Chacun le redoutait, mais nul n’imaginait que le drame surviendrait ainsi : vendredi 9 janvier, le footballeur de Montpellier Abdelhamid El-Kaoutari ne porte pas le maillot « Je suis Charlie » lors de l’échauffement préparatoire au match contre l’Olympique de Marseille.
Aussitôt, les réseaux sociaux crépitent. Invité le dimanche sur Canal Plus, l’entraîneur Rolland Courbis est sommé de s’expliquer.
Le lendemain, la polémique enfle : trois joueurs de Valenciennes n’acceptent de revêtir le fameux maillot qu’à condition d’escamoter le « je suis » sous un bout le Scotch. Sur le plateau d’« Afterfoot », une émision-phare de RMC, le ton monte. «On se bat depuis une semaine pour la liberté d’expression, explique l’animateur Gilbert Brisbois, laissons-les s’exprimer et attendons leurs explications. »
Furieux, le journaliste Daniel Riolo enchaîne : «… la liberté d’expression qui Va être l’argument de tous les abrutis pour sortir toutes les bêtises ».
Être ou ne pas être « Charlie »?
Dans la semaine qui suit le massacre de journalistes et dessinateurs de l’hebdomadaire satirique, puis de clients d’un supermarché kasher, par des djihadistes français, la question serpente comme une traînée de poudre de salles de cours en salles de rédaction. « La banlieue tiraillée entre « Charlie » et « pas Charlie » », titre Le Monde (16 janvier). Sur la couverture d’Aujourd’hui en France (15 janvier), un panneau « Je suis Charlie » déchiré symbolise « Le risque de la fracture».
Voici chacun sommé non seulement de choisir son camp, mais surtout d’accepter l’évidence de cette ligne de démarcation. « C’est justement ceux qui ne sont pas « Charlie » qu’il faut repérer », tonne la journaliste Nathalie Saint-Cricq sur France 2. « Ce sont eux que nous devons repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale » (12 janvier). « Avec nous ou avec les terroristes » : la ritournelle favorise les mises en scène les plus spectaculaires, les débats les plus explosifs.
Et les desseins les plus funestes. Les idéologues du djihadisme international rêvent de scinder les nations européennes entre des populations «blanches» convaincues qu’un péril islamiste les menace et une frange de «musulmans» radicalisés par le racisme et les interventions occidentales.
Certes, les jalons sont depuis longtemps posés pour que la société s’organise en fonction de «valeurs» et d’identités plutôt que de forces sociales et d’intérêts; pour qu’une faille toujours plus profonde sépare salariés, chômeurs, victimes de l’austérité en fonction de leurs croyances Des obstacles demeurent toutefois.
Remplacer la ligne de front politique par l’affrontement culturel implique que la petite bourgeoisie intellectuelle, assise comme souvent entre les deux chaises, bascule tout à fait dans le camp réactionnaire: Ce groupe social, qui porte ses contradictions en bandoulière, entretient avec les prolétaires issus de l’immigration une relation ambiguë où se mêlent désir de métissage culturel et rapport de domination, mixité urbaine et ségrégation résidentielle, antiracisme et ethnocentrisme, laïcité intransigeante et nounou voilée. Pilier du monde de l’art et de la culture, il joue un rôle décisif dans l’élaboration des représentations sociales. Son embrigadement dans la guerre des civilisations n’en serait que plus important.
Cette stratégie de la tension bénéficie de l’appui involontaire des médias et des intellectuels obsédés par la reconfiguration du débat public autour d’une alternative : « Charlie » ou « pas Charlie ». Plus question d’entre-deux ni de « oui, mais ». « Ces discours relativistes de la petite lâcheté du « mais », c’est contre cela qu’on se bat depuis des années, expliquera M. Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo. Et c’est cela qu’il ne faut plus permettre à partir d’aujourd’hui» (« C dans l’air», France 5, 9 janvier 2015).
Gare à ceux qui poseraient l’embarrassante question du «deux poids, deux mesures » en matière de libre communication des pensées et des opinions. « Faut-il condamner Dieudonné au risque de lui octroyer à son tour un statut de victime ? », demande sur France Inter l’éditorialiste Thomas Legrand (15 janvier), alors que le comédien est placé en garde à vue et poursuivi pour apologie du terrorisme sur la base d’un mauvais jeu de mots. « Une telle question est une interrogation munichoise, une faiblesse, un abandon coupable, un aplatissement ! » Récapitulons : la liberté d’expression, la démocratie, la tolérance, le courage, c’est « Charlie » ; la barbarie, la terreur, le fanatisme, l’intolérance, c’est « pas Charlie ».
Il y a fort à parier pourtant que les millions de personnes saisies d’émotion et de colère à l’annonce des tueries ne se sont pas retrouvées dans cette subtile dichotomie. Avec ou sans placard « Je suis Charlie », ayant ou non participé aux manifestations géantes du dimanche 11 janvier, beaucoup ont éprouvé le sentiment organique de la fraternité sans se laisser duper par les images diffusées en boucle de foules tricolores chantant La Marseillaise et acclamant la police.
Quant aux marcheurs réunis par le besoin de faire corps, leurs convictions étaient moins homogènes que celles des processionnaires larmoyants des plateaux de télévision. L’écart vertigineux entre ce qu’« être Charlie » signifiait pour les uns (la concorde universelle) et pour quelques autres (les Arabes dehors !) ôtait toute consistance à la catégorie si l’on y réfléchissait un peu. Mais peut-on réfléchir en régime d’information continue?
Le vendredi 9 janvier, on ne distingue plus TF1 de BFM-TV, si ce n’est par l’enthousiasme de M. Alain Weill, propriétaire de cette dernière, jubilant sur Twitter d’avoir battu un «record d’audience historique». Cassant sa grille de programmes, la première chaîne française évolue en direct de 10 heures à 21 h 15 ; sur Europe 1, l’édition spéciale dure quatre jours. La bataille s’engage non plus après mais pendant l’événement, pour en fixer le sens.
A ce jeu, les médias d’information tirent toujours les premiers, réverbérant sur le kaléidoscope des écrans la philosophie spontanée de leurs directions éditoriales : un irrésistible goût de l’ordre et de la bienséance, symbolisé par l’image de quarante-quatre chefs d’État et de gouvernement très inégalement démocrates, défilant coude à coude. France 2 jugea crucial de rediffuser la séquence au ralenti, accompagnée de violons et d’un piano liquoreux, la photographie de la chancelière Angela Merkel penchée tendrement sur l’épaule de M. François Hollande incrustée en point d’orgue (12 janvier).
Dépeinte comme braillarde et vulgaire lorsqu’elle manifeste pour ses droits sociaux, la foule couchée sur papier devint soudain lumineuse, esthétisée façon Delacroix sur une couverture de L’Obs (11 janvier) actualisant La Liberté guidant le peuple, ou édifiante, comme ce cliché d’un jeune garçon noir au regard triste, l’autocollant « Je suis Charlie » sur la joue, qui contemple la multitude du haut de la statue de la République (Libération, 13 janvier) — un visage Potemkine masquant la sous-représentation d’une partie de la population dans les rassemblements parisiens. En direct du centre du monde, le grand reporter Etienne Monin s’extasiait sur France Info (11 janvier) : « Dans cette manifestation, petit moment de grâce, une image lumineuse, d’une beauté heu… immédiate, celle d’un jeune couple, elle avec les yeux bleus légèrement tristes, lui d’une beauté métissée rassurante. »
Comme au carnaval, l’hommage de la presse à elle-même mit tout cul par-dessus tête. « On parle de la mémoire de Charb, Tignous, Cabu, Honoré, Wolinski : ils auraient conchié ce genre d’attitude », enrageait le dessinateur Luz, rescapé de l’équipe de Charlie Hebdo (www.lesinrocks.com, 10 janvier). Insensible à cette observation, la fine fleur des commentateurs honora le mauvais goût par les bons sentiments, pleura des caricaturistes anarchistes au cours d’un défilé orchestré par le ministère de l’intérieur et béni par le pape, l’Alliance atlantique, la Fédération française de football et M. Arnold Schwarzenegger.
Quarante-huit heures après le culte rendu à la liberté d’expression, la presse annonçait, impavide, la condamnation à des peines de prison ferme d’adolescentes, d’un ivrogne, d’un simple d’esprit coupables de dérapages verbaux qui tombaient sous le coup d’une loi récemment durcie. On frissonne à l’idée que M. Manuel Valls découvre la couverture de Charlie Hebdo du 18 décembre 1975 qui fêtait la Nativité par cette exhortation fort peu civique : « Chiez dans les crèches. Achevez les handicapés. Fusillez les militaires. Étranglez les curés. Écrabouillez les flics. Incendiez les banques. »
En comparaison, la muse de la presse régionale a paru presque constipée. Vendredi 9, dix quotidiens affichent à la « une » la même manchette : « La traque» ; et, le lundi suivant, huit titrent simultanément « Historique ! ». Un carambolage d’actualité pimente cette célébration du pluralisme dans l’unanimisme quand, le 7 janvier, la « communauté des éditeurs » de presse constituée de dix syndicats patronaux déclare solennellement qu’e11e «ne cédera jamais aux menaces et aux intimidations faites aux principes intangibles de la liberté d’expression»; le même jour, le milliardaire Patrick Drahi, déjà copropriétaire de Libération, confirme son intention d’acquérir les magazines L’Express et L’Expansion.
Pendant que Libération, justement, s’évertuait à « panser la République » (17-18 janvier) à l’aide de concepts majuscules mais à court de moyens — Citoyenneté, Laïcité, Éducation, Justice, etc. —, l’éditorialiste libéral Nicolas Baverez entonnait un air bien connu : « L’union nationale doit être prolongée pour lutter contre l’islamisme mais aussi pour mettre en œuvre les réformes économiques et sociales », au nombre desquelles « la libéralisation du marché du travail, qui a fait ses preuves partout ailleurs » (Le Point, 16 janvier). La liberté de la presse a bel et bien survécu aux attentats.
Pierre Rimbert –Le Monde Diplomatique N°731 –Titre original « Soyez libres, c’est un ordre. »
Bonjour,
Je découvre votre blog et viens de lire un long article faisant suite aux attentats et à la lame de fond « Je suis Charlie ». Votre analyse est parfaitement juste et je la partage.