Génocide Arménien, il y a 100 ans.

Il y a cent ans, l’Empire ottoman décidait l’élimination de sa population arménienne. Un massacre planifié et systématique, oublié jusqu’au milieu des années 80 et toujours nié par l’État turc.

Le 24 avril marquera la commémoration du centième anniversaire du génocide arménien mené par le parti des Jeunes-Turcs en 1915, planifié et perpétué par l’Empire ottoman mais toujours nié par l’Etat turc contemporain. Longtemps ignoré malgré des documents accablants et le travail des historiens, le génocide arménien n’a été porté à la connaissance du monde entier qu’en 1984 par le Tribunal permanent des peuples, organisé par Gérard Chaliand – lui-même arménien – à la Sorbonne, en présence d’intellectuels, d’historiens, de spécialistes des droits de l’homme et de trois prix Nobel. A 81 ans, ce spécialiste des conflits irréguliers et de la géostratégie publie un livre essentiel, Le Crime du silence,(1) comprenant les textes de ceux qui ont participé à rétablir la vérité.

Quels sont les enjeux de cette commémoration ?

Gérard Chaliand – Pour moi qui suis un réaliste, la reconnaissance du génocide par la Turquie me semble impensable. Ce qui est intéressant, c’est de signaler les avancées par rapport à il y a une trentaine d’années. Quand j’ai organisé le Tribunal des peuples en 1984, le seul témoin originaire de Turquie était un cinéaste kurde de Turquie, Yilmaz Güney, Palme d’or à Cannes. Demain s’ouvriront, en présence du président de la République, trois journées à la Sorbonne avec onze historiens et chercheurs turcs, dont certains vivent en Turquie. La négation par l’Etat turc est toujours forte mais dans la population civile éclairée, on constate un éveil. Des dizaines de milliers de Turcs – et tous n’étaient pas arméniens – ont manifesté quand le journaliste Hrant Dink a été assassiné. Mais l’Etat turc fait encore tout ce qu’il peut pour nier le génocide.

Dans quel intérêt ?

Il lui faudrait reconnaître quatre-vingt-dix-neuf années de mensonges, ce qui est difficile. Et puis dans la pratique, quand il y a reconnaissance, il y a réparation : soit morale, sous la forme d’un geste, soit d’ordre financier ou autre, territorial par exemple – le maximum envisageable dans ce sens serait la restitution des quelques kilomètres entre la plus belle église arménienne, la cathédrale d’Ani, qui se trouve en Turquie aujourd’hui, et la frontière arménienne. Mais l’Etat turc ne fera rien.

Peut-on dire que cette négation est un pilier idéologique sur lequel se fonde la Turquie moderne?

Exactement. La liquidation de l’élément arménien en Anatolie – la moitié des Arméniens a été tuée, 1 million au moins, et l’autre a disparu, il n’en reste que 50000 – a permis la fondation d’un Etat homogène du point de vue religieux, donc musulman, puisque les Arméniens sont chrétiens. Le mélange des religions était devenu invivable avec l’invention de l’Etat-nation

en France, ça a gagné l’Europe et c’est arrivé peu à peu en Turquie, notamment chez Mustafa Kemal, premier président de la République. Le 24 avril 1915, les Turcs ont commencé à embarquer les Arméniens. Ils ont d’abord liquidé l’intelligentsia à Constantinople pour qu’il n’y ait plus d’organisateurs, puis ils ont désarmé les Arméniens qui avaient combattu contre la Russie avec les Turcs. Il ne restait plus que les vieux (au-dessus de 45 ans), les femmes et les enfants, qu’ils ont déportés dans le désert. Ceux qui tentaient de les sauver risquaient la peine de mort.

Il s’agissait d’obtenir une homogénéité religieuse, mais aussi ethnique?

Oui, il s’agit bien d’une épuration ethnique. Kemal a tout mis en œuvre pour créer un Etat-nation turc. Les Kurdes qui s’étaient battus à leurs côtés, et qui avaient pourtant massacré eux aussi des Arméniens, ont été floués. Les Arméniens avaient déjà subi une grande série de massacres en 1895, mais en 1915, ce fut quand même une surprise qu’on se retourne contre eux de cette façon… Aucun groupe ne peut imaginer qu’on veuille sa disparition complète. Ma génération a vécu ça pendant la Seconde Guerre mondiale avec les Juifs. Quand ça a recommencé entre les Tutsis et les Hutus, même surprise… Les dirigeants turcs ont menti à leur peuple : ils ont fait courir des rumeurs sur une alliance entre les Arméniens et les Russes pour faire la guerre contre les Turcs. Le génocide a été exécuté en catimini. L’ordre de déportation était une façon de leur faire abandonner leurs maisons en leur faisant croire qu’ils étaient évacués parce qu’ils étaient trop près du front mais qu’ils pourraient retourner vivre chez eux… Pendant la période nazie aussi les Allemands ont tout fait pour diaboliser le Juif. Les Turcs ont dit que les Arméniens étaient des traîtres. Et le peuple a marché.

Quel fut le rôle de l’Europe?

Les Français et les Anglais ont condamné le massacre dès le mois de mai 1915, en le qualifiant de crime de « lèse-humanité », un terme employé pour la première fois. Puis la Première Guerre mondiale est arrivée. Les Turcs ont continué et les Allemands ont laissé faire ils voulaient gagner la guerre alors ils ont fermé les yeux. Certains se sont mouillés, comme Armin Wegner, un Allemand qui, au risque de sa vie, a pris un millier de photos et a écrit au président Wilson après la guerre. Des consuls ont témoigné.

Les deux premiers génocides du siècle, celui des Arméniens et celui des Juifs, se sont déroulés pendant les deux guerres mondiales…

C’est la théorie de l’historien Yves Ternon : les guerres permettent ça ; on peut liquider « tranquillement ».

Pourquoi la reconnaissance officielle du génocide par l’Europe, en 1987, a-t-elle été si tardive?

C’est vrai que c’est arrivé très tard, alors qu’il y a eu le procès des Jeunes-Turcs, en 1919 et 1920 en Turquie, dont les dirigeants ont été condamnés par contumace. Cela prouve que l’Etat turc savait qu’ils étaient des criminels. Et malgré tout, les quatre responsables du génocide, avec une douzaine de comparses, ont pu s’enfuir : certains à Berlin, d’autres à Rome ou Bitlis, et un autre en Asie centrale. Certains ont été exécutés par le parti arménien Dachnak quand il est devenu clair que rien ne serait fait contre eux.

Donc Mustafa Kemal, pour se replier sur son Etat-nation, va nier lui-même les procès turcs qui condamnent des dirigeants turcs?

Exactement. Il faut rappeler qu’avant le génocide, il y avait 10 millions de Turcs pour environ 2 millions d’Arméniens.

C’est l’événement que vous avez organisé en 1984, le Tribunal, qui amène l’Europe à reconnaître le génocide?

En 1984, dans les livres d’histoire américains, britanniques ou allemands, il n’y avait pas une seule note sur le génocide arménien. Personne n’en parlait. Il a fallu rompre avec le silence mais aussi avec les attentats commis par l’Asala (l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie – ndlr) qui, au début, frappaient des diplomates et ensuite des civils, comme lors de l’attentat à la bombe contre les bureaux de la Turkish Airlines à Orly, en 1983. Ce Tribunal s’est donc tenu et la France a été l’un des tout premiers Etats à reconnaître le génocide. D’autres, comme les Américains, ne l’ont toujours pas fait : dès qu’un président veut être élu, il promet aux Arméniens qu’il le fera. Mais ça n’arrive jamais car la Turquie est membre de l’Otan, c’est un allié. Si la Corée du Nord avait été l’auteur de ce génocide, l’Amérique l’aurait reconnu depuis longtemps – la justice marche à deux vitesses! Jusqu’à la chute de l’empire soviétique, la Turquie était le « verrou » sur les Dardanelles; c’est aussi la deuxième puissance militaire de l’Otan. Il ne faut pas oublier qu’alors, la seule Arménie qui existe est l’Arménie soviétique, et on est en pleine guerre froide. Il a fallu que l’URSS disparaisse pour qu’on en parle davantage. Aujourd’hui, beaucoup d’historiens, dans le monde entier, y travaillent.

Entre 1920 et 1975 et les premiers attentats de l’Asala -, c’est le silence…

Pendant près de soixante ans, c’est motus, un deuil intérieur, uniquement entretenu et transmis par la mémoire arménienne dans le cadre familial.

C’est une histoire qui n’est veillée et propagée que par les seuls Arméniens. Alors que le procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, en 1961, a concerné le monde entier.

Oui, le génocide arménien paraissait exotique. Mais même pour les Juifs, si on regarde ce qui a été publié entre 1945 et 1955, c’est très mince. Il est vrai qu’après, ça a été plus rapide. L’Allemagne a été vaincue et est restée vaincue, alors que les Turcs, avec Kemal, s’en sont sortis et sont devenus un allié contre les Russes.

L’attentat d’Orly date de 1983. C’est ce que vous avez appelé « le terrorisme publicitaire ». N’empêche qu’ils ont mis la question arménienne en plein jour.

Notre conception des médias fait que seul compte l’événement violent. On peut envoyer quatorze rapports aux Nations unies, ils finiront au fond d’un tiroir. Mais ce 24 avril 2015, François Hollande se rendra à Erevan, la capitale de l’Arménie, avec d’autres présidents. Ça compte. En revanche, les Etats-Unis n’iront pas. La Grande-Bretagne et l’Allemagne non plus.

Le lobby turc est encore fort : on se souvient de la manifestation de 2012 devant le Sénat, au moment du vote de la loi pénalisant la négation d’un génocide…

L’écrasante majorité de la population turque reste encore persuadée que les Arméniens sont des salauds. La pire insulte pour couler un type important en Turquie, c’est de dire que sa grand-mère était arménienne.

Qu’est-ce qui définit un génocide?

Le terme a été inventé en 1943 par un Juif polonais, Raphaël Lemkine, en référence à sa connaissance de la liquidation des Arméniens dans un massacre généralisé. Puis il a été défini dans la convention des Nations unies en 1948 comme « l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». En 1968, on annonce que le génocide est un crime imprescriptible. Chez les Arméniens, on parlait du « grand crime » ou des « massacres ».

Est-ce le crime de masse le plus important sur des populations civiles?

Oui, c’était inédit. Aujourd’hui, la terreur est devenue publicitaire. Il n’y a qu’à voir comment s’y prend Daesh. [note perso : c’est peut-être oublier le génocide des indiens d’Amérique du nord, les exactions des conquistadors, etc.  MC]

Les conditions du massacre sont inimaginables : des colonnes de déportation jusqu’en Syrie. A Alep, il y a les ossements de dizaines de milliers d’Arméniens.

Ils les tuaient en les épuisant.

Certains ont parlé d’un génocide qui servit de prototype pour ceux qui ont suivi. Qu’en pensez-vous?

C’est vrai que certains le disent. Il y a certes la phrase supposée d’Hitler, en août 1939 : « Qui se souvient des Arméniens ? » Il avait raison. Ce n’était qu’une histoire de familles arméniennes.

Votre père était un survivant du génocide. Vous en parlait-il?

A la maison, non. Mais quand j’étais petit, dès qu’on m’emmenait chez d’autres gens, il y avait toujours les vieilles qui en parlaient, se rappelaient ce qui était arrivé à leur frère, à leur père, etc. Je jouais par terre et j’entendais ces histoires terribles. Entre 16 et 45 ans, je n’ai plus voulu en entendre parler. Je me suis occupé d’autres conflits. C’est en 1975, quand l’histoire est revenue, que je me suis décidé à faire quelque chose.

  • Lire : Le Crime du silence (L’Archipel), 341 pages, 21 €

Propos recueillis par Frédéric Bonnaud et Nelly Kaprièlian – Les Inrocks N° 1010

Couv Inrocks 1011


 

A lire aussi l’article paru dans POLITIS N° 1349