Pierre Birnbaum : «Dès qu’on dit communautés, on dit fermeture, et c’est la fin de la société française»
INTERVIEW
Un mois après les attentats, et dans un contexte d’antisémitisme inédit, la France est confrontée à un défi de taille, selon l’historien Pierre Birnbaum : intégrer dans son modèle républicain de nouvelles formes de pluralisme culturel et religieux.
Atterré le modèle républicain à la française ? Entre les attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher il y a un mois, l’érosion de la cohésion sociale et la montée des revendications identitaires, la France semble douter d’elle-même, malgré le sursaut citoyen du 11 janvier. Pour Pierre Birnbaum, historien, professeur émérite à l’université Paris-I, il est possible d’inventer de nouvelles formes de pluralisme culturel ou religieux, tout en préservant l’exigence républicaine. Certes le défi est vertigineux, mais le risque sinon est de voir se multiplier des violences, tel ce nouvel antisémitisme qu’il décrit dans son livre Sur un nouveau moment antisémite, paru le mois dernier.
A quel défi la France est-elle confrontée aujourd’hui ?
Le défi, c’est de laisser transparaître une forme de pluralisme. Avec le slogan «Nous sommes un peuple», c’est une nation unanimiste, bonne, humaine, rationnelle, fraternelle, surtout «blanche», qui s’est exprimée le 11 janvier ! Comme si, par miracle, il n’y avait plus de Front national, plus d’extrême droite identitaire, ni de problèmes dans les banlieues. Là, à nouveau, se renouvelle une sorte de rêve républicain dans une France qui n’a pourtant plus la force de maintenir cette logique.
Pourquoi ?
Depuis la Révolution, un processus d’homogénéisation du corps social s’est mis en place. Au nom d’une citoyenneté exigeante tournée vers les Lumières, les jacobins avaient banni les patois et tout particularisme culturel, religieux, et même alimentaire, toute forme de «nation dans la nation». Par la suite, comme sous la IIIe République, ces formes de pluralisme identitaire n’ont cessé d’être combattues, même si les «petites patries» étaient, dans les faits, souvent tolérées. Aujourd’hui encore, le modèle républicain qu’il importe de préserver suppose que l’on soit simplement membre de l’espace public, un citoyen porté par la raison. C’est ce modèle qui est remis en cause.
Certains craignent ou croient que la France est désormais composée de communautés. Mais il n’y a pas de communautés en France. Une communauté implique un groupe de personnes ayant des pratiques communes, régi par une structure collective et organisée, des porte-parole qui les représentent. Ces communautés sont imaginées, elles n’existent pas. En réalité, on trouve des catholiques quasiment laïcs, tolérants ou intégristes, des musulmans croyants, traditionalistes ou laïcs, des juifs orthodoxes, simplement républicains, gauchistes ou sionistes, tous ayant des pratiques politiques et sociales différenciées.
Durant les attentats de janvier, des juifs ont été tués en tant que juifs. Dans Libération, Daniel Cohn-Bendit s’est ému que ces actes antisémites n’aient pas été reconnus comme tels…
Ilan Halimi, les victimes de Mohamed Merah à Toulouse en 2012, le viol d’une femme récemment à Créteil… Si vous regardez les réactions de la France profonde et confraternelle, il n’y a pas eu 4 millions de personnes comme pour Charlie Hebdo. Merah a même exécuté des enfants. Je pense que c’est la première fois depuis Vichy que des citoyens français tuent leurs concitoyens juifs.
Les attentats meurtriers de la rue des Rosiers ou de Copernic étaient téléguidés de l’extérieur et mis en œuvre par des étrangers. Même durant l’affaire Dreyfus, malgré sa violence et les milliers de personnes dans la rue hurlant «mort aux juifs», aucun meurtre ne s’est produit. Pendant les années 30 non plus.
L’attaque conte l’Hyper Cacher fait-elle partie de ce «nouveau moment antisémite» que vous décrivez, symbolisé par la manifestation «Jour de colère», le 26 janvier 2014 ?
Ce qui s’est passé ce 26 janvier est du jamais vu depuis fort longtemps. Dans une société qui n’est pas en guerre ou sous le coup d’une défaite, comme Vichy, qui connaît certes une grave crise économique et du chômage, mais pas de l’ampleur des années 30, dans une société pacifiée donc, des gens crient dans les rues de Paris «mort aux juifs», «la France aux Français». C’est la première fois depuis très longtemps, peut-être Poujade en 1956, qu’on entend de tels slogans. Mon livre est parti de ce choc, de ce silence aussi, car les journaux n’en parlent pas ou très peu ensuite…
Pourquoi y voyez-vous un nouvel antisémitisme ? Cette manifestation est au départ un rassemblement anti-Hollande, réunissant des «pigeons» contre le matraquage fiscal, des «bonnets rouges», des anti-mariage pour tous…
La Manif pour tous puis le Printemps français, qui sont à l’origine de ces immenses manifestations, rejettent toute forme de libéralisme culturel, et c’est dans ce cadre que les mouvements intégristes et radicaux se sont brusquement exprimés. Il suffit de regarder les vidéos sur YouTube. Habillés de noir, des manifestants portent des uniformes comme dans les années 30, avec croix et étendards. Ils crient : «Juif, juif, juif, ta France n’est pas France.» Il y a aussi tous ces jeunes de banlieue qui font le geste de la quenelle, en riant, et en hurlant «Shoananas»,«à bas le sionisme», en chantant les mérites de Faurisson et du révisionnisme.
On assiste à une sorte de rencontre entre la tradition française d’extrême droite et ce nouveau courant initié par Dieudonné et Alain Soral, qui prend appui sur les banlieues et les citoyens français originaires, pour beaucoup d’entre eux, de l’immigration d’Afrique du Nord. D’un seul coup, ils se retrouvent réunis alors que bien des valeurs les séparent. On assiste à une sorte de jonction entre deux formes de pensée, de fantasmes, qui s’unissent contre les juifs.
En 2013, les journaux comme l’Action française, Rivarol, Minute ou Présent célèbrent sans cesse cette union rêvée, un peu comme à l’époque de Drumont. Finalement, au-delà de ce qui les sépare, ces mouvements se pensent dominés par les juifs qui, un peu suivant le modèle des Protocoles des sages de Sion, contrôleraient les Etats-Unis et le monde. Et derrière, bien sûr, il y a Israël et le conflit palestinien.
Pour Alain Soral, par exemple, seuls l’Iran et la Corée du Nord échappent à la domination juive, à l’Empire. On est en plein fantasme. Reste à savoir s’il existe un lien, même ténu, entre ces manifestations d’antisémitisme extrême, de l’affaire Halimi à Merah, des slogans meurtriers de «Jour de colère» aux drames de janvier 2015.
Quel est le terreau de ce nouvel antisémitisme ?
Dans un contexte de retrait de l’État, de déclin de la force de l’État républicain, la logique culturelle l’emporte. On assiste à une sorte de conflit culturel qui opposerait des communautés imaginées, essentialisées. D’un antisémitisme proprement politique résultant d’une réaction à la force de l’État, on est passé à un antisémitisme plus social et culturel, issu de l’affrontement de communautés largement artificielles ; on constate une sorte d’« anglo-saxonisation » de la société française, mais avec un pluralisme presque réifié, lourd de dangers au sein du modèle républicain.
Dans votre livre, vous redoutez une remise en cause de l’espace public universaliste…
C’est vrai, on assiste à des actes de communautarisation. Des juifs se donnent des formes de reconnaissance dans l’espace public, d’où cette « cashérisation » martelée par les médias qui les essentialisent. On est passé de l’épicerie casher attaquée à coups de grenade en juillet 2014 par des jeunes des banlieues à l’occasion de l’épouvantable guerre entre Israël et le Hamas aux meurtres de l’Hyper Cacher.
C’est aussi le lent déclin du vieux modèle de l’israélite à la française : «Juif à la maison, et français dehors», une sorte d’éloignement à l’égard de la traditionnelle alliance avec l’Etat, la prise de parole d’institutions qui incitent à une communautarisation artificielle. On constate aussi, malheureusement, un glissement d’une partie du catholicisme français vers l’intégrisme et même vers le Front national.
Depuis toujours, la France est historiquement de culture catholique, la fille aînée de l’église, mais une partie des catholiques se vivent de plus en plus simplement comme une communauté parmi d’autres, se sentent ainsi menacés. C’est tout à fait nouveau. Mais dès qu’on dit communauté, on dit fermeture. Chacun est derrière ses remparts, dans son château fort, avec sa ligne de démarcation. Et là, c’est la fin de la société française.
Pourquoi ?
Les Etats-Unis sont fondés sur l’idée qu’il existe des appartenances collectives légitimes qui n’enferment pas. Les Lumières à l’anglo-saxonne se sont créées sur le respect des particularismes. Mais la France, elle, s’est construite sur l’unanimisme républicain. Il s’agit donc aujourd’hui de faire bouger cette logique universaliste sans pourtant la mettre en danger.
Comment inventer des formes de pluralisme de langues, de cultures, de religions sans tomber dans l’ornière des communautés imaginées, sans enfermer les individus dans des identités essentialisées et sans susciter des réactions de violence ? Comment une société peut-elle changer de logique historique sur le long terme ? C’est à cette vraie question, presque tragique, que la France se trouve confrontée.
Concrètement comment peut-elle l’aborder ?
En 2003, la commission Stasi avait proposé que l’Aïd et Yom Kippour soient des jours fériés. Levée de boucliers ! Des symboles sont pourtant indispensables. Il ne s’agit pas de ramener et d’enfermer les citoyens dans des identités collectives, mais que ces croyances, partagées ou non, aient une représentation, soient reconnues, aient un contenu symbolique. En quoi cela concerne aussi la nation que des gens mangent comme ceci ou comme cela ?
Etre citoyen, c’est simplement partager la même table, préserver une sociabilité commune. Mirabeau, qui n’a pas été entendu, a, au moment de la Révolution française, cette phrase magnifique : «Toute société est composée de petites sociétés privées qui chacune ont des principes particuliers, inspirent à leurs membres des sentiments et des préjugés à part, et tracent à leurs activités un cercle déterminé… Que le chrétien et le circoncis soit juif, soit musulman, sectateur d’Ali ou d’Omar, du pape ou de Luther, de Socin ou de Calvin, s’écartent les uns des autres, le grand et noble emploi du gouvernement consiste à faire en sorte que chacune de ces divisions tourne au profit de la grande société.»
Pour limiter la force du courant réactionnaire, dont on sous-estime ces jours-ci l’existence, et rejeter toutes sortes de fantasmes antisémites qui minent un modèle républicain ouvert, encore faut-il que ces «petites sociétés» ne s’écartent pas les unes des autres, que l’intégration à la française ne perde pas de sa force.
Recueilli par Cécile Daumas « Libération » Permalien