Le justicier solidaire

En 2007, Ben Rattray lançait une plate-forme de pétitions en ligne, Change.org. Devenu un maillon incontournable de la démocratie numérique, le site s’est internationalisé et permet d’agir depuis n’importe quel pays. Rencontre avec un jeune PDG qui « ne prend pas position ».

Lassana Bathily aurait pu ne jamais obtenir la nationalité française après son acte d’héroïsme lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher, le 9 janvier. De l’autre côté de l’Atlantique, Trayvon Martin aurait tout aussi bien pu rester une victime invisible du racisme ordinaire. Un Afro-Américain de plus tué en pleine rue sans raison et enterré en silence.

Mais rien ne s’est passé de la sorte. Lassana Bathily et Trayvon Martin sont devenus des symboles. Ils n’ont presque rien en commun, sauf peut-être qu’ils sont sortis de l’anonymat grâce au même homme : Ben Rattray, fondateur du site de pétitions en ligne Change.org. Sa plate-forme a permis aux parents de Trayvon de mobiliser deux millions et demi de signatures pour que soit mis en examen l’assassin de leur fils de 17 ans. Plus de 370000 paraphes virtuels sur le même site ont poussé François Hollande à naturaliser le jeune vendeur de l’Hyper Cacher, seulement onze jours après la prise d’otages de la porte de Vincennes.

Des victoires fracassantes qui en disent long sur l’audience de Change.org créé en 2007 par Ben Rattray. Le site compte aujourd’hui plus de 96 millions d’utilisateurs. Assez pour que près de 35000 nouvelles pétitions soient générées chaque mois. Pour de grandes causes, mais pas seulement. Sur Change.org, vous pourrez dénoncer la piètre qualité des filets de dinde vendus chez Leclerc, militer pour le retour du diplôme d’herboriste ou réclamer la démission de la « taxiphile » présidente de l’INA, juste après avoir signé contre la condamnation à mort d’un Iranien accusé de blasphème. Tout ça en moins de dix clics. Et s’il vous reste un peu d’énergie, vous pourrez aussi tenter de sauver la diffusion sur le service public de 30 millions d’amis te dimanche.

Pourtant, Ben Rattray est d’une déconcertante modestie. L’entrepreneur ne vous dira jamais spontanément qu’il a été désigné comme l’une des cent personnes les plus influentes du globe par le Time en 2012. Encore moins qu’Hillary Clinton a profité d’une pétition de Change.org pour aller demander des comptes au roi d’Arabie Saoudite sur les droits des femmes lorsqu’elle était secrétaire d’État.

De quoi frustrer Sundeep, colocataire du jeune homme à San Francisco :  »Je dois lui tirer les vers du nez pour savoir qui il croise grâce à son job. » Le fondateur de Change.org n’est pas du genre à se mettre en avant avec des people. Il préfère les belles histoires d’ados encore un peu idéalistes qui ont trouvé une voix grâce à sa plate-forme, comme celle de cette jeune fille qui a fait interdire les cookies à l’huile de palme dans les camps scouts.

A 34 ans, le Californien rôde sa com vêtu d’un T-shirt gris plus ordinaire encore que les cols roulés sombres de Steve Jobs. Il faut un peu forcer Ben Rattray pour qu’il accepte d’enfiler une veste pour la séance photo. Le jeune entrepreneur entretient soigneusement une barbe de trois jours. Peut-être est-ce un pied de nez à ce qu’il a failli devenir : un investisseur engoncé dans des chemises étroites.

Cette carrière dans la finance, le trentenaire n’a même pas eu le temps de l’effleurer. C’est un coming out surprenant qui a bousculé tous ses plans. En 2002, l’un de ses frères lui annonce qu’il est gay. Une révélation ponctuée d’amertume. Le frangin se désespère. Pas à cause des homophobes, mais plutôt à cause de ceux qui n’osent pas se lever pour les remettre à leur place.

Ben Rattray est en quatrième année à Stanford lorsqu’il apprend la nouvelle. Le futur diplômé rêve de Wall Street, de salaires à quatre chiffres, de costumes sur-mesure pour vivre une vie plus exaltante que les autres. Des ambitions tellement débordantes que l’étudiant passe à côté de son petit frère.

Le jeune Californien se sent soudain égoïste : « Toutes les raisons pour lesquelles je voulais faire de la finance étaient mauvaises », lâche Ben Rattray sans une once d’hésitation. La vingtaine à peine entamée, il rêve de donner aux silencieux l’occasion de s’exprimer d’une seule voix : « De nombreuses personnes sont intéressées par les mêmes problématiques mais ne se retrouvent jamais pour manifester ensemble. » Il se passionne alors pour la sociologie, cherche à comprendre comment dépasser les problèmes d’organisation des groupes d’activistes, mais il lui manque un support révolutionnaire.

En 2005, Facebook émerge.

Ben Rattray prend conscience que c’est exactement l’outil dont il a besoin. Au lieu de partager des photos de soirées, pourquoi ne pas aussi diffuser des idées et rassembler ceux qui les soutiennent. « Je n’ai pas eu la chance de pouvoir dire merci à Mark Zuckerberg », regrette-t-il. Au moment de lancer Change.org, le jeune Californien s’imagine que le buzz sera immédiat. Des millions de clics. Une révolution. Mais seuls quelques milliers de visiteurs passent par son portail : un échec cuisant.

Les quatre années suivantes, le jeune fondateur ne se décourage pas, même s’il boucle difficilement ses fins de mois. « Ben a couru pour l’équipe d’athlétisme de Stanford, ça lui vient peut-être de là cet acharnement », suggère Bradley, un ami de l’université. « Il ne s’arrête jamais, il travaille comme une machine », lâche Sundeep. Celui qui partage son appartement sourit quand il évoque la manie de Ben de parler de Change.org en permanence. Bradley confie que son ancien ami de fac rentabilise chaque instant de temps libre : « Il écoute des livres dans les embouteillages pour ne pas perdre son temps. » Huit ans plus tard, le succès du site n’a pas rassasié le trentenaire : « Il toujours l’impression qu’il lui reste des tonnes de choses à faire. ll se sent toujours dépassé », assure Sundeep.

L’entrepreneur connaît son discours par cœur, même Lorsqu’on évoque Les ONG qui achètent des pétitions sur son site pour être plus visibles : « Nous sommes transparents sur ces contenus », assure-t-il. Ces campagnes sponsorisées sont des sources de financement majeures du site. Elles ciblent les utilisateurs en fonction des pétitions qu’ils ont signées.

Appropriation de données ou pas, Ben Rattray reste imperturbable : « N’importe qui peut signaler un contenu abusif. » Le Californien sait où il veut mener son projet mais il a toujours du mal à mettre une étiquette sur son métier. « Le bon Samaritain virtuel » ne lui plaît pas trop. Il se définit plutôt comme un « agent d’empowerment », sorte de libérateur de pouvoir 2.0 : « Je ne pense pas qu’on ait inventé un nouveau pouvoir, mais on lui a permis d’exister » Ben Rattray ne rentre jamais trop dans le détail des campagnes qu’il rend possible : ‘Je ne prends pas position, je ne veux pas donner d’orientations politiques à l’entreprise… C’est l’agrégat de toutes les idées qui compte. »

Impossible d’en savoir plus auprès de ses amis sur les allégeances politiques de l’entrepreneur de San Francisco. Ils savent parfaitement mais ne trahiront pas l’objectivité affichée de Ben Rattray, qui ne lâche pas beaucoup plus de lest sur sa vie personnelle. Il préfère parler de son entreprise, de ceux qu’elle a aidés. Parmi eux, son petit frère. Qui depuis lui a déjà dit plusieurs fois merci.

Laura Wojcik -Les Inrockuptibles N° 1014

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