Près de vingt ans après sa mort, le souvenir de François Mitterrand dans l’opinion publique française reste pour le moins trouble, si l’on se réfère au journaliste anglais
Philip Short qui vient de lui consacrer une biographie complète, François Mitterrand, portrait d’un ambigu. Trouble car oscillant entre la reconnaissance d’un style présidentiel autrement plus ample que celui auquel nous nous sommes depuis habitués et la déception que sa politique a suscitée à gauche, par-delà quelques avancées sociales.
L’ambiguïté de Mitterrand tient aussi au nombre d’affaires opaques qui n’ont cessé, durant toute sa carrière, de le poursuivre.
Parmi ces dossiers sensibles, celui du Rainbow Warrior, durant l’été 1985, reste un moment clé. Au cœur de ce scandale d’État, un journaliste a tenu un rôle majeur : Edwy alors au Monde, qui révéla l’existence de la « troisième équipe » dans l’attentat contre le bateau de Greenpeace à Auckland (Nouvelle-Zélande), et affirma que le président Mitterrand avait validé l’opération. Le journaliste, devenu directeur de Médiapart, revient aujourd’hui dans un livre sur les détails de son enquête et livre au passage un réquisitoire contre le présidentialisme dont Mitterrand fut l’incarnation absolue. L’occasion pour nous de confronter sa parole à celle, plus distanciée mais aussi plus fascinée, de Philip Short, pour tenter de comprendre de quoi Mitterrand est resté le nom. D’une grandeur française, complexe mais intacte, ou d’une dérive monarchique? Jean-Marie Durand, Les Inrocks
- L’affaire du Rainbow Warrior a été un moment clé du premier mandat de François Mitterrand. Philip Short, croyez-vous que l’ordre de l’attentat ait été donné par Mitterrand, comme Edwy Plenel l’a révélé dans Le Monde à l’époque ?
Philip Short — J’émets des doutes sur cet ordre. S’il avait ordonné l’attentat, l’amiral Lacoste l’aurait dit. Or, il ne l’a pas fait. Cette absence de confirmation est selon moi une indication forte de son extériorité à l’affaire. Mais cette histoire met en lumière, il est vrai, les contradictions de Mitterrand : il a laissé traîner, il a pensé que la vérité ne sortirait pas. C’est l’une des taches de François Mitterrand, à laquelle on peut ajouter l’affaire de l’Observatoire’.
- De l’Observatoire au Rainbow Warrior, les « affaires opaques » restent-elles attachées au style Mitterrand?
Philip Short — Cela reste attaché à son image, mais, à mon avis, ça ne détermine pas entièrement sa façon de gouverner. Globalement, je pense que Mitterrand a beaucoup de réussites à son actif. Il a transformé la France, autant que de Gaulle. La modernisation, la réconciliation de la gauche avec le marché libre, l’Europe… Il reste quelques taches : l’Observatoire, le Rainbow Warrior, l’ex-Yougoslavie, le Rwanda… Mais on ne peut pas espérer d’un homme d’état qu’il ne se trompe jamais.
- Edwy Plenel, pourquoi avez-vous voulu revenir sur l’affaire du Rainbow Warrior?
Edwy Plenel — Le propos de La Troisième Équipé dépasse le mitterrandisme mais concerne à la fois le journalisme et le présidentialisme. Je n’ai jamais raconté l’affaire de l’enquête Greenpeace, j’ai laissé dire beaucoup de bobards. J’ai voulu prendre l’histoire concrète, en laissant jouer le jeu du souvenir, pour raconter une enquête de l’intérieur, la démystifier. Contrairement à ce que vous suggérez, l’amiral Lacoste a bien écrit que le 15 mai 1985, Mitterrand sait tout déjà du principe de l’opération. Il lui explique à l’Élysée, en détail, ce qu’il en est de cette mission d’anticipation et de neutralisation. Mitterrand ment comme un arracheur de dents jusqu’aux révélations du Monde. Le puzzle de l’enquête montre bien qu’il y a un responsable au sommet de l’État, entouré de ses plus anciens compagnons, Charles Hernu et Roland Dumas. Il est le premier comptable.
Philip Short — Mais quelle fut votre source? Je pense que c’était Guy Perrimond, attaché de presse du ministère de l’Intérieur.
Edwy Plenel — C’est exactement le contraire. Perrimond fait partie des gens avec lesquels je n’ai eu aucun rapport. Une source, on doit l’éduquer : une fois qu’elle vous a menti, vous ne devez plus avoir aucun rapport. Le tuyau crevé selon lequel Pierre Joxe et ses conseillers au ministère de l’Intérieur seraient à l’origine de ces informations du Monde est une contre-attaque de la garde rapprochée de Mitterrand, par son cabinet noir, par Gilles Ménage, par leurs relais dans la presse, par Pierre Péan qui était déjà leur mercenaire et qui l’écrira un an après dans un livre Secret d’État. Guy Perrimond n’est donc pas « le Consul » dont je parle dans le livre. Je ne dirai de toute façon jamais de qui il s’agit.
- Selon vous, quel fut le mobile de cette affaire?
Edwy Plenel — Cette affaire dit comment la crise d’identité politique profonde de la France actuelle vient de ces débuts du mitterrandisme : l’incapacité à comprendre le monde nouveau qui va surgir dès la fin des années 80. Car le mobile, c’est que Mitterrand est le président qui a le plus fait sauter de bombes atomiques, plus que de Gaulle, Pompidou, Giscard et Chirac. C’est une vision de la puissance française, dont on voit à trente ans de distance combien elle ne prévoyait pas le monde de la dénucléarisation.
Philip Short — Je ne vous suis pas sur la conclusion que vous tirez des mémoires de Lacoste. Vous les interprétez comme une preuve définitive de la responsabilité directe de Mitterrand. Je ne crois pas qu’on puisse le faire. Mais c’est vrai que Mitterrand savait, il a menti jusqu’à la divulgation de la troisième équipe.
Edwy Plenel — Mitterrand a, dans tous Les moments difficiles de sa carrière, fait la même chose : « pas vu pas pris. » Pour lui, on ne doit jamais reconnaître, ne jamais céder. Le fait que vous fassiez cette biographie de Mitterrand après celles de Pol Pot et de Mao est significatif : vous vous attaquez à trois types de monstres politiques.
Philip Short — Je dirais trois hommes complexes qui reflètent la culture et l’histoire de leur pays.
Edwy Plenel — J’entends « monstres » au sens d’hommes exceptionnels qui rencontrent des moments exceptionnels. Je pense que dans le cas de la France, ce que vous rencontrez est un problème qui ne commence pas avec Mitterrand mais avec ce que j’appelle « l’ilibéralisme » français. La France est un pays de très basse intensité démocratique. Et la scène de l’affaire Greenpeace le montre parfaitement. La démocratie, c’est le jeu des contre-pouvoirs. Dans le cas de l’affaire Greenpeace, on a le concentré d’une démocratie française qui refuse de regarder le terrorisme d’État.
Philip Short — Je pense que la France sous Mitterrand était plus démocratique que sous de Gaulle. Il a accompagné le changement et la modernisation de la société.
Edwy Plenel — Je pense à l’inverse que l’occasion a été manquée; il a été élu sur une promesse de rénovation démocratique. Tout l’ensemble de ce qui bloque aujourd’hui la France se met en scène dans ces années 80. La clé, c’est que notre pédagogie politique française est de laisser notre sort à un seul. Les élections britanniques viennent d’avoir lieu : il vous paraît normal que ceux qui ont perdu quittent leurs responsabilités. En France, c’est impossible.
Philip Short — Mais, partout en Europe, l’extrême droite est forte. Si le FN a autant de succès, c’est parce que la gauche n’a pas su, avant tout, résoudre les problèmes des banlieues et de la misère sociale.
Edwy Plenel — Il est évident que la question première est la relation de la gauche aux classes populaires, sa raison d’être. A partir de Mitterrand, la gauche perd ce lien structurel. Mais il n’y a pas de fatalité à l’ascension de l’extrême droite en France. Il y a deux ressorts qui font qu’elle grimpe : la gauche a perdu le souci prioritaire de ses classes populaires et surtout, depuis les années 80, elle refuse de les accepter telles qu’elles sont. Notre rapport à notre passé colonial n’a pas été dénoué.
Philip Short — En France, il y a une tradition de l’assimilation, à la différence de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis. Pourquoi ne pas continuer ce chemin français de l’assimilation ?
Edwy Plenel — Ne jouons pas sur les mots. Dans le débat politique et idéologique actuel, brandir le mot assimilation, c’est demander l’effacement des différences et de la diversité. Comme s’il y avait une norme à laquelle il faudrait se plier. Une norme blanche, non croyante. La question qui est posée aujourd’hui à la France, ce n’est pas de brandir l’assimilation comme une négation de notre diversité, mais c’est de dire qu’être français n’empêche pas d’avoir une pratique religieuse minoritaire; c’est un rapport entre l’un et le multiple.
Philip Short — Pour moi, la laïcité est un moyen d’intolérance…
Edwy Plenel — Mais je suis désigné comme le chef du parti des francophobes pour avoir écrit cela dans mon livre Pour les musulmans. Je vous dis juste qu’il n’y a aucune fatalité au fait que l’ascension de l’extrême droite soit le prix à payer de la crise; si cela se traduit par cette hypothèque si durable, avec les habiletés de Marine Le Pen, la clé est pour moi cette faible intensité démocratique dont le sujet de votre livre est le cœur.
- Philip Short, quelle est votre position sur le système présidentiel de la Ve République?
Philip Short — Je trouve que c’est un système qui convenait à la France. Hollande s’est trompé en prétendant vouloir être un président normal. On ne veut pas de la démocratie à la suédoise, où le chef politique ressemble à son voisin. Le système présidentiel convient aux Français. Mitterrand, comme de Gaulle, était un monarque. Je plains la France de n’avoir pas trouvé depuis un troisième monarque républicain.
Edwy Plenel — Chacun voit midi à sa porte. Philip Short parle depuis une culture où les monarques ne gouvernent plus et où les Premiers ministres sont renversés par leurs partis politiques. Du coup, il se dit que la monarchie républicaine est formidable. Je pense que c’est une catastrophe démocratique.
Philip Short — J’ai une proposition : vous devenez britannique et je deviens français (rires].
Edwy Plenel — La République est un champ de bataille divisé en deux traditions. Nous avons depuis la Révolution une tradition pour laquelle le politique doit s’élaborer du côté des assemblées, d’une démocratie délibérative. De l’autre côté, nous avons celle des conservatismes, qui mène au bonapartisme, au césarisme, au présidentialisme. Cette catastrophe ne date pas de de Gaulle. Nous sommes aujourd’hui dans une nécrose institutionnelle. Hollande lui-même n’est pas devenu un président normal : il est passé immédiatement du « nous » au « je ». Comme Mitterrand qui a lancé le plus d’opérations extérieures, Hollande joue énormément avec le fait du prince guerrier. On ne vote pas sur les aventures militaires en France.
Philip Short — L’intervention au Mali a été salué.
Edwy Plenel — Mais c’est une catastrophe.
Philip Short — Vous êtes un idéaliste…
Edwy Plenel — J’espère bien, c’est un compliment. Je ne suis pas un idéaliste au sens éthéré, je suis du côté d’une culture que vous connaissez, le radicalisme pragmatique, inspiré de John Dewey, qui a un grand nom dans le journalisme américain : Robert Ezra Park.
Philip Short — Votre rejet du présidentialisme est étrange quand on se souvient que le système politique ne marchait pas sous la IIIe et la IVe République.
Edwy Plenel — Cela a très bien marché sous la IIIe! Au fond, vous restez un journaliste fasciné par les grands hommes. Je pense qu’il n’y a pas de grands hommes; il n’y a que de grandes circonstances dans lesquelles certains individus peuvent se révéler, s’imposer. D’ailleurs, vus de près, ils sont assez médiocres.
Philip Short — Votre manichéisme est trop fort. François Mitterrand concentre les contradictions françaises du siècle. Ce qui vous intéresse, c’est le contexte.
Edwy Plenel — C’est le puzzle.
Philip Short — Moi, ce qui m’intéresse, c’est la biographie; l’histoire d’une vie. Pourquoi Mitterrand a fait ce qu’il a fait. Vous parlez en historien, je parle en biographe.
Edwy Plenel — La politique moderne, comme Mitterrand l’a incarnée, c’est une politique qui n’invente rien, c’est une éternité politicienne.
1. Un soir de 1959, la voiture de François Mitterrand est criblée de balles alors que celui-ci rentrait chez lui. L’organisation de l’attentat a été attribuée aussi bien à Mitterrand lui-même qu’à l’extrême droite. [affaire n’a jamais été totalement élucidée.