Le plus urgent, c’est d’abord de rejeter le traité Tafta …

Susan George, dans les Usurpateurs (1) vous mettez au jour le fonctionnement des grands groupes privés. De tels agissements existent depuis l’essor du système capitaliste. Qu’y a-t-il de nouveau?

Susan George Auparavant, les entreprises étaient intéressées de vendre individuellement leurs produits. Puis, l’industrie des relations publiques a démarré après la Seconde Guerre mondiale. Petit à petit, il ne s’agissait plus ni de publicité ni de relations – même si ces deux aspects demeurent – mais beaucoup plus de mettre en place dans les pays riches un contrôle en amont de tous les processus de planification des gouvernements, de créer un climat dans lequel leur philosophie néolibérale serait en mesure d’orienter la politique. Si bien qu’aujourd’hui, ces entreprises transnationales sont intégrées au système de genèse politique, surtout en matière de réglementation et de commerce.

Pourquoi préférez-vous le terme d’entreprises transnationales (ETN) à celui de multinationales?

Susan George rai choisi ce terme d’une part parce que c’est l’usage aux Nations unies et comme j’ai fréquenté un certain nombre de ces agences spécialisées, je m’y suis habituée. Mais j’utilise ETN aussi parce que ces entreprises gardent leur personnalité nationale. Elles ont beau avoir des succursales et du personnel de multiples nationalités, les dirigeants, les conseils d’administration, les responsables les plus importants au sein des compagnies sont neuf fois sur dix de la nationalité d’origine. Cela les rend plus efficaces d’ailleurs – en haut de la hiérarchie, on retrouve la même culture, les dirigeants comprennent d’instinct les us et coutumes du pays de fondation.

Entre les ETN et les États, où est le lieu du pouvoir?

Susan George Ces entreprises possèdent le capital et donc énormément de pouvoir mais elles ne s’intéressent pas à toutes les fonctions de gouvernement et ne veulent pas gouverner directement. Il y a des larbins pour cela ! Ce qui a déclenché le projet de ce livre, c’est tout ce qui concerne les traités de commerce. Depuis longtemps, je travaille sur l’activité de ces entreprises dans les négociations entre les États pour la construction d’institutions comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ou la tentative de mettre en place l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI), ou encore le renforcement de l’accord général du commerce des services (AGCS) au sein de l’OMC. Mais le niveau de contrôle a évolué dans les vingt dernières années de manière époustouflante. Ceux que j’appelle les « méga-lobbys » se qualifient eux-mêmes d’organismes officiels, et c’est vrai qu’ils sont adoubés par les gouvernements. On a maintenant une connaissance un peu plus fine de la composition de ces groupes qui conseillent les commissaires ou les gouvernements d’Europe, particulièrement dans l’élaboration des textes de loi. Sans surprise, ils sont très largement issus de grands groupes industriels privés et de leurs organisations collectives. J’interroge donc surtout cette façon de devenir les interlocuteurs officiels ou quasi officiels dans les différentes branches d’activité industrielle ou commerciale – tels les banques, les hydrocarbures, les produits pharmaceutiques – mais aussi sur la fiscalité, les lois sur le travail, etc. Ces ETN veulent du sur-mesure. Ce qui est nouveau, c’est ce lobbying collectif. Tous les secteurs ont leur « institut », « fondation » ou « conseil », avec un nom bien anodin, cofinancé par les différentes entreprises et qui s’occupe des intérêts de toute la branche. On y recrute des scientifiques, des experts en communication et en relations publiques. La fonction de ces institutions, composées entièrement d’intérêts du capital, branche par branche, est non seulement de fournir leur « expertise » mais aussi de créer un climat de confiance, acceptable par le public. Si un communiqué de presse est signé Total ou Exxon, le public ne va pas tellement y croire, mais si c’est l’Institut international des sciences de la vie, ça passe beaucoup mieux ! Inutile d’ajouter que leur expertise est biaisée mais très souvent utilisée par les gouvernements.

Vous démontrez que cette emprise du privé n’est pas fortuite. Comment ce que vous appelez la « classe de Davos » s’est-elle organisée?

Susan George Les réunions de Davos en Suisse existent depuis 1971, mais la classe de Davos est plus récente. Prenons comme exemple la préparation du partenariat transatlantique sur le commerce et l’industrie, que nous appelons en France Tafta, soit en anglais l’accord transatlantique sur le libre-échange, négocié actuellement. Juste après la mise en place de l’OMC, en 1995, et sur l’invitation du secrétaire au Commerce américain et du commissaire au Commerce de l’Union européenne, les 70 plus grosses transnationales européennes et américaines établissent le « dialogue transatlantique des entreprises ». Il est organisé par secteur ; les entreprises discutent et se mettent d’accord sur une sorte de « programme commun » pour un futur traité du com­merce. Pendant vingt ans, elles affinent leurs demandes visant à abolir ou au contraire à établir certaines règles. Ce fonctionnement est devenu officiel. Depuis seulement trois ans, a été lancée à Davos une « initiative de restructuration globale ». Il s’agit d’une sorte d’immense bureau d’études pour la gouvernance mondiale par le secteur privé. Le postulat, c’est que le multilatéralisme des États a fait faillite et c’est au secteur privé – essentiellement les entreprises – de gérer les grands problèmes.

Cette démarche globale de déréglementation généralisée s’accompagne de la négociation entre États d’accords internationaux, c’est là que vous dénoncez « l’usurpation »?

Susan George Oui. Il semble évident à présent que ce sont les entreprises qui alimentent et qui tirent le processus, plus que les États. Le livre donne bien d’autres exemples d’usurpation. À ce propos, ce qui est peut-être étrange mais commun, c’est que tous les États acceptent cette situation et sont même complices. C’est un peu comme les rois fainéants qui donnent leur pouvoir à plus fort qu’eux. Les entreprises se sont graduellement insérées aux rouages et se présentent comme des organes officiels qui veulent « harmoniser les économies » des États-Unis et de l’Europe. Ce sont les ETN qui le disent en toutes lettres. Je n’ai pourtant pas le souvenir que nous ayons voté pour fusionner nos économies ! Bien sûr, je suis d’accord pour supprimer les doublons dans les réglementations. Mais en Europe, malgré nos imperfections, il existe, par exemple, le principe de précaution, contrairement au système américain. Si le Tafta est voté, le résultat sera cela.

Vous pensez donc que l’Europe n’a pas intérêt à négocier cet accord?

Susan George Cela dépend de quelle Europe nous parlons. Si c’est l’Europe qui gouverne pour les ETN, elle y a bien sûr intérêt. C’est d’ailleurs pour cela que les négociations ont pu démarrer. Préparée depuis de longues années, cette orientation est acceptée. S’il s’agissait d’une Europe qui gouvernerait pour les citoyens et les peuples, cet accord constitue un désastre.

C’est là que vous tirez la sonnette d’alarme. En quoi le Tafta représente-t-il une menace pour les citoyens et la démocratie?

Susan George Dans tous les domaines, il s’agit de déréglementer. Cet accord permettrait que, à chaque fois qu’un État voterait une loi qui pourrait entamer les profits actuels ou même futurs, ces entreprises l’attaquent en justice devant un tribunal d’arbitrage privé pour le faire condamner à payer une forte amende. Et comme toute nouvelle loi qui bénéficierait aux citoyens pourrait entamer les profits des ETN, soit l’État s’abstiendrait d’améliorer sa législation, soit il accepterait d’être attaqué. Il s’agit d’une mainmise sur le judiciaire, sur la fonction législative et même sur l’exécutif avec la pression permanente de la menace d’un procès. C’était déjà ce qui était proposé dans l’AMI que nous sommes parvenus à faire rejeter. Si l’on adoptait le Tafta, cela ferait augmenter fortement le nombre de litiges. Il s’agirait de créer un cadre extrêmement flou suivant lequel les entreprises attendent de bénéficier d’un environnement administratif « stable ». Elles pourraient attaquer sur la base d’une « expropriation partielle »Al existe déjà des quantités de procès menés contre des États qui ont signé des traités bilatéraux. Ainsi l’Égypte est attaquée par Veolia parce qu’elle a augmenté le salaire minimum légal.

Et tout cela se fait dans l’opacité la plus totale… Vous en appelez à « l’effet Dracula », comme cela avait été fait pour l’AMI?

Susan George Oui, pour le moment nous ne connaissons pas tout le détail de ces accords. Nous risquons de les découvrir une fois qu’il sera déjà trop tard et qu’il y aura de fortes pressions pour les ratifier. Au sein du collectif Stop Tafta, nous allons tout mettre en œuvre pour que nous ne nous retrouvions pas dans une telle situation. Il s’agit de mettre en œuvre la « stratégie Dracula ». Si on expose le vampire à la lumière du jour, il ne le supporte pas, il crève. C’est ce que nous voulons faire. Il faut donc montrer et faire connaître ce que contient cet accord. Les gens comprennent alors tout de suite.

La mobilisation citoyenne monte en France et en Europe. Où en est-on?

Susan George Ce sont près d’un million de citoyens européens qui ont déjà signé la pétition. (2) pour exiger le retrait du mandat donné à la Commission de négocier le Tafta. Le 60e anniversaire de Monsieur le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, est le 9 décembre. Nous sommes certains de pouvoir lui offrir ce premier million en cadeau. Parce qu’on ne va pas s’arrêter là. La France, à ce jour, n’a pas encore rempli son quota, seulement quatre pays l’ont fait et il y a encore du pain sur la planche pour mettre la pression maximale sur la Commission et sur nos gouvernements.

Après la grande dépression de 1929, il y a eu le développement de l’État-providence. Aujourd’hui, on assiste à une « grande récession » néolibérale, comment parvenir à une autre politique ? Par un contrôle des citoyens?

Susan George Des politiques existent. Techniquement, on sait exactement comment il faut faire. Contrairement à Manuel Valls et à son « il n’y a pas d’alternative », digne de Margaret Thatcher, et sans être adepte d’un système à la soviétique où l’État contrôle tout, il existe de très nombreuses alternatives. Après les révélations autour du Luxembourg, toutes les preuves sont sur la table pour montrer le rôle des transnationales. S’il manque à François Hollande 50 milliards d’euros pour boucler son budget, il n’a qu’à les demander aux entreprises qui n’ont pas payé leurs impôts. La France a un déficit ridicule par rapport à tout ce qui a été siphonné depuis des années. Oui, il faudrait d’abord que les citoyens le croient possible et qu’ils exigent de leur gouvernement d’aller dans ce sens. Le Luxembourg est un bon exemple. Cela doit nous permettre de montrer qu’au lieu d’investir des dizaines de milliards dans des entreprises pour qu’elles donnent des dividendes encore plus importants à leurs actionnaires, il faut faire le même investissement dans la transition énergétique, écologique et les transports. C’est cela qui peut créer des millions d’emplois, réduire les gaz à effet de serre et freiner le nombre d’événements climatiques (inondations, sécheresses, etc.) qui nous coûtent très cher. Ce qui me frappe, c’est la facilité avec laquelle une autre politique pourrait être engagée, et que l’on sait que si on ne mène pas une autre politique, nous allons plonger non seulement dans la récession mais aussi dans la déflation. C’est un piège, un puits. Ce n’est pas en octroyant des milliards aux grandes entreprises comme le fait. François Hollande que nous arriverons à créer des emplois. On n’investit pas assez dans les PME-PMI. Tout le monde le sait ! Les solutions sont là.

  • Les gouvernements sont coupables d’avoir signé le TSCG, pacte de stabilité et de gouvernance, d’avoir donné à la Banque centrale européenne un seul rôle de ‘contrôle de la stabilité des prix et non de lutte pour l’emploi. Cette attente de la croissance en Europe avec des politiques comme ça, c’est du Madame Irma avec sa boule de cristal ! Et s’il y a bien eu une reprise aux États-Unis, 95 % de sa valeur est allée au 1 % les plus riches. Le plus urgent, c’est donc de rejeter le traité Tafta.
  • La deuxième chose importante, c’est d’engager une transition énergétique et écologique avec des investissements correspondants, et une redistribution. Il faut mettre rapidement en place un système de taxation des capitaux. L’harmonisation fiscale et la mise en place d’un système de taxation qui réduit l’inégalité devenue criante seront un combat long et difficile, mais on peut au moins le commencer avec ce que nous savons sur le système luxembourgeois.

Susan George est Présidente d’honneur d’Attac France et présidente du conseil du Transnational Institute, l’essayiste franco-américaine. Elle a publié plus d’une quinzaine d’ouvrages. Engagée dans une démarche citoyenne de mise en lumière des méfaits de la mondialisation capitaliste depuis la création de I’OMC, elle poursuit ce travail d’éducation populaire dans son dernier ouvrage, les Usurpateurs.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan – Huma des debats5/6/7 dec 2014.

  • Les Usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Le Seuil. 192 pages, 17 euros.
  • Signez la pétition en allant sur stoptafta.org ou sur le site d’Attac www.france-attac.fr.

Une réflexion sur “Le plus urgent, c’est d’abord de rejeter le traité Tafta …

Les commentaires sont fermés.