Hugo Chávez, Dieu et la révolution

Caracas a annoncé avoir déjoué une tentative de coup d’Etat mi-février. En dépit des événements de ce type, c’est de l’intérieur du processus bolivarien qu’a émergé la principale menace pour son avenir : la corruption (lire « Le Venezuela miné par la spéculation »). Celle-ci s’oppose à l’éthique révolutionnaire que l’ancien président Hugo Chávez, décédé en 2013, revendique dans un livre d’entretiens avec Ignacio Ramonet, dont nous présentons ici un extrait.

Quelle est votre conception de la révolution ?

Ignacio Ramonet – Je pense qu’une révolution doit être quelque chose de très concret. Une des erreurs qui ont été commises par le passé lors des nombreuses tentatives révolutionnaires est qu’elles se sont cantonnées à l’aspect théorique. Elles ont accordé une importance excessive à l’élaboration théorique et très peu à la dimension pratique. Et je crois qu’une révolution requiert, sans aucun doute, un grand effort dialectique de théorisation mais également de praxis. Et j’irai plus loin : ma conviction, c’est que la praxis constitue, fondamentalement, ce qui fait qu’une révolution en est une ou pas, pour de vrai. C’est la « praxis transformatrice » qui change la réalité ; c’est, du moins, l’expérience que nous sommes en train de vivre ici, au Venezuela, depuis 1999.

Certains opposants vous reprochent de vouloir construire le socialisme sans l’accord explicite du peuple.

Ils essaient de confondre l’opinion publique. Ils ne cessent de répéter que je suis en train d’introduire illégalement une réforme [de la Constitution] qui a été « refusée par le peuple » [lors du référendum du 2 décembre 2007]. Ils disent que j’essaie d’introduire le socialisme alors que le peuple a dit « non » au socialisme… Ce n’est pas vrai. Rappelez-vous que la base idéologique de ma campagne présidentielle de 2006 était le Projet national Simón Bolívar. J’ai parcouru tout le Venezuela avec ces idées, en répétant clairement aux électeurs : « Nous prenons le chemin du socialisme ! » ; je l’ai dit un million de fois. Et j’ai gagné cette élection présidentielle [du 3 décembre 2006] avec 63 % des voix. Pendant la campagne électorale et tout au long de l’année 2006, j’ai défini avec la plus grande clarté les sept axes stratégiques fondamentaux du premier Plan socialiste de la nation. On a même publié une brochure, « Programme de gouvernement du candidat Hugo Chávez, septembre 2006 », et des millions d’exemplaires ont été distribués.

Pouvez-vous me rappeler quels étaient ces sept axes stratégiques ?

Les sept axes stratégiques pour le Projet national Simón Bolívar et le Venezuela socialiste sont :

  1. la nouvelle éthique socialiste ;
  2. le bonheur social suprême ;
  3. sur le plan politique, la démocratie protagoniste révolutionnaire ;
  4. le modèle productif socialiste ;
  5. la nouvelle géopolitique nationale ;
  6. le Venezuela, puissance énergétique ;
  7. la nouvelle géopolitique internationale.

Personne ne peut dire qu’il ne savait pas qu’en votant pour ma candidature en 2006 il votait pour une voie vers le socialisme. Ce processus a toujours été transparent. Nous nous mentirions à nous-mêmes s’il ne l’était pas. Transparent et légal. Ici, tout se fait dans le cadre strict de la légalité constitutionnelle. Je n’ai jamais pris — et je ne prendrai jamais — une décision qui n’entre pas dans le cadre de la Constitution bolivarienne. C’est une question élémentaire d’éthique politique.

Qu’est-ce que le socialisme pour vous ?

Rómulo Gallegos (1) a écrit : « Plaine vénézuélienne, tout en horizons comme l’espérance, tout en chemins comme la volonté. » Pour moi, le socialisme est comme la plaine vénézuélienne : tout un horizon, tout un chemin, comme notre volonté, comme notre persévérance. Et j’ajoute : c’est à nous d’inventer notre socialisme.

Dans quel sens ?

Dans le sens où il existe — l’histoire le démontre — plusieurs socialismes, et que le Venezuela et la société vénézuélienne possèdent des caractéristiques très singulières. Nous ne voulons pas appliquer des dogmes conçus pour d’autres situations, dans d’autres contextes. Ce que nous sommes en train d’inventer — ici et maintenant —, c’est la façon d’imbriquer deux choses : d’un côté, un nouveau socialisme ; de l’autre, une société vénézuélienne en pleine mutation. Les imbriquer de manière dialectique pour que l’un modifie l’autre et réciproquement. Cette double transformation qui est en marche est ce que nous entendons par révolution bolivarienne.

A ce propos, j’aimerais savoir quelle relation vous établissez entre la révolution bolivarienne, le socialisme et l’indépendance nationale. Vous insistez en effet beaucoup sur le caractère « national » et sur l’importance des forces armées.

Je vais tâcher d’établir une relation entre ces trois concepts. Sur la voie du développement vient un moment où les peuples se trouvent devant une bifurcation et doivent choisir entre deux voies : celle du capitalisme ou celle du socialisme. Ce sont les deux seuls chemins qui existent. Nous avons choisi le socialisme. Mais, comme je vous l’ai dit, le socialisme a ses propres variantes et nous ne voulons copier aucun modèle socialiste ; nous voulons inventer notre modèle. Je ne suis pas un théoricien ; je ne suis ni Lénine, ni Marx, ni Mariátegui (2). Mais j’aime étudier, lire, réfléchir, et j’ai développé quelques concepts en m’inspirant de grands intellectuels vénézuéliens, latino-américains ou universels.

Par exemple : Simón Bolívar, grand penseur présocialiste ; Simón Rodríguez (3), qui a écrit une œuvre merveilleuse, Luces y virtudes sociales (« Lumières et vertus sociales »), dans laquelle il critique le capitalisme, le spéculateur, et lance des idées fondamentales de projet socialiste pour l’Amérique du Sud ; le Brésilien José Inácio de Abreu e Lima (4), un autre socialiste prodigieux ; et naturellement le Christ, le véritable Christ, le révolutionnaire, le plus grand socialiste.

Le message de Jésus est socialiste ?

Le christianisme authentique est une des sources majeures du socialisme moral. Les valeurs socialistes sont résumées dans un commandement de Jésus : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Aimez-vous les uns les autres. » La valeur suprême du socialisme est l’amour. Le capitalisme est synonyme d’ambition, d’égoïsme ; c’est pour cela que la haine peut exister entre frères, qui cessent de l’être parce que les uns exploitent les autres. Dans le capitalisme, tout être humain est considéré comme un objet ou une marchandise. La consigne du capitalisme est : « Sauve qui peut ! » Tandis que celle du socialisme serait : « Sauvons-nous tous ! Dans les bras les uns des autres, comme des frères. » L’amour contre la haine. Le socialisme éthique. Cela doit imprégner tout le comportement du nouveau citoyen révolutionnaire. Il faut changer de mentalité. « Sans changement de l’esprit, disait Trotski, il ne peut y avoir de transformation de l’homme. » C’est seulement ainsi que peut surgir l’« homme nouveau » réclamé par Che Guevara ; l’homme — et la femme, bien sûr — socialiste du XXIe siècle. En vérité, il ne peut y avoir de révolution si nous ne réussissons pas la transformation de l’esprit. Le reste est secondaire, nonobstant son importance. C’est pour cela que je conçois le socialisme avant tout comme une valeur morale. Il ne peut pas être uniquement un modèle économique ; il perdrait son âme.

Et sur le plan social ?

Oui, bien sûr, il y a également un « socialisme social » — pardonnez la redondance— fondé sur la lutte pour l’égalité, pour une « société d’égaux » ; un concept lumineux de socialisme pur entériné par Bolívar à Angostura (5). Toutes les missions que nous avons lancées — il y en a eu plus de trente ces dernières années — représentent, sur le plan social, l’essence même de notre projet socialiste. Son objectif est de sortir le peuple de la pauvreté et de générer une égalité non seulement établie dans la loi, mais aussi pratiquée dans les faits. Cela nous a permis de construire un blindage social qui protège les plus faibles et les aide à sortir de la misère.

Pour vous, le socialisme bolivarien a deux dimensions : morale et sociale.

Non, il y a d’autres fronts. En plus de l’aspect moral et social, notre socialisme a d’autres composantes : en particulier — c’est évident —, les composantes économique et politique. Le socialisme économique, c’est la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, le développement des coopératives, la participation des travailleurs à tous les niveaux d’organisation et de gestion de l’entreprise, la banque publique, etc. Où réside le socialisme politique ? Dans la démocratie. Pas la démocratie bourgeoise ou libérale, mais la démocratie « participative et protagoniste » définie dans notre Constitution.

Y a-t-il d’autres composantes ?

Oui, notre socialisme a aussi une dimension territoriale. Nous parlons d’un « socialisme géographique », car il existe des injustices territoriales, des inégalités selon les espaces. Et nous devons stimuler une vision radicale de la géographie, plus dynamique, transformatrice. Le territoire n’est pas quelque chose d’inerte ; nous devons imaginer un socialisme territorial. Et enfin, selon moi, notre socialisme a également une composante militaire. Les forces armées participent, conjointement avec le peuple, à la construction du projet national ; non seulement en garantissant ce projet national, mais aussi, effectivement, en le construisant avec le peuple, main dans la main, en une profonde union civico-militaire. L’indépendance nationale — pour aborder ce troisième concept — n’est envisageable qu’à cette condition, ce qui n’a jamais été possible dans le cadre du capitalisme dépendant — la seule forme de capitalisme qui ait jamais existé ici. Nous étions condamnés à l’indigne situation d’un pays dominé, dépendant, corrompu : une colonie. C’est terminé.

Et la corruption ?

Nous l’avons toujours combattue avec la plus grande sévérité. Lors des années passées à Yare (6), nous avions déjà défini un plan très concret pour juger les corrompus et en finir avec la corruption en restaurant sur tous les fronts la morale citoyenne. C’était de notoriété publique.

Selon les médias, il y a encore aujourd’hui de la corruption…

Je reconnais qu’il y a de la corruption, malheureusement. C’est vrai. Mais écoutez bien ce que je vais vous dire : malgré le peu d’efforts que la presse de l’oligarchie faisait autrefois pour dévoiler la corruption, celle-ci atteignait un tel niveau qu’elle éclaboussait tout autour… En revanche, aujourd’hui, la presse — quasiment entièrement aux mains de l’oligarchie — cherche à la loupe le moindre fait de corruption, ou bien l’invente ou le simule… Et elle trouve à peine quelques cas à dénoncer. Dans le passé, l’effort des autorités consistait plutôt à occulter les choses. De nos jours, c’est le contraire. Notre gouvernement tâche de déceler et de sanctionner la corruption. Pendant les années de Carlos Andrés Pérez (7), dans la rue, les gens — ce sont les sondages de l’époque qui le disent — n’arrêtaient pas de se plaindre : « La corruption est en train de nous tuer ! » Aujourd’hui, dans les sondages, la corruption n’apparaît quasiment pas en tant que problème collectif. C’est un fait intéressant à évaluer.

Ce n’est pas ce que dit Transparency, une organisation internationale…

Oui, ils nous accusent d’être le gouvernement le plus corrompu et disent qu’il y a davantage de corruption actuellement. Mais cette campagne est systématique, partiale et malintentionnée. Elle est tout sauf objective.

Selon le quotidien El Nacional, lors de l’assemblée de la Société interaméricaine de presse (SIP), il a été dit que « le Venezuela est le deuxième pays le plus corrompu d’Amérique latine (8».

Ça ne me surprend pas. Et c’est bizarre qu’ils ne l’aient classé que deuxième et non pas premier… Ici, tous les jours, la télévision et l’ensemble des médias de l’oligarchie parlent de ce qu’ils appellent la « bolibourgeoisie », les nouveaux riches… Et pourtant, j’insiste sur le fait que ce n’est pas une préoccupation du peuple. Je vous le répète : dans les sondages d’opinion, la corruption n’apparaît quasiment pas ou avec un très faible pourcentage.

D’ailleurs, bien qu’ayant en moyenne 30 % d’opinions favorables, sachez que l’opposition ne la présente même pas comme un problème national. Et on serait fondé à penser que c’est le genre de problèmes qu’elle signalerait… En vérité, même si je n’ai pas de données statistiques à portée de main, je vous assure que la corruption a diminué de manière notable — à commencer chez les hauts fonctionnaires du gouvernement. Personnellement, je suis très attentif aux gens qui travaillent avec moi : les ministres, les institutions, les banques de l’État…

Malgré les failles, aussi nombreuses soient-elles, et malgré les quelques cas regrettables qui peuvent encore se présenter, je peux vous assurer que la corruption a diminué ; ce n’est pas comparable…

… avec le niveau de corruption antérieur ?

Oui, il n’y a pas de comparaison possible. Ici même, dans le palais [présidentiel] de Miraflores, il y avait un patio qu’on appelait la « suite japonaise », notoirement connue. On y célébrait toutes sortes de fêtes, des affaires, des réceptions arrosées de champagne et de whisky ; il y avait des femmes… C’était Sodome et Gomorrhe. J’ai travaillé ici pendant les derniers mois de l’année 1988 et presque toute l’année 1989. Je m’introduisais partout, j’observais, j’écoutais, j’avais même un réseau interne d’officiers et de civils ; jusqu’à ce qu’on m’arrête et qu’on me chasse de Miraflores en décembre 1989. Je peux vous assurer que la corruption arrivait au plus haut niveau de l’État.

Ignacio Ramonet, Ancien directeur du Monde diplomatique. Cet extrait est tiré du livre d’Hugo Chávez Ma première vie. Conversations avec Ignacio Ramonet, Galilée, Paris, en librairies à partir du 5 mars 2015. – Le monde Diplomatique Mars 2015 – Source


 

  1. Rómulo Gallegos (1884-1969), écrivain et homme d’Etat. Auteur du roman Doña Bárbara (1929), considéré comme le chef-d’œuvre du roman vénézuélien du XXe siècle, mais qui lui valut l’exil pendant la dictature de Juan Vicente Gómez. Ministre de l’instruction publique en 1936, il devint président du Venezuela en février 1948 (candidat du parti Action démocratique), avant d’être renversé neuf mois plus tard, le 24 novembre 1948, par un coup d’Etat militaire dirigé par le général Marcos Pérez Jiménez.
  2. José Carlos Mariátegui (1894-1930), philosophe péruvien considéré comme l’un des penseurs marxistes latino-américains les plus influents ; auteur de Sept Essais d’interprétation de la réalité péruvienne (1928), il est l’un des fondateurs du Parti communiste du Pérou.
  3. Simón Rodríguez (1769-1854), philosophe et pédagogue vénézuélien, mentor de Bolívar. Lors de son long exil en Europe (1801-1823), il se faisait appeler Samuel Robinson.
  4. José Inácio de Abreu e Lima (1794-1869), général brésilien qui participa activement aux guerres d’indépendance de la Grande-Colombie au côté de Bolívar.
  5. Discours du 15 février 1819.
  6. Prison de Yare, où Chávez fut détenu pendant deux ans à la suite de sa tentative de coup d’Etat en 1992.
  7. Carlos Andrés Pérez (1922-2010), chef du parti Action démocratique (affilié à l’Internationale socialiste), fut président du Venezuela de 1974 à 1979 et de 1989 à mai 1993, date à laquelle il fut destitué par le Congrès pour « malversation » et « appropriation indue ».
  8. El Nacional, Caracas, 6 octobre 2008.