Ou va Charlie Hebdo ?

Dans un entretien au quotidien Libération, diffusé le 18 mai, le dessinateur Luz a annoncé qu’il quitterait la rédaction de Charlie Hebdo en septembre. Après l’attentat du mois de janvier, il avait continué à travailler “par solidarité, pour laisser tomber personne. Sauf qu’à un moment donné, ça a été trop lourd à porter. Chaque bouclage est une torture parce que les autres ne sont plus là. Passer des nuits d’insomnie à convoquer les disparus, à se demander qu’est-ce que Charb, Cabu Honoré, Tignous auraient fait, c’est épuisant.”

Luz

Ces quelques mois, Luz les raconte dans un album, “Catharsis”, publié (Futuropolis, 128p.). Un ouvrage qui “montre un homme aux prises avec lui-même et tentant de ne pas sombrer, commente le journal suisse Le Temps. Une guerre psychologique contre la folie. Parfois, le trait se fait léger, le verbe drôle. Et l’on comprend que le dessinateur essaie d’appliquer le principe fondateur de son journal : mieux vaut en rire.” 

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L’équipe de «Charlie» peine à se relever de ses blessures

Les polémiques sur la distribution des millions d’euros de dons et de recettes depuis l’attentat du 7 janvier continuent de faire rage. Le dessinateur Luz a annoncé son départ de l’hebdomadaire satirique en septembre

«J’ai peur pour eux. Je me demande comment un titre devenu tellement symbolique peut survivre», avait déclaré, en février dernier, l’ancien rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Philippe Val, sur la RTS. Sa remarque, dénoncée par ceux qui avaient continué sans lui l’aventure du journal satirique après son départ en 2009, ressemble ces jours-ci à une prophétie.

L’annonce lundi par la direction de la rétrocession aux familles des victimes de 4,3 millions d’euros de dons reçus n’a pas calmé la tempête qui agite sa rédaction, décimée par la tuerie du 7 janvier et la mort de douze personnes, dont certaines de ses meilleures signatures, tels Cabu, Wolinski, son directeur Charb et l’économiste Bernard Maris.

Deux groupes semblent en effet s’opposer au sein de l’équipe rescapée: les collaborateurs regroupés autour d’un «collectif pour la refondation», parmi lesquels le médecin urgentiste et chroniqueur Patrick Peloux, et la direction représentée par le dessinateur Riss et l’administrateur Eric Portheault.

Toujours installée dans les locaux de Libération, d’où elle devrait déménager durant l’été, la rédaction de Charlie s’est transformée ces jours-ci en champ de bataille avec la menace – retirée depuis – de licenciement pour «faute grave» brandie par la direction envers Zineb el-Rhazoui, chargée des «pays arabes» et de l’immigration. Une cible très sensible, alors que cette dernière vit sous protection policière, et que plusieurs personnalités françaises, dont l’intellectuel Emmanuel Todd, dans son livre Qui est Charlie? (Ed. Seuil), accusent l’hebdomadaire d’être « ouvertement islamophobe » et d’avoir caricaturé le prophète Mahomet pour « éviter le dépôt de bilan » lorsqu’il ne tirait plus, avant l’attentat du 7 janvier, qu’à 24 000 exemplaires. Avec huit mille abonnés.

Au centre de la tourmente dans laquelle se retrouve Charlie, deux raisons: les rivalités de personnes, dans un milieu de polémistes parfois prompts à régler leurs comptes, et l’afflux colossal d’argent grâce aux 7 millions de numéros du 17 janvier, vendus 3 euros. Une manne complétée par les dons de particuliers ou d’institutions. Lesquels serviront donc à indemniser les victimes.

Caricatures de Mahomet

La tragique vérité est que l’attentat commis par les frères Kouachi est intervenu à un moment où le journal connaissait, comme ce fut souvent le cas depuis son lancement le 23 novembre 1970 (il s’arrêta ensuite de 1982 à 1992), de sérieux problèmes de gouvernance. Successeur de Philippe Val, le dessinateur Charb – propriétaire de 40% des parts, aujourd’hui dans les mains de sa famille, aux côtés de Riss (40%) et de Portheault (20%) – était contesté pour avoir décidé, en 2012, de republier une seconde série de caricatures de Mahomet après celle, initiale, importée en 2006 du quotidien danois Jyllans-Posten. « C’est parce que les médias ont décidé que leur publication ne pouvait que déclencher la fureur des musulmans qu’elle a déclenché la colère de quelques associations musulmanes », se justifiait-il dans un texte publié après sa mort sous les balles. « Il y avait quelque chose de faux dans Charlie, une fuite en avant vouée à craquer », affirme Emmanuel Todd au Temps.

Luz, auteur de la couverture du 17 janvier « Tout est pardonné », en a peut-être d’ailleurs tiré les conséquences: il affirme qu’il ne dessinera plus Mahomet et a annoncé hier son départ du journal satirique en septembre.

Pris à partie, Riss, l’actuel directeur, rappelle que Charlie a toujours connu des convulsions. Il faut se souvenir aussi qu’en 2006, la publication des premières caricatures du prophète avait aussi été un succès commercial, assurant un confortable bonus annuel à Philippe Val ou à Cabu.

Ce qu’une partie de la rédaction n’avait (déjà) guère apprécié. Pas étonnant dès lors que neuf ans après, dans une France meurtrie et avec une rédaction blessée, continuer à caricaturer et à être «bête et méchant» sans frictions internes, ne soit pas une tâche facile.

Richard Werly Le temps – Genève.- Source