Tandis que les gouvernements d’Ukraine et de Moldavie rêvent de l’Ouest, une petite république dissidente, enclavée entre ces deux pays, ne partage pas leurs aspirations. Même dépourvue de reconnaissance internationale, la Transnistrie entrave les projets occidentaux depuis vingt-deux ans, en requérant l’aval de la Russie pour toute solution. Ce « conflit gelé » éclaire les enjeux des combats au Donbass.
« Vers l’avenir avec la Russie. »
A Tiraspol, la capitale de la Transnistrie, ou République moldave du Dniestr, l’affiche bariolée aux couleurs de l’Union économique eurasiatique occupe toute la longueur d’un trolleybus. Le slogan écrit en russe, la principale langue officielle de Ce territoire, surmonte l’image d’une famille locale : père, mère et enfant portent un regard plein d’espoir vers la silhouette d’un Kremlin aux allures de forteresse protectrice. Les voyageurs semblent entrer et sortir de l’affiche. Le véhicule disparaît bientôt au bout de l’artère principale de la ville, l’avenue du 25-Octobre. C’est la date de la révolution russe de 1917.
12annexion de la Crimée par la Fédération de Russie en mars dernier a réveillé l’intérêt pour les « conflits gelés », issus de la création de plusieurs États dissidents et non reconnus lors de l’éclatement de l’Union soviétique. Certains commentateurs ont évoqué la possibilité que la Russie annexe dans un même élan l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et la Transnistrie, en réaction aux accords d’association signés avec l’Union européenne en juin dernier par la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine. La Russie s’est bien gardée d’élargir les annexions, même si les populations concernées n’y seraient probablement pas hostiles. En 2006 déjà, 98 % des électeurs de Transnistrie se sont prononcés par référendum pour une « éventuelle intégration à la Russie ». Même si ce vote avait été orchestré sans véritable débat par M. Igor Smirnov, le « président » d’alors de ce territoire qui regroupe un demi-million d’habitants, cette opinion semble largement partagée.
Lorsque l’on franchit le Dniestr pour poser le pied sur sa rive orientale, il n’est pas ‘rare que les postes de contrôle soient gardés par des hommes portant un galon aux couleurs de la Russie. Ces soldats mêlés à des militaires de Transnistrie et de Moldavie participent à la force de maintien de la paix depuis la guerre qui a opposé en 1992 les troupes gouvernementales moldaves aux insurgés slavophones (1) de cette mince bande de terre séparant le fleuve de l’Ukraine. Victorieux, les insurgés de Transnistrie ont proclamé leur indépendance, adopté une Constitution, un drapeau, un hymne national et des armoiries. La « République » possède un gouvernement, un Parlement, une armée, une police et un service postal qui lui sont propres, mais qu’aucun État de l’Organisation des Nations unies (ONU) ne reconnaît.
La Transnistrie est liée à la Russie de longue date, depuis le traité de Iasi signé en 1792, alors que la Moldavie était encore ottomane (voir la carte).
De 1944 à 1991, cette rive du Dniestr faisait partie de la République socialiste soviétique de Moldavie, l’une des quinze républiques qui constituaient l’URSS. En juin 1990, alors que l’URSS est en voie de dissolution, la population slavophone s’émeut de l’adoption par le Parlement d’une loi faisant du roumain l’unique langue officielle de la République moldave. Le 23 février 2014, au lendemain de la formation d’un nouveau gouvernement issu de la contestation de Maïdan à Kiev, les députés ukrainiens répéteront la même faute en abolissant le russe en tant que langue régionale officielle, ce qui sera vécu comme une provocation dans l’est du pays. Hier en Moldavie comme aujourd’hui en Ukraine, ces lois ont joué un rôle-clé dans l’escalade politique entre régions ethniquement hétérogènes qui a débouché sur une guerre civile.
En mars 1992, les forces nationalistes moldaves tentent de prendre le contrôle de la Transnistrie, où 60 % des habitants sont russes ou ukrainiens. Les combattants moldaves sont repoussés en juillet de la même année, en partie par des éléments de l’ancienne XlVe année soviétique, dont les quartiers généraux se trouvent à Tiraspol, sur la rive orientale. La signature d’un cessez-le-feu le 21 juillet 1992 met fin aux combats, mais pas au conflit, qui demeure « gelé » depuis. Actuellement, la présence militaire russe est estimée à environ deux mille hommes, dont quatre cents ou cinq cents gardiens de la paix dans le cadre de l’accord de 1992. Le reste des effectifs contribue au Groupe opérationnel des forces russes en Moldavie (GOFR), qui a pris la suite des forces soviétiques devenues russes. Leur présence est illégale aux yeux de Chisinau, la capitale moldave, et de la plupart des États occidentaux.
Moscou, en revanche, la justifie sous prétexte que le GOFR serait nécessaire à la protection des nombreuses réserves d’armes, vestige de la guerre froide, qui subsistent sur le territoire, notamment à Kolbasna, dans le nord du pays. Les forces militaires russes sur ce sol officiellement moldave représentent un obstacle considérable aux yeux de certains dirigeants occidentaux, tel le sénateur américain John McCain, qui veut «accélérer l’intégration de la Géorgie et de la Moldavie dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (2) ». Aucune règle officielle n’empêche l’adhésion à l’Organisation atlantique d’un État abritant un conflit gelé (ou a fortiori « ouvert»). Mais, en pratique, les candidatures de la Géorgie, de l’Ukraine ou de la Moldavie n’ont aucune chance d’obtenir l’unanimité des pays membres tant qu’une solution n’aura pas été trouvée pour les entités dissidentes qu’elles abritent. Plusieurs voix s’élèveraient pour pointer le risque d’être précipité dans un conflit en vertu de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord, qui prévoit une assistance mutuelle entre Etats en cas d’agression d’un des leurs.
« On vit mieux ici qu’en Moldavie »
TRASPOL a renouvelé son attachement à la Russie lors de l’annexion de la Crimée. Le 18 mars 2014, M. Mikhaïl Bourla, président du « Parlement » de Transnistrie, a saisi l’occasion pour envoyer une requête à M. Sergueï Narychkine, président de la Douma (Parlement russe), dans laquelle il exprimait le souhait que son pays rejoigne officiellement la Fédération. Le Kremlin donne déjà à la petite république de généreuses quantités de gaz et finance les pensions des nombreux retraités de nationalité russe qui y résident. On estime qu’environ cent quatre-vingt mille à deux cent mille Transnistriens détiennent un passeport russe, soit environ 35% de la population. La demande de M. Bourla a toutefois été rejetée.
Mme Nadejda Gynj, âgée de 60 ans, fait partie des bénéficiaires d’une pension payée par Moscou. Vêtue d’un épais tricot, elle s’affaire à balayer une cour à Balka, un quartier de Tiraspol. Elle interrompt sa besogne et déclare : « Ici, nous sommes pour la Russie. » Quand on lui demande de décrire la vie en Transnistrie, Mme Gynj répond : «Normale. Nous menons une vie très ordinaire. » Elle se considère comme russe bien qu’elle soit née dans la ville ukrainienne d’Odessa, située à cent kilomètres au sud-est, où certains membres de sa famille vivent toujours. Mme Gynj travaillait dans une usine textile à Tiraspol. Sa fille s’est installée à Smolensk, en Russie.
« On vit mieux ici qu’en Moldavie », assure Mme Valentina Boïko, 53 ans, qui est venue de son village vendre du lait en bouteilles entre quelques blocs d’habitations d’architecture soviétique. Son avis est largement partagé sur cette rive, notamment en raison de la hausse exorbitante du coût des services urbains dans le reste de la Moldavie. Aujourd’hui, 62 % des Moldaves (de l’Ouest) pensent que l’accord d’association avec l’Europe pourrait avoir des conséquences similaires sur le coût de la vie (3). D’où les bons résultats des partis pro-russes aux élections parlementaires qui se sont tenues le 30 novembre dernier en Moldavie : avec 39% des voix, contre 44% pour le bloc pro-occidental, leur défaite a été courte.
En Transnistrie, le peuple bénéficie de l’aide financière que lui prodigue généreusement la Russie. L’économie mêle des éléments du modèle socialiste hérité de l’URSS à des initiatives privées. Un système de protection sociale, à la charge de la Russie coexiste à côté de structures oligarchiques similaires à celles qui se sont développées dans d’autres anciens « pays frères ». Le groupe Sheriff, par exemple, a établi un quasi-monopole sur le commerce de gros et de détail. Son directeur, le riche homme d’affaires Viktor Gouchane, possède notamment les stations-service et supermarchés du territoire. Le logo de l’entreprise est présent partout.
L’économie de la Transnistrie repose sur les industries sidérurgique, cimentière et textile, ainsi que sur les centrales électriques. Enclave territoriale sur le plan politique, le territoire est connecté au reste du monde : 95% de la production des quatre principales usines est exportée (4). Ses principaux partenaires sont la Moldavie, la Russie, la Roumanie, l’Ukraine et l’Italie. Et la Transnistrie exporte aussi vers l’Allemagne, l’Autriche et la Grèce. Cependant, son économie est loin d’être autosuffisante. Sans les bénéfices générés par la revente du gaz russe aux consommateurs, sans l’influx d’argent provenant des travailleurs expatriés et l’aide financière directe de Moscou, l’État ferait faillite. Le soutien russe remonte au tout début de la séparation et s’est accentué depuis. Entre 2008 et 2012, la Transnistrie a reçu environ 27 millions de dollars (plus de 20 millions d’euros) par an, qui furent affectés au paiement des retraites et de la nourriture pour les plus démunis (5).
Mme Gynj pense néanmoins que sa pension pourrait être plus élevée. Elle reçoit chaque mois l’équivalent d’une centaine d’euros. Son loyer lui revenant à 80 euros, elle doit vendre ses services de balayeuse cinq jours par semaine pour arrondir ses fins de mois. Son époux a combattu lors de la guerre contre la Moldavie, il y a vingt-deux ans. Une expérience douloureuse, dont la situation en Ukraine vient réveiller le souvenir. « Nous ne voulons pas la guerre. Nous voulons la paix. Il est difficile de savoir quoi penser de la confrontation avec l’Ouest, mais la Russie nous aide. J’espère que la paix reviendra bientôt en Ukraine. »
Du fait de sa situation géographique, la Transnistrie représente un enjeu important pour la Russie, qui est déterminée à endiguer l’expansion de l’Union européenne et de l’OTAN dans les pays de l’ex-URSS. Pour Artem Filipenko, qui dirige une antenne de l’Institut national ukrainien d’études stratégiques à Odessa, « les Transnistriens sont incontestablement pro-russes. Leurs dirigeants considèrent que l’accord d’association qui lie la Moldavie à l’Union européenne n’est pas favorable aux intérêts de leur pays ».
La Russie poursuivrait une stratégie identique en Transnistrie et dans l’est de l’Ukraine, où les «Républiques populaires» autoproclamées de Donetsk (DNR) et Lougansk (LNR) ont fait sécession les 7 et 27 avril 2014, souligne Kamil Calus, chercheur au Center for Eastern Studies de Varsovie: «Moscou ne compte pas soutenir l’indépendance de la Transnistrie ni son incorporation dans la Fédération russe. Au contraire, la Russie veut qu’elle reste dans une Moldavie fédérale. L’idée, c’est d’utiliser la Transnistrie pour garder un pied en Moldavie dans l’intention de dominer la totalité du pays et de l’empêcher de se tourner vers l’Ouest. Il en va de même pour les nouvelles républiques du Donbass. Moscou veut qu’elles fassent partie d’une Ukraine fédéralisée. La Russie pourra ainsi essayer de les utiliser pour bloquer l’intégration de l’Ukraine dans des organisations telles que l’Union européenne et l’OTAN »
La stratégie de la fédéralisation
Le « mémorandum Kozak (6) » de 2003 éclaire la stratégie russe : cette proposition de résolution du conflit aurait autorisé la Transnistrie à opposer son veto à toutes les décisions importantes de Chisinau. Le verrouillage était garanti par la composition du sénat d’une République fédérale de Moldavie à venir, où la Transnistrie et la Gagaouzie — autre région en voie de sécession — auraient désigné treize sénateurs sur vingt-six. Le mémorandum était aussi censé légaliser le déploiement des troupes russes sur le territoire de cet hypothétique État fédéral, depuis sa création jusqu’à 2020. Selon Calus, la Moldavie n’aurait aucune chance avec un tel statut d’intégrer les institutions européenne ou atlantique.
La volonté d’appliquer cette stratégie à l’Ukraine est apparue le 30 mars dernier lorsque M. Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe, a demandé que « les Etats-Unis et ses partenaires européens acceptent sa proposition d’accorder aux régions russophones de l’est et du sud de l’Ukraine une large autonomie vis-à-vis de Kiev (7) ».
Or, selon un rapport établi en décembre dernier par l’Institut finlandais des affaires internationales, le gouvernement ukrainien était certes disposé à décentraliser, c’est-à-dire à étendre le pouvoir des communautés locales, mais nullement à modifier la structure constitutionnelle même du pays (8).
La Transnistrie reste cependant très différente de la région du Donbass, actuellement ravagée par la guerre. Cette dernière compte une population dix fois supérieure, possède une frontière commune avec la Russie et n’abrite pas — officiellement du moins — de forces russes. Contrairement à la Transnistrie, les principaux gazoducs qui desservent l’Ukraine ne passent pas par les territoires séparatistes, privant ainsi les pro-russes de la région d’un atout considérable dans les négociations (9). Dans le Donbass, les besoins en matière d’aide militaire et financière de la Russie seraient bien plus importants que ceux de la Transnistrie. Tous ces facteurs font du Donbass une région plus difficile à gérer dans le cadre d’un conflit gelé. Mais l’exemple de la Transnistrie montre que Moscou peut se satisfaire de situations précaires à défaut de voir ses intérêts stratégiques pris sérieusement en compte par les Occidentaux.
Jens MALLING, Journaliste – Le Monde Diplomatique – Mars 2015
- Selon le dernier recensement en date (2004), les Slaves sont majoritaires en Transnistrie avec 30,4% de Russes, 28,8% d’Ukrainiens, 2 % de Bulgares et 2% de Polonais, soit un total de 63,2%. Les Moldaves ne représentent que 31,8% de la population et les Gagaouzes, une minorité turque chrétienne, 2%.
- « Obarna: « We will stand with Ukraine » », Voice of America, 12 mars 2014, voanews.com
- Mila Corlateanu, « The Republic of Moldova : Lost in geopolitical games », New Eastern Europe, 19 février 2014, neweastemeurope.eu
- Kamil Calus, « An aided economy. The characteristics of the Transnistrian economic model », Osrodek Studiow Wschodnich, 16 mai 2013, osw.waw.pl
- Ibid
- Projet russe, non ratifié, de mémorandum sur les principes d’organisation d’un Etat unifié en Moldavie, 17 novembre 2003, stefanwolff.com/files/ Kozak-Memorandum.pdf
- Simon Tisdall, « Russia sets tough conditions for diplomatie solution in Crimea », The Guardian, Londres, 30 mars 2014.
- Andrés Réez et Arkady Moshes, « Not another Transnistria : How sustainable is separatism in Eastern Ukraine ? », The Finnish Institute of International Affairs, Helsinki, décembre 2014.
- Ibid