Le 19 juillet dernier, le journal altermondialiste en ligne Bastamag publiait un reportage sur la ferme expérimentale agroécologique du Mas de Beaulieu, en Ardèche, gérée par l’association Terre et Humanisme, qui sont des disciples du quasi-gourou Pierre Rabhi :
http://www.bastamag.net/article2556.html
La lecture de ce papier provoquait forcément un grand moment de perplexité : comment croire ce que dit l’article, à savoir que des gens qui cultivent sur un sol très difficile sans aucun pesticide et en utilisant trois à quatre fois moins d’eau que les autres agriculteurs parviennent à obtenir des rendements tout à fait comparables à ceux de la concurrence productiviste ? Comment un tel miracle agronomique est-il possible ? Arrosent-ils leurs plantations avec de l’eau de Lourdes ?
A la simple lecture du texte d’éloge, on pouvait avoir une petite idée et soulever un lièvre qui n’avait pas eu l’air d’interpeller les auteurs du papier, pourtant membres d’un organe de presse se revendiquant des « luttes sociales » : manifestement, Terre et Humanisme bénéficie, contrairement aux « vrais » agriculteurs à qui l’article essaie de les comparer, d’une main d’œuvre gratuite que l’on peut qualifier de « massive » : 175 stagiaires et 150 bénévoles intervenant à l’année sur ce petit terrain d’un hectare.
Comme le dit un pote qui a mauvais esprit: « dans ce conditions-là, ils peuvent facilement se passer de pesticides et arracher les mauvaises herbes à la pince à épiler ! », puisque la force de travail n’est pour l’essentiel pas payée, voire, croyances obligent, est même prête à payer une somme conséquente pour venir bosser sur le site. On se doutait dès la lecture du papier que Terre et Humanisme réussit là , de manière très candide et probablement sans même s’en rendre compte ni penser à mal, un tour de force que même le Medef n’aurait jamais oser imaginer dans ses rêves les plus fous.
« Oui mais, les stagiaires, qui payent, ils sont là en formation, c’est normal qu’ils payent, en plus ils ralentissent le travail des autres qui doivent les former », entend-on déjà.
Ha bon ? Je suis sûr que la mouvance Bastamag hurlerait – à juste titre – face au même argument dans la bouche d’un patron qui au nom du service de formation rendu ne paierait pas son stagiaire, bien que celui-ci effectue des heures de travail dans l’entreprise. Quant à l’idée de payer pour bosser….
Bref, on pouvait penser que, comme souvent, les miracles de production reposent essentiellement sur l’exploitation de la force de travail, ici poussée jusqu’à une sorte d’absurde
Mais même pas. En fait, ici, il n’y a juste rien, pas de miracle.
Intrigués par ces supposées grandioses réalisations, on est allés cet été avec des copains de l’AFIS 07 participer à une journée porte ouverte au Mas de Beaulieu, pour voir sur place ce qu’il en était. Et on y est allés sans trop faire les arrogants, en s’apprêtant à être un peu épatés quand même par ces agronomes visiblement talentueux – même si on avait déjà en tête cette question du travail gratuit.
En fait, il se trouve que bien que sceptiques au départ, on a nous-mêmes été surpris… par la nullité manifeste de ce que nous avions devant les yeux.
C’est comme pour le coup de la Mer Rouge qui se serait ouverte devant la foule des Hébreux qui fuyaient l’Egypte : il est inutile de se casser la tête à trouver une explication rationnelle au miracle et chercher un phénomène naturel quelconque qui expliquerait tout ça. Pas la peine, car il se trouve que toute la légende ne repose sur absolument rien, l’archéologie ayant montré qu’il n’y a de toutes façons jamais eu de fuite massive des Hébreux hors d’Egypte. Le mythe ne colle juste pas du tout avec les données archéologiques, point barre. Circulez, y a rien à expliquer.
Et bien, au Mas de Beaulieu, c’est un peu pareil : pas la peine d’essayer de comprendre par quel miracle on peut avoir les mêmes rendements que l’agriculture conventionnelle en utilisant moins d’eau et pas de pesticides, il n’y a juste pas de miracle, aucun phénomène surprenant1. Car les prouesses agronomiques de Terre et Humanisme flirtent en fait avec le ridicule, comme cela saute aux yeux de toute personne ayant un minimum de sens critique à mettre en œuvre lors de la visite.
On peut lire ici notre reportage de compte rendu de cette visite :
http://afis-ardeche.blogspot.fr/2012/09/humanisme-notre-visite-chez-des.html#more
J’encourage le lecteur, avant d’aller plus loin dans ce billet, et pour pouvoir comprendre le sens de la comparaison et des réflexions qui y sont proposées, à lire successivement le papier de Bastamag et le nôtre, pour mesurer et « ressentir » l’ampleur phénoménale du décalage entre ce que chacun d’entre nous a vu sur place.
De retour de la visite, et un peu estomaqué, j’ai pris contact avec la rédaction de Bastamag, pour essayer de comprendre comment ils avaient pu passer à côté de tout ça et comment ils avaient pu pondre ce papier dithyrambique en décalage complet avec la réalité – telle que nous l’avons perçue, tout au moins ; mais j’ai évidemment tendance à penser que notre regard a été beaucoup plus acéré que le leur, notamment parce que nous avions comme souci de chercher des données et des phénomènes mesurables que nous allions pouvoir essayer de recouper, par exemple en allant voir les données départementales disponibles auprès de la chambre d’agriculture. Si vous avez lu notre papier, vous avez compris pourquoi on n’a même pas eu besoin de faire des recoupements, faute de la moindre donnée statistique disponible du côté des agroécologues qui nous ont fait visiter le site.
Etant tout de même moins vicieux que Pierre Carles, je n’ai pas enregistré la conversation téléphonique avec la journaliste qui a bien voulu me répondre – contrairement à ce que nous avons fait au Mas de Beaulieu, où nous avons enregistré la visite -, mais voici en substance -et il faudra donc me croire sur parole – la teneur de nos échanges :
Les deux journalistes de Bastamag ont, si j’ai bien compris, passé en gros une demi-journée sur place, où ils ont essentiellement filmé les méthodes de travail pour en faire la promotion, mais n’ont pas mené d’enquête précise sur les données relatives à la production réalisée au final grâce à [ou « à cause de… », en l’occurrence] ces méthodes. Les gens de Terre et Humanisme leur ont semblé « sérieux » (sic), et ils donc relayé ce qui leur était dit, sans chercher à faire de vérification supplémentaires.
Pour justifier le fait qu’ils n’ont posé aucune question technique un peu précise, la journaliste invoquait le fait que ni elle ni son collègue ne sont agriculteurs, et qu’ils n’auraient donc de toutes façons pas eu les moyens de juger du caractère frauduleux ou pas de ce qui leur était dit. On se demande alors au nom de quoi ces mêmes journalistes qui se déclarent ainsi incompétents se permettent de publier autant d’articles sur les questions agricoles – pour invariablement vanter les mérites du bio et de l’agroécologie et pour alerter sur les dangers des pesticides, des OGMs et de tout ce qui n’est pas casher ou hallal à leurs yeux. Soit ils sont compétents, et on peut attendre d’eux des articles informatifs répondant au minimum au b.a. ba; du journalisme [= la vérification des informations], soit ils ne sont pas compétents, et dans ce cas qu’ils écrivent alors sur autre chose, sur le cinéma, sur les produits de beauté ou sur la danse classique, peu importe. En l’occurrence, ils ont donc fait un travail d’agence de com et non un travail de journalistes – c’est très à la mode ces jours-ci, comme on l’a encore vu avec l’affaire Séralini2.
Et ils l’ont même fait avec un excès de zèle embarrassant pour Terre et Humanisme, allant jusqu’à inventer des choses qui n’existaient pas et que Terre et Humanisme ne prétend pas réaliser, comme ces fameuses tomates qui pousseraient en hiver…Là où on se dit que le ridicule devrait finir par tuer la crédibilité d’une publication, c’est lorsque, dans ce paragraphe à propos des supposées tomates hivernales, les journalistes de Bastamag osent carrément en note de bas de page (la numéro 4) sermonner des paysans qui eux vivent de leur activité :
« Avis aux maraîchers bretons qui surchauffent leur serres de tomates ».
En résumé : Bastamag a cru voir quelque chose qui n’existe pas au Mas de Beaulieu, comme notre guide nous l’a elle-même confirmé, et à partir de cette extrapolation de leur fait ils ont le toupet de prétendre faire la leçon à des agriculteurs professionnels sur la température à laquelle ils doivent chauffer leur serre !
Au total, ces journalistes pas compétents en agriculture mais qui expliquent quand même la vie aux agriculteurs ont donc vu des choses qui n’existent pas, mais n’ont pas vu les choses très triviales qui existent, comme tous ces ravageurs que les agroécologues du Mas de Beaulieu nourrissent abondamment, à défaut de pouvoir se nourrir eux-mêmes….sans même parler de nourrir d’autres êtres humains sur la planète.
Lorsque j’ai voulu en savoir plus sur ces fameux rendements tout à fait comparables à ceux de l’agriculture conventionnelle, mon interlocutrice [qui n’était pas l’auteure du texte, mais des vidéos] s’est progressivement souvenue qu’il leur avait été donné des chiffres de l’ordre de moins 30 ou 40% par rapport au conventionnel. Ce qui nous fait retomber sur les rendements réels de l’agriculture bio, qui elle utilise des pesticides et est souvent faite par des gens compétents. On peut logiquement supposer que la réalité du Mas de Beaulieu est probablement encore inférieure à ces chiffres – que nos guides sur place ne nous ont jamais donnés, malgré nos demandes répétées. Mais admettons, pour les besoins du raisonnement, que ce soit « moins 30 ou 40% »…
Et si on baissait leur salaire de 30 à 40%, les journalistes de Bastamag estimeraient-ils que cette chute leur offrirait un niveau de vie qui, pour reprendre leur propre expression, « n’a rien à envier » à leur niveau de vie précédent ?
Drôle de perception de la réalité que de penser que 30 ou 40% de moins, c’est en fait à peu près la même chose…
Cette question de la perception biaisée de la réalité, de la part de gens étrangers au lieu mais venus sur place confirmer de visu leur propre a priori, m’a rappelé mes lectures à propos du voyage en URSS, lorsqu’au temps du stalinisme triomphant, des milliers de visiteurs venaient constater sur place… et repartaient pour la plupart encore plus convaincus qu’ils ne l’étaient auparavant. L’illusion de socialisme mise en place par le régime bureaucratique était suffisamment forte pour duper le visiteur crédule ou « complice ». Même lorsque celui-ci n’est pas communiste, d’ailleurs : ainsi Edouard Herriot a-t-il pu en 1932 visiter l’Ukraine et ne pas y voir un instant la famine qui y régnait. Tout en revenant persuadé d’avoir posé un regard objectif et acéré sur ce qu’il avait visité….
De la même manière, d’éminentes personnalités, défenseurs des droits de l’homme et sans doute très critiques sur beaucoup de choses, ont pu assister aux Procès de Moscou et ne pas s’émouvoir des mécanismes totalitaires de destruction des oppositions communistes qui y étaient à l’œuvre. On peut invoquer pour certains, les cadres des appareils staliniens notamment, une forme de corruption par l’appareil bureaucratique, mais cela ne suffit pas à expliquer l’ampleur du phénomène d’aveuglement.
Pour beaucoup de ces voyageurs ou témoins parfaitement sincères, ce n’est pas la corruption qui est à la racine de l’aveuglement, mais plutôt la foi. Et l’on a pu ainsi retourner la classique formule « je crois ce que je vois » en un : « on voit ce que l’on croit ». Qui correspond sans doute à la façon dont nous tendons à spontanément fonctionner, en faisant preuve de ce que les psychologues et les zététiciens appellent la « dissonance cognitive », c’est à dire l’incapacité à vraiment enregistrer des informations qui heurtent trop frontalement nos convictions profondes3.
Ainsi, je ne pense pas un seul instant que les gens de Terre et Humanisme ont monté une quelconque mise en scène de type « village Potemkine »4 pour abuser leurs visiteurs, journalistes ou curieux venus aux Portes Ouvertes. J’ai même eu exactement l’impression inverse, celle d’une franchise confinant parfois à la naïveté – ce qui est bien plus sympathique que le machiavélisme. Ils nous montraient un à un tous les problèmes qui nous effaraient, mais cela n’avait presque aucune importance à leurs yeux (et probablement à ceux de la plupart des visiteurs) comparé à la justesse de leur entreprise de revitalisation des sols et de vie en harmonie avec la nature.
Et je ne crois pas non plus un seul instant que les journalistes de Bastamag soient de vils propagandistes manipulateurs consciemment prêts à mentir – au moins par omission – au service de leur cause.
Je crois que la réalité est plus triviale que ça : les uns et les autres voient dans le réel ce qu’ils croient, se nourrissant réciproquement de leurs projections.
Les journalistes de Bastamag sont venus au Mas de Beaulieu voir l’incarnation de leur a priori favorable à l’agroécologie. Ils les ont vus, sans doute au-delà même de ce que Terre et Humanisme souhaitait projeter.
Avouons au passage que nous y sommes allés avec le préjugé inverse… et que nous sommes nous aussi repartis « confortés dans nos certitudes » (là aussi, au-delà de nos propres attentes)
Tout n’est-il alors qu’affaire de représentations contre représentations ? De croyance contre croyance, à chacun la sienne et il n’est pas possible de trancher ?
Non, certainement pas.
Car les faits existent en soi, en dehors des projections des uns et des autres. Il y a bien une certaine quantité de légumes produits au Mas de Beaulieu, et il y a bien face à cela des besoins alimentaires objectifs d’un organisme humain à satisfaire, en termes notamment de quantités de calories.
Il est possible de mesurer l’un et l’autre, et de comparer. Et de faire intervenir en plus tout un tas d’autres facteurs qui compliquent les enjeux et la discussion (l’impact écologique de tel produit utilisé qui est très efficace pour augmenter les rendements ; la quantité de surface ou de travail nécessaire pour parvenir au même résultat en termes de production selon que l’on utilise une technique ou l’autre ; etc.).
Mais la discussion reste possible, et la conclusion aussi… en sachant que le choix que l’on fait au final dépend beaucoup non seulement de l’appréciation rationnelle que l’on a des données objectives, mais aussi des valeurs que l’on porte (pour les uns l’harmonie avec la Nature telle qu’ils la souhaitent sera primordiale ; pour d’autres cela pourra être la satisfaction des besoins humains et le refus de l’exploitation du travail d’autrui qui priment. Et pour des troisièmes encore, un mélange des deux à un certain dosage ou un autre…)
La discussion et la conclusion restent possibles…à condition d’accepter d’être démenti par les faits, lorsque ceux-ci sont correctement établis.
Bien entendu, il s’agit là d’une disposition d’esprit dans laquelle chacun est évidemment persuadé de se trouver, et ce même en ce qui concerne deux personnes ayant abouti à des conclusions radicalement différentes….
Ce qui permet de mettre à distance et d’un peu neutraliser tous ces biais psychologiques, c’est donc la rigueur de la méthode. Scientifique et rationnelle, autant que faire se peut.
Yann Kindo – Mediapart – Permalien
Notes:
- Déjà au XVIIe siècle, Bernard Le Boivier de Fontennelle avertissait qu’il faut d’abord établir les faits avant de chercher leur cause, afin d’éviter « le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point. » : http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article1916
- http://blogs.mediapart.fr/blog/yann-kindo/220912/gilles-eric-seralini-ou-le-cirque-publicitaire
- http://www.charlatans.info/dissonance_cognitive.shtml
- http://fr.wikipedia.org/wiki/Village_Potemkine