Le rire : une arme contre la norme et la bêtise

Le rire pour ne pas mourir » Quelques jours après la tuerie à Charlie Hebdo, dans un texte paru dans Le Monde, François Morel n’avait que cette intuition pour se consoler de la mort de ses amis : rire, toujours et encore. Malgré tout.

Oui, mais comment, où, avec qui, de quoi, avec quels mots?

(…) A l’écart d’un paysage humoristique dominant, François Morel défend, par-delà le droit à la liberté d’expression, un rire exprimant des doutes plutôt que des certitudes, des failles plutôt que des slogans. (…) Chris Esquerre partage avec François Morel ce goût pour un rire alternatif, incongru, inventif. Autant dire que les entendre tous les deux fait du bien.

François, à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo, vous avez écrit une tribune dans Le Monde : « Le rire pour ne pas mourir ». Rire, est-ce résister au pire?

François Morel — J’ai ressenti une gravité inouïe. Je connaissais ces gens, tellement bons, hyper pacifiques, des gens de culture. Un spectacle, comme un dessin humoristique, c’est d’abord une œuvre pacifique… Je suis resté plusieurs jours abattu. Et puis il y a eu la réflexion de Patrick Pelloux pendant leur conférence de rédaction dans les locaux de Libération : « Qu’est-ce qu’il y a dans l’actu ? » Puis la crotte de pigeon sur l’épaule de Hollande, le rire de Pelloux, qu’on avait vu beaucoup pleurer… Tout ça m’a bouleversé, je ne m’en remets pas (il pleure). Quand Nicolas Canteloup se moque des pleurs de Pelloux, c’est consternant de bêtise.

Rire, est-ce donc résister à la bêtise?

François Morel — C’est ce que j’essaie de faire, je n’y arrive pas toujours. Je ne sais pas s’il y a un rire de résistance, mais il y a un rire de collabo vers la grossièreté, la connerie la plus commerciale, la plus oublieuse de tout. (…) Le rire, c’est une ouverture poétique sur le monde, (…)

Quel regard portez-vous sur Dieudonné qui se sert de l’humour comme d’un paravent pour diffuser ses idées antisémites?

Chris Esquerre — On lui donne trop d’importance. Je n’ai aucun « regard » sur les âneries dites par un type paranoïaque et « complotiste ».

François Morel — Pour moi, l’humour consiste à mettre en scène ses doutes, ses failles, surtout pas ses certitudes. L’humour, c’est d’abord se moquer de soi-même. Sans doute suis-je un peu de parti pris, mais le comique nazi me fait modérément rire. L’antisémitisme, c’est un préjugé plutôt qu’une idée, non?

Fallait-il l’interdire?

François Morel — Je ne vois pas le rapport avec l’humour. Mais défendre le terrorisme, appeler au meurtre, défendre le racisme, ça doit pouvoir être interdit.

Chris Esquerre — Est-ce vraiment efficace d’interdire quelqu’un qui dit que la Terre est plate, et pas ronde? J’aurais plutôt tendance à penser que le laisser parler discrédite son propos et invalide ses « thèses ».

Pour vous, la liberté d’expression — et donc l’humour — a-t-elle des limites? Et lesquelles?

Chris Esquerre — A priori, aucune limite… A condition que la liberté d’expression ne soit pas elle non plus un paravent pour propager des idées malveillantes ou une haine des autres.

François Moret — La liberté d’expression me va quand elle est circonscrite par les lois de la République, que je reconnais volontiers.

Vos propres limites et tabous?

Chris Esquerre — Mon métier, et mon plaisir, c’est de partager avec les autres ce qui me fait rire. (…) Celles qui m’intéressent sont celles de la créativité, de l’originalité, de l’expression par les mots et le corps, pas celles de l’acceptabilité de mes propos par des gens plus ou moins susceptibles.

François Morel — Ma limite? L’imaginaire. Mon tabou? L’ennui. J’essaie d’entraîner le public dans une émotion, un rire, une humeur à la fois partageuse, joyeuse et consolatrice. (…)

François, qu’est-ce qui te touche chez Chris?

François Morel — Quand on voit les comiques, on voit souvent la guerre. Je déteste ça. Je suis frappé par la manière dont des gens agréables se transforment en guerriers sur les plateaux télé et cherchent à écraser les autres avec leurs vannes. J’ai plutôt de la tendresse et de l’admiration pour ceux qui essaient de faire rire comme Chris. Le plus souvent, il y arrive. J’aime son côté poétique et assez barré, il a dû regarder les Monty Python. Ce n’est pas un ricaneur. Or il y en a trop aujourd’hui. Je ne suis pas à l’aise avec ce rire dominateur.

Ce refus d’un rire agressif établit-il une certaine filiation entre vous deux?

François Morel — Probablement, sûrement.

Chris Esquerre — C’est plus facile à dire pour moi car je l’ai vu travailler avant.

(…)

Comment percevez-vous le paysage de l’humour dominant, dans lequel vos petites musiques respectives semblent se distinguer?

Chris Esquerre — J’ai l’impression que, parmi les humoristes, beaucoup choisissent de présenter un miroir aux autres et d’en rire.

On leur raconte ce qu’ils connaissent déjà d’eux, des situations qu’ils ont vécues. En général, les spectateurs se retournent et disent : « C’est tout à fait toi ! » C’est l’humour-miroir, qui a son efficacité quand il est pratiqué par de bons humoristes. Cet humour d’observation et de restitution du quotidien ne m’intéresse pas beaucoup, je le trouve peu inventif, peu risqué.

François Morel — Dans mon spectacle, j’ai quand même l’impression de présenter un miroir aux gens. Quand je parle d’un type vieillissant dans le métro qui croit pouvoir encore séduire une jeune fille, des gens me disent que cela leur évoque leur propre vie! On fait tous cela : rire de notre vécu.

Chris Esquerre — Bien sûr. Pour que les gens rient, il faut qu’ils reconnaissent quelque chose. Mais on peut aussi rire de l’incongruité de situations qu’ils ne reconnaissent pas.

François Morel — Quand on est un peu sympathique, on a un tel crédit sur scène qu’on peut raconter n’importe quoi et les gens se marrent. Parfois, ils comprennent des choses au-delà de nos textes, et de ce qu’on a pu penser soi-même. Je raconte par exemple l’histoire d’un type qui est amoureux d’une huître. Au début, il est très content parce qu’elle ne parle pas beaucoup et qu’elle est très à l’écoute. Puis, il s’ennuie et ils se séparent. Un soir, un spectateur m’a dit que c’était exactement son histoire.

Est-ce que chroniquer l’actualité sociale et politique vous intéresse?

Chris Esquerre — Je ne sais pas le faire. Mon travail consiste à partager avec les gens ce qui me fait rire. Or je ne trouve pas matière à rire dans l’actualité. Je n’arrive pas à rendre drôle ce qui ne l’est pas pour moi.

François Morel — Au début de ma chronique sur France Inter, je ne le faisais pas beaucoup, d’autant qu’à l’époque Stéphane Guillon et Didier Porte occupaient l’espace. Quand ils sont partis, j’ai pris le relais. Je ne suis obligé à rien mais comme citoyen, cela m’intéresse. C’est un autre métier que le spectacle. (…)

On ne vous perçoit pas comme des « professionnels » du rire, des humoristes calibrés accrochés aux mêmes ficelles. N’êtes-vous pas un peu amateurs?

François Morel — Quand je fais un spectacle, je ne me dis pas qu’il faut faire rire toutes les minutes; je me dis « pourvu que les gens rient de temps en temps, qu’ils m’accompagnent ». Je ne suis pas obsédé par le nombre de rires, je ne sais même pas où les rires vont se placer. C’est la liberté des gens. Ce qui compte, c’est que je leur raconte des histoires, que je les entraîne dans des imaginaires. Quand les gens rient, je suis content.

Chris Esquerre — Ces spectacles fondés sur l’obligation de rire sont gonflants. Je rêve secrètement d’un spectacle comique où il serait possible de ne jamais faire rire. (…)

(…)

Etre humoriste ou comédien, est-ce un hasard ou un destin logique selon vous?

François Morel – Je me sens assez proche de ce dont je rêvais petit, un peu dans le flou. Je voulais être un peu journaliste, un peu comédien, un peu chanteur, un peu rigolo. Je ne me suis obligé à rien…

(…)

François Morel a réussi à transformer son univers. Est-ce que le renouvellement de ta petite musique t’inquiète, Chris?

Chris Esquerre – Je ne vais pas réapparaître sous de nouveaux traits, mais il faut trouver un propos neuf. Il y a des choses qui ne me font plus rire car la répétition est un problème. Surtout quand tu as pondu entre cinq cents et mille sketches pour la télé et la radio. Parfois, j’aimerais bien être une rock-star et faire douze chansons tous les cinq ans.

François Morel – Je ne ressens pas la même chose que toi car j’ai l’impression de raconter toujours les mêmes choses et ça ne me gêne pas car j’essaie de changer de support ou bien de configuration. Parfois, je suis seul, parfois dans une troupe, etc. J’ai tendance à penser que ce que l’on a à raconter n’est pas infini.

(…)

Pourquoi avez-vous fait le choix de rire de vous-même plutôt que des autres?

François Morel – Les grands qui m’ont fait rire riaient d’abord d’eux-mêmes. J’aime faire confiance à l’intelligence du spectateur. C’est aussi une façon de charmer à ma manière. Je ne me suis jamais senti joli garçon, mais j’ai envie de séduire malgré tout. (…)

Chris Esquerre – Je ne l’ai pas fait car ça me met mal à l’aise de vanner les gens, je ne sais pas le faire.

(…)

Avez-vous l’impression que l’humour est plus bridé qu’avant, à l’époque de Desproges, Coluche…

Chris Esquerre – Ça ne veut pas dire qu’à l’époque ça ne posait pas de problèmes, mais il n’y avait pas les réseaux sociaux pour les amplifier. Les gens souffraient chez eux sans pouvoir le dire.

De François Morel – La mondialisation a également eu un impact. Quand un mec fait un dessin à Charlie Hebdo, ça déclenche des réactions dans d’autres pays. Avant, Cavanna et Choron ne s’adressaient qu’aux Français. Ça ne choquait personne à l’autre bout de la planète.

François, tu te définirais comme un moraliste?

François Morel – Je trouve ce mot un peu lourd, je suis juste chroniqueur. Mais qu’il y ait un peu de morale dans ce que je fais, sans doute.


 

Extrait d’une interview de François Morel et Chris Esquerre paru dans les Inrocks N°1001 réalisé par Jean-Marie Durand et David Doucet