L’ordre règne !

Les inégalités se creusent de manière vertigineuse. Les rapports marchands colonisent des territoires pourtant longtemps préservés, de l’éducation à la santé, de la culture à l’environnement. De prétendus critères de rentabilité s’imposent désormais à tous les services publics. Tandis que les formatages publicitaires prolifèrent, la compétition et l’esprit d’entreprise sont des objets de culte à vénérer. Les solidarités sociales se détruisent sous l’effet d’une mise en concurrence généralisée.

Le stress, l’anxiété et parfois l’angoisse envahissent les existences, à l’heure où le burn-out est en passe de devenir l’une des pathologies majeures de notre temps. L’ordre règne et ses défenseurs renouvellent sans cesse les armes de sa domination.

Responsables politiques et intellectuels à son service travaillent d’arrache-pied à faire croire qu’il irait de soi. Après avoir ordonné le silence sur les classes sociales et leurs luttes – comme si elles avaient disparu – et sur le mot même de «capitalisme» – à ne pas contester au point de ne même plus le nommer -, les gardiens de l’ordre misent sur la résignation en imposant leur doxa et jargon. Ces experts parlent du travail d’après son «coût», assimilent la protection sociale à des «charges», font passer des régressions pour des «réformes», opposent qui a un travail et qui n’en a pas, qui est né ici ou qui ne l’est pas.

Il faudrait donc acquiescer à cet ordre-là, à son organisation sociale fondée sur la course au profit et l’inégalité, sans autre forme de procès. Au contraire, la critique a pour vocation de ne pas accepter le monde tel qu’il va. Elle se donne pour tâche de montrer ce qu’il y a de construction sociale, de rapports de force et de domination dans ce qui nous est donné pour «naturel» ou «évident». Mais elle ne saurait s’en contenter.

Il ne s’agit pas seulement d’interpréter le monde, mais de le transformer : la proposition reste vraie ; elle pose une tâche urgente. Collectivement, par le croisement de l’analyse et de la pratique, par la critique de ce qui est et l’expérimentation de ce qui peut être, il est possible de concevoir d’autres manières d’imaginer nos vies, notre rapport au temps, à l’éducation, au travail et à la création. «Il n’y a pas d’alternative», nous a-t-on longtemps martelé.

Contre cette sommation à ne plus penser, un chantier, immense, est à explorer. Certes, les difficultés sont nombreuses. Dans tous les milieux, la force des institutions, l’enrôlement à la pensée dominante, la concurrence et la précarité sont autant d’obstacles à surmonter.

Le monde de la recherche en général, des sciences sociales en particulier, n’est évidemment pas épargné : il risque aussi sans cesse le surplomb, le monopole de la parole et la vanité que peut engendrer un système de compétition. Comprendre la production sociale de ces conditions, c’est déjà aider à les dépasser ; mais cela, encore une fois, ne suffit pas.

Pour celles et ceux qui n’ont pas renoncé à la pensée critique, quels que soient leurs disciplines, leurs professions et leurs engagements, surmonter le sentiment d’isolement et parfois d’impuissance impose de se retrouver, de réfléchir et d’agir ensemble. Savoirs en action se donne pour objectif de lutter contre les cloisonnements des connaissances. Cette association entend mettre en partage les savoirs, en faisant le constat que chacun possède des savoir-faire, formations, connaissances nées de métiers, d’expériences et de luttes.

Pour accroître notre compréhension du monde, il s’agit de les mutualiser et d’en faire un bien commun. Loin du postulat selon lequel seuls certains auraient une parole autorisée, le projet est de rompre avec ce qui nous sépare, nous isole et nous enferme dans nos positions assignées comme s’il s’agissait de fatalités. Le principe de Savoirs en action est que chacun d’entre nous peut donner et recevoir du savoir.

Ce partage des apprentissages est ici conçu comme source de solidarité, mais aussi comme ressource de lutte : à la joie possible d’apprendre ensemble se mêle la force de réagir et d’agir. Le nom de l’association le dit bien : ce sont des savoirs en action. Elle souhaite aussi revoir à cette aune les combats du passé, d’en faire une histoire et une mémoire vives, pour que de cette transmission naisse l’exploration de pratiques émancipatrices.

Concrètement, Savoirs en action proposera des ateliers rompant avec le dispositif classique d’une parole monopolisée devant un public passif. Ces ateliers, mettant en œuvre au contraire un partage des savoirs, mobiliseront salariés avec ou sans emploi, précaires ou pas, retraités, syndicalistes, militants associatifs, travailleurs sociaux, enseignants, chercheurs, artistes…

Ils pourront se tenir dans les Bourses du travail, renouant ainsi avec leur vocation d’origine, mais aussi sous la forme de soirées-débats organisées avec des associations de quartiers ; des traces matérielles laissées de ces rencontres sous forme d’articles, de discussions, d’entretiens vidéos seront diffusées par le site de l’association ; elle fera connaître les différentes initiatives prises en ce sens ; l’écriture collective de livres, incisifs et bon marché, sera rassemblée au sein d’une collection ; et plus particulièrement sera menée une réflexion sur les programmes de l’enseignement, l’élaboration de contre-programmes et de manuels critiques.

Enfin, des interventions seront organisées sous forme d’ateliers itinérants, dont la mobilité permettra les rencontres et l’intervention dans les luttes, contribuant à nourrir un réseau réactif d’informations sur les mobilisations en cours. Nous appelons chacune et chacun à rejoindre Savoirs en action.

Parmi les premiers signataires : Ludivine Bantigny historienne Stéphane Beaud sociologue Eric Beynel porte-parole national de l’Union syndicale Solidaires Jacques Bidet philosophe Marie-Claire Cailletaud CGT-Mines- Energie Claude Calame anthropologue Christophe Charle historien François Cusset historien et écrivain Laurence De Cock historienne Eric Fassin sociologue Arlette Farge historienne Bernard Friot sociologue Jean Gadrey économiste, conseil scientifique d’Attac Susan George écrivaine Karl Ghazi CGT-Commerce Sabina Issehnane économiste atterrée Hugues Jallon éditeur Danièle Kergoat sociologue Pierre Khalfa syndicaliste, coprésident de la Fondation Copernic Rose-Marie Lagrave sociologue Frédéric Lebaron sociologue Danièle Linhart sociologue Frédéric Lordon philosophe et économiste Daniel Mermet journaliste Marwan Mohammed sociologue Willy Pelletier sociologue, coordinateur général de la Fondation Copernic Michèle Riot-Sarcey historienne Annie Thébaud-Mony sociologue Christian Topalov sociologue et Enzo Traverso historien.

Il est possible de signer ce texte à : savoirsenaction@gmail.com

Informations : http://savoirsenaction.unblog.fr

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