Comment l’Etat Islamique finance sa guerre ?

Aux abords du poste frontalier de Kilis en Turquie, les camions stationnent en file indienne sur plusieurs kilomètres. Les chauffeurs attendent le sésame des douaniers pour passer en territoire syrien. Ils transportent des matériaux de construction, des conserves, des biscuits, de la cola ou encore des volailles vivantes, qui seront égorgées selon le rite musulman une fois arrivées à destination.

Leurs cargaisons seront livrées, en bonne partie, aux populations vivant sous le joug de l’Etat islamique (EI, ou Daech selon l’acronyme arabe) dans des villes syriennes comme Raqqa.

Les paiements de ces marchandises à leurs fournisseurs turcs sont notamment réalisés via les sociétés de transfert d’argent. Au passage, l’organisation terroriste impose sa dîme. Pour 10.000 dollars transférés, l’EI prélèverait 40 dollars.

Ces scènes ont été filmées par l’équipe du magazine Capital (M6), qui diffusera, le 14 juin, un documentaire exclusif sur les finances de l’organisation terroriste après quatre mois d’enquête sur le terrain.

A cheval sur la Syrie et l’Irak, l’EI règne sur une vaste zone équivalente à la Belgique. Un territoire qui va d’Alep à Ramadi, à 100 km de Bagdad, même si sa continuité fluctue au gré des pertes et gains sur les champs de bataille.

« Comparé à al-Qaïda et à ses franchises comme le Front al-Nosra, il y a de grandes différences dans le leadership et les structures opérationnelles de l’EI, peut-on lire dans un rapport de la Financial Ac-tion Task Force (FATF), une organisation intergouvernementale de lutte contre le terrorisme et le blanchiment hébergée par l’OCDE. La majorité des ressources ne vient pas des dons étrangers mais est générée dans les territoires où l’organisation opère ».

Selon ce document, des « taxes de route » de 200 dollars et un impôt douanier de 800 dollars sont prélevés sur les camions entrant au nord de l’Irak. Dans la province irakienne d’al-Anbar, les transporteurs en provenance de Jordanie doivent aussi s’acquitter d’un droit de passage de 400 dollars. Dans les territoires conquis, l’EI a mis en place une organisation financière largement décentralisée, aux mains des émirs locaux et des chefs de tribus.

En haut de la pyramide, la stratégie financière a été pensée par Abou Salah, présenté comme le ministre des Finances, et par Abou Sayyaf, qui codirigeait les opérations financières, pétrolières et gazières de l’EI avant d’être abattu, en mai, par des commandos américains.

Les revenus de l’organisation reposent en grande partie sur le racket et les extorsions de fonds, le rançonnage humain et le fundraising via les moyens de communication modernes (Facebook, Twitter). Ses richesses potentielles (hydrocarbures, mines, agriculture…) à moyen et long terme sont évaluées à 2 000 milliards de dollars.

Selon les Etats-Unis, le groupe terroriste dispose de 500 millions de dollars en cash après avoir pris le contrôle des banques dans les provinces de Ninive, al-Anbar, Salaheddine et Kirkouk. Une partie du staff financier de l’orga-nisation est installée à Mossoul, la grande ville du nord de l’Irak.

Plus de 20 banques sont aussi sous le contrôle de l’EI en Syrie. Dans les agences régionales, les djihadistes ont mis la main sur des réserves en dinars irakiens et livres syriennes ainsi que, dans une moindre mesure, en dollars.

Pour changer les monnaies de la région en devises étrangères, les djihadistes éprouvent des difficultés et les transactions bancaires électroniques sont limitées en raison de l’embargo financier. En fait, les paiements sont réalisés de la main à la main ou via les agences de transferts de fonds.

L’Etat islamique tente d’exploiter à fond les puits et raffineries pétroliers qu’il contrôle, mais fait face à un déficit d’ingénieurs et de techniciens qualifiés Huit mois après le début des frappes aériennes, les revenus pétroliers ont été réduits de moitié.

Le groupe tente d’exploiter à fond les nombreux puits et raffineries, mais doit faire face à un déficit d’ingénieurs et de techniciens qualifiés. La production est estimée à 50 000 barils par jour dans les territoires contrôlés.

Une bonne partie est vendue à 25 ou 30 dollars le baril à des intermédiaires qui le revendent entre 60 et 100 dollars. Une autre partie est exportée illégalement en Turquie. L’EI contrôle aussi des mines de phosphate ou de sel, une usine d’engrais et des cimenteries.

L’agriculture n’échappe pas à sa soif de ressources. Le califat ponctionne les paysans qui produisent du blé, de l’orge ou du coton, quand il ne contrôle pas directement les silos et entrepôts. Environ 80 % de la production cotonnière syrienne et 40 % de celle de céréales irakiennes sont sous son contrôle.

Le coton est revendu dans les usines turques, de l’autre côté de la frontière. « Les filateurs se l’arrachent. Il est vendu de 20 à 30 % moins cher que la fibre américaine et les agriculteurs sont taxés à hauteur de 10 % des ventes », indique le documentaire de Capital.

Autre source de revenus : les demandes de rançon – qui vont de quelques milliers de dollars pour les Yezidis à plusieurs millions pour les otages étrangers –, la vente d’œuvres d’art et d’antiquités. « L’EI peut gagner des dizaines de millions de dollars en taxant les trafiquants ou en les vendant directement », précise le rapport du FATF.

Quelque 4 500 sites archéologiques sont sous son emprise et les pièces empruntent les filières illégales de trafic jusqu’en Europe, notamment vers Allemagne où vit une importante communauté syrienne.

S’ajoutent à cette manne les prélèvements opérés sur les salaires des agents de la fonction publique. A Mossoul vivent toujours cinquante mille fonctionnaires payés par le gouvernement irakien (250 millions de dollars sont distribués chaque mois), qui espère pouvoir s’appuyer sur cette architecture une fois la ville reconquise. L’EI prélève jusqu’à 50 % des émoluments de ces agents.

Toutes ces ressources sont majoritairement allouées à l’effort de guerre. Selon le leader religieux de l’EI, Abou Saad al-Ansari, le califat dispose d’un budget de 2 milliards de dollars pour 2015.

De quoi entretenir entre 30.000 et 35.000 combattants, rémunérés entre 350 et 500 dollars par mois, et financer la logistique militaire. Mais la guerre coûte cher et les liquidités manquent parfois pour boucler les fins de mois.

Airault Pascal, L’Opinion , Titre original « Comment Daech finance son djihad ».– SOURCE