L’ancrage du Front national et le discrédit des partis de gouvernement redessinent la carte des idées politiques. Les acteurs de ce grand chambardement se réclament tous des couches populaires. Mais ils escamotent volontiers les antagonismes entre classes sociales au profit d’approches plus immédiatement accessibles à des masses supposées dépolitisées : France périphérique contre bobos des métropoles, peuple contre élite.
C’est un jeu de chaises musicales dans lequel les partis politiques s’agitent autour d’un petit nombre d’idées : multiculturalisme, inégalités territoriales, séparatisme ethnique, peuple et caste, valeurs et cultures. Quand la mélodie s’arrête, le paysage est méconnaissable. « La gauche a déjà trahi Jaurès en oubliant les classes populaires », observe M. Geoffroy Didier, animateur d’un courant de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) baptisé Droite forte. « Si la droite continue à ignorer Jeanne d’Arc, il ne faut pas s’étonner que le Front national prenne le pouvoir. » Et il conclut : « La question de l’identité sera au cœur du débat en 2017 » (Le Figaro, 12 février 2015).
Il ne sera pas nécessaire d’attendre jusque-là. Tête pensante au Parti socialiste, le politologue Laurent Bouvet exhorte déjà ses camarades à placer au centre de leur réflexion le thème de son dernier livre (1), « l’insécurité culturelle », cette angoisse qui tarauderait à la fois les « petits Blancs » hostiles à l’islam et les musulmans opposés au « mariage pour tous ». Pendant ce temps, Mme Sophie Montel, candidate du Front national dans la quatrième circonscription du Doubs, revendique à la fois Jaurès et Jeanne d’Arc : « On nous a dit que Peugeot allait bientôt produire la C3 en Slovaquie. Il faut fermer toutes les frontières, produire français avec des Français. C’est juste le grand patronat qui ne veut pas parce que ses intérêts sont ailleurs » (Le Figaro, 6 février 2015).
Au cœur de la mêlée tourbillonne le slogan commun du « retour au peuple ». Mais lequel, et pour quoi faire ? S’il fallait ramasser en une phrase le rapport qu’entretiennent les partis de gouvernement avec les classes populaires depuis le début des années 1990, ce pourrait être celle-ci : pourvu qu’elles se taisent, on parlera en leur nom. Leur enrôlement dans le processus démocratique avait été conçu, au XIXe siècle, comme une solution à l’instabilité politique. Cette part majoritaire du corps électoral ne représente plus pour les responsables politiques et les commentateurs qu’un scrupule et, par intermittence, un problème. Fondue dans un décor transparent aux « décideurs », elle ne fait effraction par les urnes dans le débat public que pour essuyer la critique de ses mauvais choix.
Nouvelle coalition et vieille recette
Entre 1990 et 2005, la gestion du « problème » populaire par les partis centraux a largement reposé sur l’abstention, laquelle, cumulée avec la non-inscription, est majoritaire dans les milieux défavorisés à l’exception des scrutins présidentiels (2). Commentant l’entrain déclinant avec lequel ses concitoyens se rendaient à l’isoloir, M. Patrick Devedjian, alors ministre délégué au libertés locales, s’est réjoui à voix haute, un jour de 2002, de ce dont ses collègues feignent habituellement de s’affliger : « C’est vrai que plus une démocratie est pacifiée, moins les enjeux sont passionnels et moins on est au bord de la guerre civile, et moins il y a de participation. Les alternances successives ont rendu notre peuple un peu plus sceptique sur la politique, et c’est une des formes de la sagesse (3). »
Faites qu’ils soient sages ! Las, les taux de participation élevés des ouvriers, employés, chômeurs et faiblement diplômés lors du référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005, combinés au discrédit des institutions, ont montré les risques de l’attentisme. Si à la défection populaire succédait soudain la prise de parole, s’ouvrirait pour les classes dirigeantes une période d’instabilité. Comment endiguer ce fleuve sujet aux crues dans le lit douillet des alternances chères à M. Devedjian ?
Nicolas Sarkozy proposa une réponse au cours de la campagne présidentielle de 2007. Sa stratégie juxtapose alors deux discours, deux registres, deux cibles : d’un côté, un programme conforme aux intérêts des classes dirigeantes, insistant sur les efforts et les sacrifices auxquels devraient consentir les salariés pour parachever l’adaptation du modèle français aux « contraintes internationales ». De l’autre, une rhétorique centrée sur le volontarisme politique et les valeurs de travail, d’authenticité populaire (par opposition aux élites), de sécurité, de protection, d’identité, destinée à séduire des travailleurs prétendument exaspérés par la « pensée 1968 » (4). Avec pour slogan « L’ordre juste », Mme Ségolène Royal, la candidate socialiste, décline un schéma analogue mais sur un mode mineur.
Cette cohabitation d’un appel aux intérêts (des couches sociales aisées) et d’un rappel des valeurs (des dépossédés) charpentait déjà la campagne de M. George W. Bush en 2004. Elle fut, dans un cas comme dans l’autre, couronnée de succès. Non seulement des pauvres votaient à nouveau, mais ils votaient pour le candidat des riches !
L’arrivée de Mme Marine Le Pen à la tête du Front national (FN) en janvier 2011 et la perspective du scrutin présidentiel l’année suivante rebattent les cartes du « problème populaire ». Jusque-là cantonné au rôle de refuge protestataire, le parti d’extrême droite accentue son repositionnement doctrinal « ni droite ni gauche » entamé dans les années 1990. Il se veut désormais l’instrument d’une reconquête, celle de la souveraineté populaire prisonnière de la triple alliance de l’européisme (contre lequel le FN propose une sortie de l’euro), du mondialisme (auquel il oppose le protectionnisme) et de l’islamisme (qui appelle un réarmement culturel) — et il rassemblera 17,9 % des suffrages exprimés au premier tour.
De son côté, le Parti socialiste (PS) aborde la campagne de 2012 avec plusieurs candidats, mais aucune perspective stratégique. Deux ballons d’essai vont borner l’espace de la réflexion. Le premier, lancé sous la forme d’un rapport de la fondation Terra Nova, une boîte à idées du parti, détone à grand fracas en mai 2011. « Une nouvelle coalition émerge, affirme le document : “la France de demain”, plus jeune, plus diverse, plus féminisée (5). » Hypnotisés par la victoire de M. Barack Obama obtenue trois ans plus tôt grâce à une mobilisation des Noirs, des Latinos et des femmes, les auteurs suggèrent aux dirigeants socialistes l’abandon de la stratégie traditionnelle d’alliance entre classes moyenne et ouvrière au profit d’un agglomérat de divers groupes (« diplômés », « jeunes », « minorités et quartiers populaires », « femmes » ) : « La classe ouvrière n’est plus le cœur du vote de gauche. »
Il ne s’agit pas seulement de changer les éléments de la coalition, mais de renouveler son mode de constitution. « Contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socio-économiques, cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive. » Une fois posé le calque culturel, la stratégie à suivre coule de source : partir du socle « progressiste » — mais non majoritaire —, puis nouer une alliance soit avec les classes moyennes, soit avec les classes populaires. Terra Nova juge cette dernière option risquée car préemptée par le Front national. Avec ses thèmes de prédilection, « protectionnisme culturel, protectionnisme économique et social », le FN « se pose en parti des classes populaires, et il sera difficile à contrer ».
Huit jours ne se sont pas écoulés depuis la publication de la note quand paraît L’Equation gagnante (Le Bord de l’eau), un ouvrage rédigé par deux autres intellectuels socialistes. A la fois élus locaux et membres des instances du parti, MM. Laurent Baumel et François Kalfon prennent l’exact contre-pied de leurs camarades de Terra Nova. S’ils veulent gagner, plaident-ils, c’est vers la fraction des classes populaires séduite par M. Sarkozy, cette « France qui se lève tôt » attachée à la « valeur travail » et à la laïcité, que les socialistes doivent se tourner, ainsi que vers l’électorat centriste et les personnes âgées. Quelques mois plus tard, le binôme récidive avec un manifeste, Plaidoyer pour une gauche populaire (6), où leurs contributions voisinent avec celles de consultants et d’universitaires, dont Laurent Bouvet, professeur de science politique et animateur d’un séminaire sur le populisme au sein de la Fondation Jean-Jaurès, proche du PS.
Contre le mépris du « petit Blanc », décrit comme un indécrottable « raciste, xénophobe, sexiste et homophobe » par les intellectuels de gauche qui, simultanément, versent dans « l’exaltation de la différence identitaire et culturelle », le candidat socialiste doit retrouver le « sens du peuple ». Mais la « reconquête des couches populaires et moyennes intégrées », ensemble réunissant les précaires, le salariat traditionnel stable et les seniors, impliquerait que la gauche abandonne la « posture libertaire et naïve ». Sur le plan économique, elle devrait tenir compte « du ressenti de très nombreux salariés qui attendent une reconnaissance de leurs efforts sans remettre en cause leur cadre de travail », se garder « de basculer dans un discours protectionniste et souverainiste débridé », « ne pas se laisser enfermer dans l’image du parti de “l’assistanat” » et baisser les impôts des ménages modestes.
Si l’identification de la mondialisation capitaliste comme facteur de déstabilisation des classes populaires n’inspire aux auteurs qu’une forme de fatalisme — l’idée de transformer le régime économique est exclue —, il en va tout autrement des questions identitaires. La reconquête passerait en effet par la prise en compte « des valeurs dites “morales” ou “traditionnelles” », notamment d’ordre familial, et donc par une mise en sourdine des promesses liées au vote des étrangers, à l’antiracisme et au « mariage pour tous », ainsi que par un rejet clair du « multiculturalisme » et du « communautarisme ».
Flatter les supposées idées reçues d’un groupe pour emporter son adhésion, le procédé décalque celui du marketing commercial. Il ne s’agit pas de construire un projet répondant aux intérêts de la majorité, mais d’additionner les parts de marché électorales. Puisqu’il n’y a « pas d’équation gagnante sans les couches populaires », MM. Baumel et Kalfon incluent cette variable dans leur « ciblage de campagne » et cisèlent une « offre politique ». De même, la fabrication par Terra Nova de la « coalition “France de demain” » s’opère par agrégation des catégories qui ont plus voté que la moyenne pour la candidate socialiste en 2007. L’usage massif par les protagonistes d’études d’opinion ne doit rien au hasard : leurs animateurs sont experts en sondages, spécialistes de la communication ou consultants.
Ironie du sort, les acteurs de cette controverse n’exerceront guère d’influence sur la campagne de M. François Hollande. Ils auront néanmoins joué un rôle-clé dans le cadrage du débat public, notamment à travers les travaux du géographe Christophe Guilluy, contributeur au Plaidoyer pour une gauche populaire et promoteur d’une grille de lecture puissante : l’effacement du clivage politique droite contre gauche au profit d’une opposition spatiale métropoles contre périurbain.
« Dieu vivant » du polémiste Eric Zemmour (7), loué par l’essayiste Jacques Julliard car il a « retrouvé la trace du peuple », salué par l’éditorialiste Laurent Joffrin comme l’auteur du « livre que toute la gauche doit lire », Guilluy s’est installé dans le paysage médiatique avec la parution de Fractures françaises en 2010 (Bourin Editeur), puis de La France périphérique en 2014 (Flammarion, vingt et un mille exemplaires vendus). Chacun de ces ouvrages fut accueilli dans un concert de louanges par Marianne, Valeurs actuelles, L’Express, Le Figaro, Le Journal du dimanche, mais aussi France Culture, Paris Première, LCI ou BFM-TV. Le géographe « iconoclaste » a également l’oreille des hommes politiques. Reçu successivement par les présidents Sarkozy et Hollande, il inspire à la fois M. Bruno Gollnisch, enthousiasmé par ses travaux qui « valident le discours du FN », et M. Manuel Valls, qui a exigé qu’on lui fasse « parvenir d’urgence deux exemplaires [de son dernier ouvrage] en pleine rédaction de son discours de politique générale » (Marianne.fr, 17 septembre 2014).
L’espace des nouvelles radicalités ?
A première vue, le propos de Guilluy manque d’originalité : « La véritable fracture n’oppose pas les urbains aux ruraux, mais les territoires les plus dynamiques à la France des fragilités sociales. » Depuis Paris et le désert français publié par Jean-François Gravier en 1954 jusqu’à La Crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale de Laurent Davezies (Seuil, 2012), en passant par la théorie de la diagonale du vide (des Ardennes aux Pyrénées), enseignée dans les écoles pendant des décennies, les déséquilibres territoriaux ont fait couler beaucoup d’encre.
Mais la force de l’hypothèse de Guilluy tient à sa mise en cohérence à la fois spatiale, sociale et politique. Le pays se diviserait entre une « France métropolitaine » — les vingt-cinq plus grandes villes et leurs banlieues, soit 10 % des communes, 40 % de la population et deux tiers du produit intérieur brut français — et une « France périphérique » regroupant le reste du territoire : villages ruraux, communes périurbaines, petites et moyennes villes.
Traversée par les flux matériels, financiers et humains du capitalisme, la France métropolitaine s’intègre à l’économie-monde. Le marché de l’emploi, polarisé entre des postes très et pas qualifiés, engendrerait une sociologie caractéristique des grandes agglomérations. Y coexistent les catégories supérieures (cadres, professions libérales et intellectuelles), surreprésentées mais divisées entre bourgeoisies « bobo-sociétale » et « traditionnelle catholique », et les immigrés pauvres de banlieue, souvent peu qualifiés. Toutefois, ces derniers ne resteraient pas pauvres bien longtemps, explique Guilluy, car la situation métropolitaine permet « une intégration économique et sociale, y compris des classes populaires précaires et immigrées ». Ainsi, les habitants des grandes métropoles sont indistinctement considérés par lui comme des « gagnants de la mondialisation ».
La France périphérique, celle des « oubliés », se situerait en revanche à l’écart des lieux de création de richesse et des bassins d’emploi. Y résident surtout des Français « natifs » ou « issus des vagues d’immigration ancienne », pour l’essentiel des employés, des ouvriers, des artisans, des commerçants, des fonctionnaires. Négligés par les médias, rejetés des métropoles par les prix de l’immobilier, ils fuient les banlieues, où ils se sentent « minoritaires ». Fragilisées par la crise économique, ces « nouvelles classes populaires » seraient les véritables perdantes de la mondialisation.
Ce clivage social recoupe enfin une division politique. A en croire les sondages exposés par Guilluy, bourgeois des centres-villes et immigrés de banlieue partageraient certaines valeurs fondamentales, comme l’adhésion au libre-échange, à la mondialisation, au « multiculturalisme ». Ils plébisciteraient les partis de gouvernement (le PS, l’UMP et leurs alliés), qui adhèrent à ces principes. La France périphérique représenterait au contraire l’espace des « nouvelles radicalités » : ses habitants rejettent majoritairement le système dominant et ses valeurs. En proie à une forme d’« insécurité culturelle », ils privilégient l’abstention et, de plus en plus, le vote FN. « Le clivage gauche/droite laisse peu à peu la place à une opposition frontale entre ceux qui bénéficient et/ou sont protégés du modèle économique et sociétal et ceux qui le subissent », écrit Guilluy.
La recomposition autour du clivage spatial, en revanche, « permettra l’émergence de deux forces politiques et idéologiques susceptibles de réactiver un véritable débat démocratique. Les libéraux, partisans de la société du libre-échange, de la mobilité sans fin, renforceront leur socle électoral, sur les bases du PS et de la droite modérée. Inversement, les tenants d’un modèle économique alternatif, basé sur le protectionnisme, la relocalisation et le maintien d’un Etat fort, s’appuieront sur les territoires de la France périphérique ».
Improbables gagnants de la mondialisation
Ce coup de force géographico-idéologique s’appuie sur une série d’observations pertinentes quant aux dynamiques socio-territoriales et sur des perceptions largement répandues dans la population. Il intervient sur un terrain déjà fertile. Dès les années 1990, le géographe Jacques Lévy élabore sa théorie du « gradient d’urbanité », selon laquelle le vote FN varie en raison inverse de la densité urbaine. Depuis, des chercheurs comme Emmanuel Todd, Hervé Le Bras ou Davezies ont creusé le sillon de l’interprétation territoriale des problèmes sociaux. Le succès de cette approche réside pour une part dans la grande intelligibilité de travaux immédiatement mobilisables non seulement par les médias mais aussi par les dirigeants politiques, lors des élections. Guilluy se définit d’ailleurs comme consultant en socio-géographie pour les collectivités locales.
Sans nier la nécessité de relier les problèmes des habitants à leur lieu de vie, nombre d’universitaires ont discuté les thèses de Guilluy, leur reprochant un biais culturaliste, des simplifications hasardeuses ou encore une propension à négliger la variété des motivations du vote d’extrême droite (8). Mais ces critiques peinent à discuter de front la dimension politique de ces ouvrages : diviser la France entre métropoles dynamiques et espaces périurbains revient à produire géographiquement une opposition irréductible entre deux composantes des classes populaires, les travailleurs établis de longue date et les nouveaux entrants.
Au prétexte qu’une politique publique (celle de la ville) leur est spécialement consacrée, le géographe soutient que l’Etat n’a pas, comme on le dit souvent, « abandonné les banlieues ». Les problèmes des cités seraient « d’abord liés à l’émergence d’une société multiculturelle et à la gestion des flux migratoires, mais en aucun cas aux retombées d’une économie mondialisée. Mieux, les banlieues sont des parties prenantes de cette économie », écrit Guilluy. Cette affirmation s’appuie sur le taux de mobilité résidentielle dans les zones urbaines sensibles (ZUS), indicateur des chances de réussite sociale si l’on considère qu’un ménage devenu prospère s’installe rapidement ailleurs.
Entre 1990 et 1999, ce taux était de 61 % dans les ZUS, « ce qui en faisait les territoires les plus mobiles de France ». En d’autres termes, les immigrés réussiraient mieux que les « petits Blancs » partis s’établir dans le périurbain précisément pour fuir ce voisinage ; partageant une communauté de destin avec la bourgeoisie métropolitaine, ils ne seraient pas « du peuple » mais contre lui. Extraire les immigrés des classes populaires requiert une certaine hardiesse méthodologique quand on sait que 62 % d’entre eux étaient ouvriers ou employés en 2007 (contre 51 % des actifs en moyenne).
Pour peu que l’on porte sur les mêmes données un regard moins obsédé par les clivages ethnico-géographiques, c’est l’ensemble des conclusions du géographe qui s’affaissent. Ainsi de la politique de la ville, qualifiée de « performante » par Guilluy : ses moyens s’investissent pour l’essentiel dans des opérations de rénovation urbaine qui n’influent guère sur les trajectoires professionnelles des habitants. En 2014, son budget s’établissait à 500 millions d’euros, soit à peine plus de 100 euros pour chacune des quatre millions quatre cent mille personnes concernées. Une somme dérisoire comparée aux multiples aides d’Etat en faveur de l’accession à la propriété privée (prêt à taux zéro, Pass foncier, dispositifs de Robien, Scellier, Borloo, Pinel, etc.) et qui profitent davantage aux habitants de la France périphérique qu’à ceux des cités.
De même, la mobilité résidentielle élevée observée dans les ZUS s’explique par d’autres facteurs que la seule ascension sociale des résidents : surreprésentation des jeunes et des locataires, déménagements d’un « quartier sensible » à un autre (environ un tiers des cas), opérations de rénovation urbaine, etc. Bien sûr, une partie des ménages immigrés réussissent et quittent les « quartiers sensibles » — souvent d’ailleurs pour s’installer dans le périurbain. Mais 24 % des habitants des ZUS étaient au chômage en 2013, et 44,3 % d’entre eux (soit deux fois plus que la moyenne nationale) n’avaient aucun diplôme, ce qui limite drastiquement leurs chances de réussite professionnelle.
Comment considérer sérieusement cette population assignée à résidence comme « gagnante de la mondialisation » ? D’ailleurs, l’idée qu’elle connaîtrait un sort meilleur que celle vivant loin des centres ne résiste pas aux faits : en 2011, 64 % des personnes pauvres (percevant moins de 60 % du revenu médian) vivaient au cœur des grands pôles urbains, dont plus de la moitié en banlieue, contre 17 % dans des communes périurbaines, 13,4 % dans les petites et moyennes agglomérations et 5,4 % dans le rural isolé (9).
La représentation enjolivée des cités s’accompagne chez Guilluy d’un tableau monochrome et sombre de la France périphérique. Or cette dernière, comme les grandes villes, s’affiche non pas en gris, mais en noir et blanc. D’abyssales inégalités séparent gros propriétaires terriens et petits agriculteurs, dirigeants d’entreprise et salariés, notables des villes moyennes et plèbe des bas quartiers. Riches et pauvres, enfin : la petite ville périurbaine de Croix (Nord) occupe une meilleure place dans le palmarès des « vingt villes où l’on paye le plus d’impôt de solidarité sur la fortune » que le septième arrondissement de Paris (Latribune.fr, 6 janvier 2014).
Ces espaces affrontent certes des difficultés spécifiques : un plan social à Châteaulin, dans le Finistère, n’a pas le même impact qu’une fermeture d’usine en Seine-Saint-Denis. Les possibilités d’y retrouver un emploi sont plus rares, et le chômeur devra prospecter dans une zone toujours plus vaste, au risque d’augmenter ses dépenses de transport. Etre propriétaire de son logement, souvent au prix d’importants sacrifices, devient alors une contrainte.
Mais faut-il pour autant parler de territoires « exclus de la mondialisation » ?
Les grands noms du luxe (Louis Vuitton à Beaulieu-sur-Layon et Chemillé), de l’agroalimentaire (Danone à Villecomtal-sur-Arros, Le Mollay-Littry, Bailleul…), de la pharmacie (Sanofi à Lisieux, Ploërmel, Mourenx…) ou du commerce en ligne (Amazon à Lauwin-Planque, Saran…) ont élu domicile dans la « France périphérique ». Industrialisée à partir des années 1960 à la faveur de la déconcentration industrielle et d’une stratégie patronale de contournement des forteresses ouvrières, celle-ci se caractérise par des unités de production de taille réduite, des taux de syndicalisation faibles, un recours massif à la sous-traitance et aux contrats précaires (10). Bref, la mondialisation néolibérale s’y trouve comme un poisson dans l’eau, et ses crises s’y font sentir de manière redoublée.
En définitive, la ligne de démarcation tracée par Guilluy au sein des classes populaires n’est pas tant économique que culturelle. Le géographe associe presque toujours ces deux dimensions : la société française serait « mondialisée et multiculturelle », les électeurs du FN et les abstentionnistes rejetteraient « la mondialisation et la société multiculturelle », etc. Mais si certains habitants choisissent de s’installer dans le périurbain pour « fuir les flux migratoires », comme le répète Guilluy, d’autres le font pour devenir propriétaire, habiter un logement plus grand dans un meilleur cadre de vie ou trouver un meilleur établissement scolaire. L’auteur ne s’attarde pas sur ces raisons sociales, préférant évoquer « l’ insécurité culturelle ». Un thème décidément à la mode.
Apparue en France en 2010 dans son ouvrage Fractures françaises, la notion rencontre alors un contexte intellectuel porteur. La même année, dans Le Déni des cultures, le sociologue Hugues Lagrange a fait la part belle aux facteurs culturels dans son interprétation de l’échec scolaire et de la délinquance des migrants africains. Simultanément, la démographe Michèle Tribalat dénonce « l’idéologie progressiste transnationale » et la sous-estimation du nombre d’immigrés en France dans son livre Les Yeux grands fermés. Cinq ans plus tard, la controverse ne porte plus tant sur l’existence de l’insécurité culturelle que sur sa définition.
Le géographe Guilluy y voit « le ressenti des catégories populaires confrontées à l’intensification des flux migratoires dans le contexte nouveau de l’émergence d’une société multiculturelle », tandis que le politologue Bouvet fait de ce sentiment d’angoisse le dénominateur commun des classes populaires confrontées à l’hégémonie de la pensée libérale-libertaire : à la « préoccupation identitaire suscitée par les minorités » chez les « petits Blancs » s’ajouterait l’« insécurité sociétale » des immigrés autour de questions comme le mariage homosexuel ou le prétendu enseignement de la « théorie du genre » à l’école (11). Dit autrement, l’un considère les valeurs populaires incompatibles avec la culture des migrants, ce qui favoriserait le « séparatisme », tandis que l’autre impute aux immigrés et aux « petits Blancs » une commune répulsion vis-à-vis de la liberté des mœurs.
Quels qu’en soient les dépositaires, ce sens éthique froissé prendrait source dans la « décence ordinaire » (common decency) que l’écrivain George Orwell prêtait aux gens de peu, par opposition aux intellectuels progressistes, qui en seraient dépourvus. Popularisée en France par le philosophe Jean-Claude Michéa (12), cette notion attribue au peuple un ensemble de qualités morales innées d’honnêteté, de générosité, mais aussi de sens des limites, d’attachement aux liens communautaires et de rejet des déviances inhérentes au progressisme libéral. Dans un monde dépolitisé où les partis renoncent à changer l’ordre économique et social, la « décence ordinaire » serait la conscience de classe du pauvre, le lien qui cimente le peuple contre la caste, la « France d’en bas » contre les bourgeois-bohèmes dégénérés — mais aussi le patron et les ouvriers d’une chaudronnerie de Rodez contre l’institutrice de Montreuil. Instrument de résistance des dépossédés face à l’arrogance des arbitres des élégances parisiennes, elle offre également aux dirigeants le moyen de faire entériner, sous couvert de valeurs populaires, des choix politiques réactionnaires.
Social-conservatisme à la française
Gauche populaire, Guilluy, Terra Nova se rejoignent sur un trait de pensée, typique des approches conservatrices de la société, qui consiste à assigner aux populations des dispositions psychoculturelles fixes, intangibles et inaccessibles aux forces de l’action politique. « Les classes populaires (ouvriers et employés), assène la note de Terra Nova, ont des valeurs socio-économiques qui les rattachent à la gauche (Etat fort et protecteur, services publics, sécurité sociale) et des valeurs culturelles conservatrices (ordre et sécurité, refus de l’immigration et de l’islam, rejet de l’Europe, défense des traditions…). La division est inversée pour les classes moyennes (professions intermédiaires et classes moyennes supérieures) : des valeurs culturelles de gauche mais des valeurs socio-économiques de droite. » Dès lors, ajoute Guilluy, le divorce entre la bourgeoisie intellectuelle et le peuple serait « définitif et structurel ».
Il suffit pourtant d’un pas de recul historique pour saisir le caractère éminemment labile de ces valeurs : après les massacres de juin 1848 et la répression de la Commune de Paris en 1871, le mouvement ouvrier fut durablement hostile à l’Etat. Une fraction des classes moyennes se distingua par son conservatisme en matière de mœurs et son autoritarisme sécuritaire, une autre par son antisémitisme. Bien loin de la « théorie du genre », les élites urbaines victoriennes réprouvaient l’intempérance sexuelle ouvrière et imposaient la criminalisation de l’homosexualité dans l’Inde coloniale (1860). L’esclavage, la colonisation, le travail des enfants, l’exclusion des femmes de la vie publique furent aussi des « valeurs » répandues en milieu populaire, avant que des mobilisations ne changent la donne.
Envisagée d’un point de vue de gauche, la politique ne consiste-t-elle pas précisément à transformer le monde et, pour y parvenir, à batailler contre les catégories de perception qu’impose l’ordre social, à forger de nouveaux désirs, à changer le rapport au possible ? S’il avait choisi de spéculer à la Bourse des « valeurs », le porte-parole de la coalition Syriza n’aurait pas annoncé des mesures favorables aux immigrés pour ne pas heurter les dispositions xénophobes prêtées à l’électorat grec ; plus de trente ans avant lui, François Mitterrand aurait dû rayer de son programme l’abolition, impopulaire, de la peine de mort ; les socialistes africains comme Thomas Sankara se seraient soumis aux autorités traditionnelles et auraient renoncé à combattre l’excision ; en Tunisie, pays musulman, Habib Bourguiba aurait renoncé à libéraliser — avant la France — le divorce et l’avortement.
« Dénoncer le beauf, c’est la manière branchée de dénoncer le pauvre », remarque non sans raison François Kalfon (Le Monde, 14 novembre 2012). Mais assimiler les deux pour promouvoir un social-conservatisme à la française n’est pas moins méprisant.
Benoît Bréville et Pierre Rimbert – Le monde diplomatique – Permalien http://www.monde-diplomatique.fr/2015/03/BREVILLE/52741
- Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle, Fayard, Paris, 2015.
- Lire Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Ce que s’abstenir veut dire», Le Monde diplomatique, mai 2014.
- Le Monde, 4 décembre 2002. Cité par Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, Agone, Marseille, 2012.
- Lire Serge Halimi, « Les recettes idéologiques du président Sarkozy», Le Monde diplomatique, juin 2007.
- Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand et Romain Prudent, « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?», mai 2011. Lire Alexander Zevin, « Terra Nova, la “ boîte à idées” qui se prend pour un think tank », Le Monde diplomatique, février 2010.
- Laurent Baumel et François Kalfon (sous la dir. de), Plaidoyer pour une gauche populaire. La gauche face à ses électeurs, Le Bord de l’eau, Lormont, 2011.
- Selon son complice cathodique Eric Naulleau.
- par exemple Cécile Gintrac et Sarah Mekdjian, « Le peuple et la “France périphérique” : la géographie au service d’une version culturaliste et essentialisée des classes populaires », Espaces et sociétés, n° 156-157, Paris, 2014 ; Violaine Girard, « Un peuplement au-dessus de tout soupçon ? Le périurbain des classes populaires blanches», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 204, Paris, septembre 2014 ; Eric Charmes, Lydie Launay et Stéphanie Vermeesch, « Le périurbain, France du repli ? », La Vie des idées, Paris, 28 mai 2013.
- Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), « France, portrait social» (PDF), Paris, novembre 2014.
- le dossier « Campagnes populaires, campagnes bourgeoises », Agone, n° 51, Marseille, 2013.
- Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle, op. cit.
- par exemple Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Climats, Paris, 2011, et, plus récemment, l’échange épistolaire entre Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa, La Gauche et le peuple, Flammarion, Paris, 2014.