Aux Etats-Unis, les violences policières à caractère raciste sont sous le feu des projecteurs. Si récemment la France a connu plusieurs cas de morts suspectes lors d’interpellations, les enquêtes internes tardent à aboutir.
- Quatre-vingt quinze, Val-d’Oise, Partie Nord
- J’ai grandi au sixième chaudron, la Cerisaie,
- j’comprends les négros d’Baltimore »,
déclare le rappeur Lino dans Requiem, sorti en début d’année 2015.
Si ces paroles faisaient sans doute référence à l’origine à la série The Wire, qui se déroule à Baltimore, les émeutes consécutives à la mort de Freddie Gray dans la métropole américaine leur donnent une nouvelle actualité. Mais le parallèle établi par le rappeur de Villiers-le-Bel est-il objectivement fondé?
Dans la plupart des métropoles occidentales, les jeunes issus des minorités « visibles » dénoncent le harcèlement et les discriminations « au faciès » dont ils sont victimes de la part de la police. En France, le lien entre violences policières et discriminations raciales est tabou, mais des faits divers récents concourent à ouvrir la controverse.
Le 6 mars, Amadou Koumé, un intérimaire de 33 ans, est mort dans des circonstances troubles au commissariat du Xe arrondissement après avoir été interpellé par la police. L’affaire ne s’est ébruitée qu’un mois plus tard, alors qu’une enquête a été confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).
Ce père de deux enfants venu de Saint-Quentin (Aisne) pour chercher du travail a été interpellé gare du Nord. « Quand les policiers ont voulu le menotter, il s’est débattu, relate une source judiciaire citée par Le Parisien. Ils ont dû procéder à une manœuvre d’étranglement pour lui passer les menottes. A l’arrivée au commissariat à 0 h 25, ils se sont rendu compte qu’il était amorphe. Le Samu a tenté de le ranimer, en vain. »
C’est une clé d’étranglement qui a également conduit à la mort par asphyxie d’Eric Garner à New York en juillet 2014, et à celle d’Hakim Ajimi à Grasse en 2008. « Cette technique est interdite dans certains États des Etats-Unis, car elle peut entraîner la mort, explique Me Eddy Arneton, l’avocat de la famille de M. Koumé. Lorsque la personne est menottée dans le dos, elle est plus facilement en situation de détresse respiratoire : plus elle se débat pour respirer, plus le policier serre. Est-on dans ce cadre ou pas ? Je l’ignore pour le moment. »
La famille a déposé plainte contre X pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner et abstention de porter assistance à une personne en péril, alors que le parquet de Paris avait rapidement requalifié les faits en homicide involontaire. « À l’évidence, on a essayé de trouver la qualification la moins grave pour des fonctionnaires de police », remarque Me Arneton, plaidant pour qu’un juge d’instruction soit désigné pour apporter toute la transparence nécessaire au dossier.
En effet, pour l’instant, L’enquête de l’IGPN est tenue secrète, si bien que l’avocat lui-même ne sait pas à quel stade elle en est, ni à quelle cadence elle progresse. Cet entre-soi est l’un des écueils à éviter pour faire la lumière sur les abus de force de la police. « C’est la police qui est elle-même chargée de contrôler la police, dénonce le chercheur et militant anti-sécuritaire Mathieu Rigouste, auteur de La Domination policière (La Fabrique, 2012).
Quand on connaît l’esprit de corps de cette institution et le mécanisme interne qui fait qu’on envoie à l’IGPN des policiers qui ont eu des pratiques assez gênantes pour qu’on cherche à les extraire des secteurs conventionnels sans les virer de l’institution, on ne peut faire semblant de croire qu’il est difficile d’établir les faits’. »
Peu de temps après que cette affaire a été médiatisée, Pierre Cayet, un Guadeloupéen de 54 ans, est mort au commissariat de Saint-Denis le 25 avril, à la suite d’une altercation avec des policiers. La thèse policière explique que l’homme a voulu s’en prendre à l’un des agents en faction, « qui l’a repoussé avec la paume de la main », ce qui a provoqué sa chute. Sa tête aurait alors heurté l’arête du trottoir.
La famille de la victime conteste cette version des faits. Pierre Cayet aurait d’abord été gazé, puis aurait reçu un coup violent lorsqu’il est revenu au commissariat, alors que, greffé d’un rein, il ne représentait pas une menace. Le frère de la victime a porté plainte, et l’IGPN a ouvert une enquête
S’il est encore trop tôt pour conclure sur la nature raciste de ces affaires, l’opacité qui les entoure – en particulier celle d’Amadou Koumé – contraste avec la pression exercée par les organisations de défense des droits civiques aux Etats-Unis pour faire la lumière sur la mort de Freddie Gray à Baltimore. Alors que six policiers américains vont être poursuivis pour meurtre et violences volontaires, le cas d’Amadou Koumé témoigne de la relative impunité de la police française. « Il faut lutter longuement pour obtenir des procès, constate Mathieu Rigouste.
Et s’ils ont lieu, des années plus tard, les policiers sont généralement disculpés, et dans les rares cas où ils finissent par être condamnés, ils ne reçoivent que des peines symboliques ou, encore plus rarement, du sursis. » La récente relaxe requise par le parquet pour les deux policiers impliqués dans la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005 en témoigne. Jugement le 18 mai.
Mathieu Dejean – Les Inrocks N°1014