La journaliste Elise Lucet nous parle de la limitation accrue du droit d’informer, de Philip Morris, de Monsanto et de la généralisation du lobbying dans la démocratie.
Les Inrocks: Une pétition du collectif « Informer n’est pas un délit » publiée sur change.org a recueilli plus de 350.000 signatures. Elle dénonce la dangerosité du projet de directive européenne sur le secret des affaires pour les investigations journalistiques et les lanceurs d’alerte. En quoi est-ce dangereux?
Élise Lucet — Au départ, le but de cette directive est de protéger Les entreprises de l’espionnage industriel. En soi, on est d’accord : il faut protéger les entreprises françaises et le made in France. Simplement, beaucoup d’articles de cette directive s’attaquent aux journalistes, aux lanceurs d’alerte et aux sources, c’est-à-dire aux personnes susceptibles de se procurer des documents confidentiels d’entreprises pour en révéler les dérives. En effet, cette directive pose comme principe de base le secret des affaires. Les entreprises décideront elles-mêmes ce qui est une atteinte au secret de leurs affaires. Elles pourront saisir un magistrat et nous poursuivre. J’entends que l’on puisse attaquer si le développement d’une entreprise est mis à mal. Mais quid de tout le processus d’optimisation et d’évasion fiscale?
Pourriez-vous encore faire votre travail d’enquête de Cash investigation diffusée sur France 2?
Pour l’émission sur Philip Morris, on avait six cent cinquante pages de docs confidentiels concernant le lobbying de la multinationale du tabac auprès des députés européens. Avec cette directive, elle aurait pu nous attaquer pour atteinte au secret des affaires et demander des dommages et intérêts colossaux, jusqu’à plusieurs millions. C’est un piège qui se referme sur nous. Elle aurait même pu nous attaquer avant diffusion de l’émission ! Pendant la préparation, je fais mon travail : je montre au pdg les docs en notre possession pour qu’il puisse répondre. Avec la directive, il aurait pu saisir un magistrat et exercer une censure préventive pour empêcher sa diffusion. D’autre part, les sources et lanceurs d’alerte, des gens très courageux, auront peur de dénoncer les dérives si cette directive est adoptée.
Que risquent-ils?
Ils prennent déjà des risques considérables. Généralement, ils perdent leur boulot, n’ont plus de revenus. Avec la directive, Hervé Falciani serait poursuivi par HSBC et finirait peut-être même en taule. Après avoir dénoncé les dérives de sa banque concernant l’évasion fiscale, Falciani est aujourd’hui au RSA, et maintenant on lui mettrait au-dessus de la tête une menace de plusieurs centaines de milliers d’euros? Qui oserait encore dénoncer ce scandale?
Quelles affaires importantes ne pourraient plus être dévoilées selon vous?
L’affaire HSBC donc, ainsi que celles d’UBS, de Monsanto, du Mediator. Nos émissions sur Philip Morris ou les téléphones portables n’existeraient pas. Avec le collectif, on n’est pas en train de défendre une petite corporation de journalistes mais le droit à l’information : 350000 personnes ne s’y sont pas trompées. La directive touche à la démocratie. Sous prétexte de protéger tes entreprises, on musèle ceux, de l’intérieur et de l’extérieur, qui pourraient faire des révélations.
Des lobbies industriels et économiques ont-ils poussé dans ce sens?
Ça oui! Plusieurs multinationales comme Alstom ou Air Liquide ont été reçues par la commission qui a rédigé la directive. Aucune PME n’a été reçue. Les journalistes ne l’ont été que parce qu’on l’a demandé. On a appris que le texte avait été écrit par les cabinets de conseil des plus grandes multinationales. Objectivement, c’est inquiétant.
Le 16 juin, cette directive de la Commission européenne, destinée selon ses partisans à lutter contre l’espionnage industriel, a reçu le feu vert de la commission juridique du Parlement européen. Elle sera soumise aux députés européens à l’automne. Les 350000 signatures peuvent-elles influencer les parlementaires?
Les garde-fous ne sont pas suffisants. Les amendements sont des patches. On demande son retrait ou un travail de réécriture important. En Allemagne, et en Espagne, ça commence à bouger. On essaie de mobiliser les journalistes et les parlementaires européens. On va déposer une pétition européenne.
A la rentrée, vous partez pour la quatrième saison de Cash investigation. Sa forme dynamique — voix off, images d’archives et commentaires ironiques vous a-t-elle été inspirée de récits autres que journalistiques comme les séries ou le cinéma ?
On voulait une émission différente sur le ton. L’écriture est très collective, on souhaite que l’émission soit regardée comme un film. Les monteurs ont un rôle très important. L’investigation économique peut être une aventure et être racontée comme telle. Ce n’est pas parce qu’on parle de trucs sérieux, rigoureux, qu’il faut que ça soit chiant ou triste.
Suivez-vous d’autres émissions d’investigation?
BBC Panorama en Angleterre. Sur la forme, c’est plus straight que nous, mais super sur le fond. Aux Etats-Unis, je regarde 360° d’Anderson Cooper sur CNN.
Qui est le plus difficile d’accès : le milieu politique ou économique?
Le monde économique. Il y a des milliards d’euros en jeu. Il a eu l’habitude de travailler en cercle fermé, et n’aime pas du tout l’exercice journalistique, perçu au mieux comme une intrusion.
Vous allez souvent questionner les grands patrons dans la rue ou entre deux portes parce qu’ils ne vous reçoivent pas malgré vos demandes réitérées pendant des mois. C’est sport?
Le but n’est pas de les piéger car ils savent que l’on veut les interviewer, mais ils refusent. Cela crée un moment de vérité comme quand on a pris sur le fait des parlementaires français invités à déjeuner par une multinationale du tabac qui ne paie pas ses impôts en France. L’image parle d’elle-même.
Dans ce cas, le fameux mur des communicants n’existe plus, il n’y a plus de dircoms, d’attachés de presse de crise. Certains, qui ont l’impression d’être intouchables, trouvent notre présence insupportable. Les grands patrons de multinationales, comme les hommes politiques, doivent comprendre que dans une démocratie, tout le monde doit répondre de ses actes dans la légalité la plus totale.
Propos recueillis par Anne Laffeter pour Les inrockuptibles – Titre original de l’article : « L’investigation économique peut-être une aventure »