Les deux principales branches religieuses de l’islam se sont opposées sur la représentation du Prophète, divisant de manière claire ce que l’on appelle le monde arabe.
« Les terroristes ont davantage nui au prophète Mahomet que les caricatures qui le visaient, et le tort qu’ils ont causé à l’islam est sans précédent dans l’histoire. » Ces mots, prononcés après le massacre de Charlie Hebdo, auraient pu être signés par un de nos politiques. Ils ont été dits le 9 janvier par Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah libanais.
L’organisation chiite n’a rien de pacifique : elle se bat en Syrie au côté de Bachar al-Assad et est depuis 2013 sur la liste des mouvements terroristes établie par l’Union européenne. Comment dès lors comprendre tant de modération dans une affaire, celle des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo, qui a déchaîné les passions au Proche et Moyen-Orient?
Hassan Nasrallah est chiite. Son organisation est engagée en Syrie et en Irak (où les chiites dominent) dans une lutte à mort contre le sunnisme version saoudienne. D’abord, les chiites sont moins iconoclastes que les sunnites.
Le jour de l’Achoura, dans les rues de Karbala, en Irak, il n’est pas rare de voir accrochés dans les boutiques des portraits de l’imam Hussein, voire du Prophète lui-même.
Ensuite, le clergé chiite n’a de cesse de montrer au monde sa « modération » face aux « fous de Dieu » sunnites d’Al-Qaeda ou de l’Etat islamique. Le sous-texte est clair : avec nous, on peut discuter. Les chiites seraient-ils donc Charlie et les sunnites, non?
Disons plutôt qu’en ce moment, il est de l’intérêt du clergé chiite de faire cette concession symbolique. Rappelons que l’ayatollah Khomeiny avait édicté en février 1989 une fatwa d’assassinat à l’adresse de Salman Rushdie à la suite de la publication des « Versets sataniques. »
Les sunnites, eux, représentent près de 90% des musulmans et c’est en leur nom que les fondamentalistes recrutent en Occident et, surtout, en terre d’islam.
La condamnation des attentats de Paris n’a posé aucun problème à leurs dignitaires.
D’une seule voix, ils ont dit leur horreur et leur réprobation. Le débat sur Charlie Hebdo – et sur le caractère licite ou non des caricatures de Mahomet – est venu plus tard et s’est focalisé sur l’habituelle incompréhension de la vision française de la liberté d’expression dans un contexte laïque.
Les temps ont changé depuis Les années 2005-2006, date de la première publication des caricatures de Mahomet par le journal danois Jyllands-Posten, puis par Charlie Hebdo. A l’époque, les manifestations avaient été extrêmement violentes. Des foules parfois considérables s’en étaient pris à des ambassades, des centres culturels, des écoles occidentales. Des dizaines de personnes avaient été tuées.
Aujourd’hui, les manifestations au Pakistan ou dans le monde arabe contre la une de résistance de Charlie Hebdo n’ont ni l’intensité, ni la gravité de celles de 2005-2006. Même les autorités religieuses sunnites ont été mesurées. L’université d’al-Azhar – qui exerce une certaine autorité morale – a qualifié cette caricature de « frivolité malveillante » – le service minimum. Les Américains partis d’Irak et d’Afghanistan, le terrorisme sunnite s’est retourné contre d’autres arabes (yézidis, chrétiens d’Orient) ou d’autres musulmans (chiites, Kurdes ou simples modérés).
Difficile alors de mobiliser plus largement. Quant au Niger (sunnite), les manifestants anti–Charlie Hebdo ont pris ce prétexte pour parler d’autre chose : de la relégation économique et sociale des jeunes musulmans nigériens. Ils voient la jeunesse de leur région se rebeller, comme au Togo ou au Burkina Faso voisins. Et ce alors que l’ancienne puissance coloniale, la France, semble se battre contre des musulmans en Centrafrique et au Mali, notamment depuis… le Niger.
Anthony Bellanger – Les Inrocks N° 999 Titre original de l’article « Qui est Charlie, des chiites ou des sunnites ? »