On a sous-estimé l’animal politique qu’est Hollande

Chroniqueur au “Grand Journal”, Karim Rissouli parle du fact-checking, d’Eric Zemmour, de Stefan Edberg et évoque l’esprit du 11 janvier. (…)

Comment as-tu vécu les évènements de Charlie ?

Le moment Charlie a été un moment fort intimement. Je suis un peu schizophrène sur ce sujet. Je suis un laïcard convaincu ; le blasphème est un droit et quasiment un devoir. Et en même temps, je conçois que des populations reléguées socialement puissent se sentir blessées plus que d’autres, à cause de cette relégation même. Cela a été un peu compliqué à gérer pour moi.

S’appeler Karim, être issu d’une famille marocaine musulmane par mon père, catholique par ma mère, ce n’est pas anodin. Ma famille a été un peu déchirée pour des raisons religieuses au Maroc au début des années 90 ; un de mes oncles est devenu un fanatique intégriste. Ma famille s’est divisée en deux camps, avec mon père opposé à mon oncle.

Cela s’est calmé depuis, mais cela a été assez violent à vivre dans mon enfance. L’été, quand j’allais en vacances chez mes grands-parents au Maroc, mon oncle me faisait des prêches, me disait que mon père irait en enfer parce qu’il ne priait pas… Ces souvenirs très lourds sont remontés en moi au moment de Charlie. Je me suis senti musulman dans le regard des autres, ce qui ne me dérange pas car je sais ce que je suis ; mais j’ai essayé de porter en plateau ce regard-là en assumant cette position ; j’avais envie de chialer toute la journée. Je l’ai dit en plateau.

Crois-tu en ce fameux “esprit du 11 janvier” ?

L’esprit du 11 janvier est évidemment fragile. Mais je trouve que c’est surtout l’esprit du pré-11 janvier qui était vraiment flippant. J’étais paradoxalement plus inquiet cet automne, quand le livre de Zemmour cartonnait, quand je voyais les débats autour du livre de Houellebecq, par-delà le roman lui-même… : cette France-là m’inquiétait. Pour le coup, l’après 11 janvier a fait se ressouder une autre France. J’ai emmené mon fils de 3 ans à la marche, je me suis surpris à saluer des flics, j’ai été très sensible à ce moment.

Au point de t’avoir changé ?

Oui, je pense qu’il m’a changé même si j’ai encore du mal à dire comment précisément. Je n’ai plus du tout envie de replonger dans la politique politicienne en tout cas. Cela me semble vain. J’aime évidemment beaucoup la politique, mais je n’ai plus très envie de recevoir des politiciens obsédés par la conquête du pouvoir. Tout cela a changé aussi l’émission à mon avis. On nous reprochait avant Noël d’être trop austères, pas assez légers ; maintenant, on nous le crédite. Il y a une densité nouvelle dans l’émission. On a évoqué beaucoup de sujets qui me passionnent : l’intégration, les communautarismes, la réforme de l’islam….

Si tu dis avoir changé, est-ce que les politiques, eux, ont changé dans leur manière de faire de la politique ?

Je ne crois pas, non. La vie politique a repris ses droits très vite. L’épisode de la loi Macron en est un exemple frappant. Le fait que Sarkozy demande à ses troupes de faire échec à la loi Macron pour de pures raisons politiciennes prouve bien que l’esprit du 11 janvier est terminé. Les frondeurs du PS, eux, avaient au moins des raisons idéologiques ; mais Sarkozy n’a rien sur le fond à reprocher à la loi Macron.

La résurrection de Hollande est devenue un nouveau motif des commentateurs. Tu y crois aussi ?

Je n’ai jamais cru qu’il était fini ; c’était déjà le cas avant le 7 janvier. Je suis persuadé que François Hollande a de l’avenir. Je pense depuis le début du quinquennat qu’il sera candidat en 2017 et qu’il a une bonne chance d’être réélu.

Qu’est-ce qui te fait croire en lui ?

Ce n’est pas tant ce qu’il y a de fort en lui que l’analyse du paysage politique tel qu’il est. Je pense que la gauche et la droite seront au touche à touche autour de 20 %, que Marine Le Pen sera devant, que Hollande ne sera pas challengé en interne, que Valls ne s’opposera pas à lui, sauf s’il y a 5 millions de chômeurs dans un an ; mais si le climat économique va un peu mieux, Hollande sera candidat. D’autant qu’avec Charlie, il a coché des cases qui lui manquaient : autorité, légitimité présidentielle. Cela risque de se jouer à très peu avec l’UMP, autour de 20 %.

A mon avis, celui qui sera au second tour sera élu. On a sous-estimé l’animal politique qu’est Hollande.Mais la déception de son électorat reste grande, tout de même. Ceux qui disent qu’il a trahi ses électeurs ne se souviennent pas de sa campagne. On ne pouvait pas à s’attendre à autre chose de sa part. “La finance est mon ennemie” a été la seule phrase retenue ; mais Hollande a gagné la primaire contre Martine Aubry en insistant sur des arguments ultra-réalistes et modestes ; la campagne de Hollande n’a fait rêver personne. On fait semblant de croire aujourd’hui qu’il avait promis monts et merveilles à la France, mais non. (…)

La gauche de la gauche ?

L’absence de dynamique à la gauche du Parti Socialiste me surprend. Podemos, Syriza, réussissent à s’imposer dans des pays en crise. Il y a un boulevard idéologique à la gauche du PS. Mélenchon n’arrive pas à profiter de cette situation. Il s’est aliéné une partie de l’électorat de gauche qui aurait pu lui être favorable, par son caractère, ses coups de sang. Ses proches en sont conscients ; ils savent que cela limite son ascension. Aucun des leaders de Syriza ou Podemos ne vient du parti socialiste ou de la gauche social-démocrate. Peut-être que le défaut de Mélenchon est d’avoir appartenu à cette gauche ancienne.

Comment analyses-tu l’évolution du journalisme politique aujourd’hui, oscillant de plus en plus entre le journalisme de dérision et le journalisme d’enquête ? Ou faut-il te situer ?

C’est vrai que ce que je fais est un peu hybride. Je me situe entre ces deux façons de faire du journalisme. Je me sens plus proche du journalisme d’enquête, mais je le fais dans le cadre d’une émission d’information. Il y a un an ou deux, je n’imaginais pas pouvoir m’exercer à la dérision, au risque de jeter ma carte de presse ; je ne me dis plus ça aujourd’hui ; je sais qu’on peut faire de l’investigation sérieuse, le transmettre y compris dans une émission comme le Grand Journal et le faire avec de l’humeur, des moments plus légers ; je suis en train d’apprendre ça. (…)

D’où vient ton goût de la politique ?

J’ai grandi dans un environnement très politisé. On parlait de politique à la maison, tout le temps. Mes parents sont engagés dans des associations et syndicats. Mon père, éducateur spécialisé, a travaillé avec les travailleurs immigrés dans les années 70 ; ma mère, assistante sociale, a monté des projets d’aide aux villages roumains à l’époque Ceaucescu.

Mon premier vrai souvenir de télé, c’est le premier tour de la présidentielle de 1988, avec Le Pen à 15 %. Je me souviens des réactions autour de moi. Quand j’étais petit, j’adorais la politique et le sport ; je découpais les articles et les photos dans la presse et je réécrivais les légendes dans des cahiers ; j’adorais Stefan Edberg ; à la mort de Mitterrand, j’avais fait un recueil. J’aurais adoré interviewer Mitterrand.

Quelles sont les personnalités politiques qui te fascinent ?

La première biographie politique que j’ai lue et qui m’a marqué, c’est celle de Martin Luther King. Plus tard, j’ai rencontré Yasser Arafat en 2003, cela m’a impressionné. J’étais assez engagé dans les territoires palestiniens ; j’ai monté une association il y a dix ans : des écoles de musique dans des camps de réfugiés palestiniens. Je suis aussi venu au journalisme par là, par l’engagement et le militantisme.

Dans les écoles de journalisme, tu perçois cette dualité entre ceux qui sont là comme s’ils étaient dans une école de commerce et ceux qui sont là par conviction. J’ai fait une mission civile dans les territoires palestiniens en 2002. En rentrant de ce voyage, j’ai eu envie de témoigner de ce que j’avais vu.

La critique des médias de plus en plus prononcée te semble-t-elle excessive ou légitime ?

La critique des médias est souvent justifiée, les écoles de journalisme ne sont pas assez ouvertes aux gosses des quartiers, aux enfants d’ouvriers. On est un milieu socio-professionnel blanc, CSP + et urbain ; et masculin quand tu montes. Le prisme est souvent le même partout. En outre, on ne reconnaît pas assez ses erreurs.

La couverture de la prise d’otages à l’hyper casher pose quand même des questions. On ne réfléchit pas assez collectivement. Je pensais qu’il y aurait un avant et un après Charlie, qu’on allait réfléchir à la manière de couvrir ce genre d’événement.

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Propos recueillis par Jean-Marie Durand – Les Inrocks N° 1005