Suite au 07 janvier, la justice se radicalise.

Depuis les attentats qui ont secoué la France, des dizaines de personnes ont été condamnées à de la prison ferme pour apologie du terrorisme, tombant sous le coup d’une loi aussi récente que controversée. Au point de menacer la liberté d’expression ?

Dix mois ferme.

L’Isérois de 28 ans a été condamné le 14 janvier à une lourde peine de prison pour « apologie du terrorisme » ». Son tort : avoir provoqué une patrouille de police qui faisait sa ronde à Bourgoin-Jallieu. « Ils ont tué Charlie, j’ai bien rigolé. (…) Si je n’avais pas de père ni de mère, j’irais m’entraîner en Syrie », a lancé l’homme, aussitôt arrêté et présenté en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel de l’Isère. Il a pris six mois, le procureur en demandait le double.

L’Isérois présentait, selon une expertise médicale, « une déficience mentale légère depuis l’enfance » et une personnalité « fragile » et « immature ». Devant le tribunal, l’homme a eu beau présenter ses excuses et déclarer qu’il était ivre, rien n’y a fait.

En dix jours, plus de cent procédures ont été ouvertes pour « apologie du terrorisme »ou « menaces d’actions terroristes » d’après le ministère de la Justice, dont une contre le polémiste Dieudonné. Les arrestations se sont multipliées depuis la fusillade dans les locaux de Charlie Hebdo le 7 janvier et la prise d’otages à Paris qui a fait quatre victimes de confession juive dans le supermarché casher le 9 janvier.

Cette multiplication des procédures est l’expression directe de la volonté de la garde des Sceaux, Christiane Taubira d’apporter « une réponse très réactive, ferme et individualisée à des faits et propos racistes et antisémites », comme elle l’a expliqué le 16 janvier devant l’ensemble des magistrats antiterroristes.

Depuis la loi dite « antiterroriste » du 13 novembre 2014, l’«apologie du terrorisme » est devenue une infraction pénale. Elle permet donc le placement en garde à vue ou le jugement en comparution immédiate. « Le législateur a estimé qu’en la matière il fallait avoir la possibilité de juger plus vite si nécessaire, explique Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM). Ce n’est pas une question de sévérité, mais la réponse apportée est plus immédiate. » Quitte à agir dans la précipitation?

« Ces affaires de liberté d’expression doivent se juger avec du recul et de façon dépassionnée. On ne peut pas rendre une décision intelligente sous le coup de l’émotion », analyse l’avocat spécialiste de la liberté d’expression, Emmanuel Pierrat. Même constat du côté de l’avocate d’un prévenu, condamné à quinze mois de prison ferme pour avoir fait l’éloge des frères Kouachi : « Je m’interroge. Une telle peine de prison, c’est un risque de radicalisation », explique-t-elle à Médiapart.

Egalement dans te viseur du gouvernement : internet.

Le Premier ministre Manuel Valls en a fait mention dans son discours devant l’Assemblée nationale, au lendemain des rassemblements dans les rues de France. « J’ai demandé au ministre de l’Intérieur de m’adresser dans les huit jours des propositions de renforcement, a-t-il déclaré. Elles devront concerner internet et les réseaux sociaux, qui sont plus que jamais utilisés pour l’embrigadement, la mise en contact et le passage à l’acte. »

Les députés applaudissent à tout rompre mais quelques dissidents s’interrogent. Le porte-parole d’Europe Ecologie-Les Verts, Julien Bayou, parle d’une volonté de censurer internet : « L’arsenal législatif dont on dispose déjà est largement suffisant, il ne faut surtout pas d’entraves aux libertés supplémentaires. » D’autant plus que, comme il le rappelle, les responsables des récents attentats ne se sont pas radicalisés ni organisés grâce au web. « Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, les frères Kouachi, Amedy Coulibaly… aucun n’a utilisé internet pour communiquer; aucun n’a appelé en ligne à commettre des horreurs. »

Adoptée en 2011, la loi sur la sécurité intérieure Loppsi 2 donne aussi de grands pouvoirs au ministère de l’Intérieur. Son décret d’application a été notifié à Bruxelles le lendemain de l’attentat dans les locaux de Charlie Hebdo et devrait donc bientôt entrer en vigueur en France. Il dispose du droit de bloquer tout site internet « provoquant aux actes de terrorisme ou faisant l’apologie de ces actes », sans passer par un juge.

Ce droit de blocage est très contesté par tes défenseurs des libertés individuelles sur internet, qui le jugent liberticide et contreproductif. « Ces sites peuvent faire office de ‘pots de miel’, permettent aux policiers de surveiller qui s’y rend et de mieux identifier la menace », explique l’hacktiviste Nicolas Diaz. « Il suffit d’avoir installé un navigateur spécial pour contourner n’importe quel type de censure et continuer d’accéder à ces sites, continue Jérémie Zimmermann, cofondateur de la Quadrature du net, organisation qui « conteste la régulation extrajudiciaire ».

En fin de semaine dernière, le Premier ministre britannique a annoncé que, s’il était réélu en mai 2015, il ferait interdire tous les services de messageries cryptées (comme WhatsApp ou Snapchat) que ses services de renseignements n’arrivent pas à espionner. Une position « risible » pour Nicolas Diaz, qui voit le problème plus largement. « Au lendemain d’une telle tragédie, on ne peut pas restreindre les libertés, c’est évidemment ce que les terroristes voulaient. »

De nombreux politiques de droite, à l’instar de Valérie Pécresse, ont même été jusqu’à évoquer l’idée d’un Patriot Act à la française – du nom de la batterie de lois adoptées aux Etats-Unis au lendemain du 11 Septembre et vivement critiquées depuis, notamment dans le cas de l’affaire Snowden. « C’est une loi d’exception, en dehors de toute règle juridique, sans contrôle des juges », rappelle la présidente de l’USM Virginie Vidal. Elle met en garde : « Il ne faut pas s’enflammer et éviter la surenchère médiatique d’annonces législatives. Et il faut se poser la question des moyens mis en œuvre car sinon, ces lois ne serviront pas à grand-chose. »

Julien Rebucci et Marie Turcan – Les Inrocks N° 999 – titre original de l’article : »Quand la justice se radicalise »