, à l’heure où des services télévisuels comme Netflix jouent eux aussi de la décontraction pour séduire les jeunes et les urbains.

Les messages envoyé par Vincent Bolloré peuvent être interprétés de deux manières.

  • Soit il s’agit d’un salutaire, mais maladroit, coup de semonce pour secouer les équipes en place afin que Canal+ redevienne le lieu où les choses se passent ;
  • soit il s’agit de dire que Canal+ n’est plus un astre unique, mais une étoile parmi d’autres dans l’orbite de Vivendi.

Ce qui pourrait être l’amorce d’une rupture dans l’écosystème culturel et audiovisuel français.

Le Monde (Edito) Titre original « Vincent Bolloré et la troisième vie de Canal+ »