Entretien avec l’anthropologue Michel Agier, décryptant dans Un monde de camps (éditions La Découverte), les causes menant à la mise à l’écart de populations, parquées dans des camps. Il analyse le dispositif de gouvernance mondiale avec à ce jour, près de vingt millions de personnes rassemblées dans des camps de réfugiés, des campements de fortune ou des centres de rétention.
Comment les camps sont-ils devenus une conséquence de la mondialisation ?
Michel Agier — La mondialisation se forme par une mise à l’écart de gens, dans une « culture des déchets », comme dit Zygmunt Bauman. L’interprétation du monde en termes d’identités et de peuples produit des gens qui sont en reste. Ils occupent alors des espaces frontières, des espaces en trop.
Ce ne sont pas des peuples en diaspora, mais des masses d’individus qui ne peuvent plus se revendiquer d’un Etat-nation protecteur, ou représentatif. Rejetés, parce que les Etats sont incapables de les gérer, ils sont transmis à la police ou à l’humanitaire.
Vous écrivez que « la solution des camps apparaît dorénavant comme la plus répandue pour tenir à l’écart ce qui dérange ». Qui sont les indésirables?
L’étranger est l’indésirable. Avec la mondialisation, on a l’impression de faire l’expérience de l’altérité, de connaître tous les peuples, les cultures, les ethnies… Mais il y a des gens dont on ne veut pas, comme l’étranger réel, celui qui arrive à la frontière. On ne veut pas le voir. Avant toute expérience de relation, on s’enferme et on enferme les autres.
Donc, selon vous, nous serions enfermés dans nos propres frontières?
C’est exactement l’idée de l’encampement du monde. Mais nous ne sommes pas tous égaux dans l’enfermement. Nous pouvons nous enfermer mais nous gardons la liberté de circuler. Le problème de cette inégalité flagrante dans la mobilité peut logiquement devenir une question politique cruciale et même violente.
Vous avancez que les camps disent quelque chose de l’avenir du monde…
Si on estime qu’il y a 75 millions de personnes au minimum qui sont dans des situations de déplacements plus ou moins forcés, qu’il n’y a sans doute pas moins de 20 millions de personnes qui sont dans des camps ou des lieux d’enfermement, cela dit quelque chose de l’avenir du monde. On y voit des manières d’organisations nouvelles et notamment une sérieuse remise en cause du périmètre des Etats-nations. Cette organisation du monde est en train d’exploser.
Existe-t-il une alternative praticable?
L’alternative à l’enfermement administratif en Europe serait la liberté de circulation. Je ne suis pas pour un système sans frontières. On est tous différents. Et la différence passe par des frontières. En revanche, la libre circulation des gens donnerait plus de fluidité. Le problème, c’est qu’on a du mal à penser la fluidité du monde. Le problème, ce ne sont pas les frontières, c’est la mobilité. Concernant les camps de réfugiés, accueillir des gens et Leur offrir des aides humanitaires, ça n’a jamais impliqué de tes inscrire dans un camp. L’argument économique lui-même est contesté. Le camp n’est pas une solution économique. Il serait plus intéressant, par exemple, d’apporter une aide financière aux gens qui peuvent accueillir des réfugiés, ou donner de l’argent aux réfugiés pour qu’ils se débrouillent dans les villes.
Vous établissez une corrélation entre l’encampement du monde et le déploiement « des délires identitaires »…
C’est un peu ça, le mouvement identitaire. On considère la politique comme une affaire de territoire. Je suis le maître de mon territoire et personne n’y accède. Cette idéologie territorialiste, qui a besoin d’inventer un côté presque naturaliste à l’identité, est une folie. Elle aboutit à l’enfermement de soi, à la mise à l’écart de l’autre. C’est aussi l’antihospitalité dénoncée par Kant. Qu’est-ce qui fait monde ? La circulation, qui permet de se représenter la planète, en attendant d’autres outre-mondes, comme dit Paul Virilio.
Où se place la responsabilité politique dans ce processus?
Des politiques désignent l’autre comme un problème, le migrant comme un danger, le monde comme une menace. On a un petit côté obscurantiste en ce moment. On fabrique des fantômes. Au départ, il y a un refus de l’altérité. Et ça, c’est politique. Cela ne peut que produire l’idée que l’encampement est la solution.
La multiplication des squats et des campements de fortune à Calais entre-t-elle dans cette logique?
C’est une forme d’encampement, même si les gens semblent l’avoir choisie. Au final, ils s’enferment eux-mêmes. Les gens vont là parce qu’ils sont rejetés, qu’ils n’ont pas d’accueil, pas de reconnaissance et pas de libre circulation. On pourrait leur dire : –Surtout ne vous enfermez pas, restez dans la rue, faites-vous voir ».
Ce sont alors des populations « enfermées dehors » pour reprendre une expression de Michel Foucault?
Oui, on peut le dire aussi à propos des bateaux qui servent de centres de rétention, comme celui que le gouvernement grec pensait utiliser pour la rétention et la sélection des migrants en Méditerranée, sans leur permettre d’accoster.
Et, en même temps, on détruit les camps roms autour de Paris. Hors zones frontalières, les camps n’ont donc pas leur place?
Vous avez deux grandes catégories de campements : les campements à la frontière et les campements urbains. Dans le deuxième cas, le campement peut devenir une forme d’habitat, une manière d’être au monde. Au bout d’un certain temps, le campement montre qu’il existe, qu’il est normal, qu’il peut se transformer et s’établir. Mais il y a une violence contre ces lieux-là. On empêche la sédentarisation, la fixation.
Vous en concluez qu’il « faut rendre les camps et les réfugiés célèbres »…
Il faut les connaître, faire reconnaître qu’ils font partie du monde, mettre cette réalité à sa place, arrêter de considérer que c’est exceptionnel et d’entretenir son invisibilité. Il faut le dire et l’expliquer. Il faut aller voir. Paradoxalement, pour fermer les camps, il faut les ouvrir, complètement. C’est tellement évident.
Propos recueillis par Olivia Müller – Les Inrocks N° 989
« Un nouveau centre ne réglera rien »
La maire de Calais compte réclamer l’ouverture d’un centre pour migrants, géré par l’État. Cela vous surprend-il ?
Joël Loeuilleux (président de la Ligue des droits de l’homme à Calais). Cela me surprend d’autant plus qu’elle était présente lors de la fermeture du centre de la Croix-Rouge de Sangatte en 2002, décidé et voulu par Nicolas Sarkozy.
Gérer la question des flux migratoires de cette façon-là est voué à l’échec. Ce qu’il faudrait, c’est obtenir de la part du Haut-Commissariat pour les réfugiés la mise en place d’un véritable camp de réfugiés à Calais pour que les gens soient répartis suivant les demandes d’asile et qu’ils puissent se rapprocher de leur famille, souvent en Angleterre.
Le marché du travail est plus accessible et les migrants qui arrivent à Calais ont plus de rudiments d’anglais que de français. Leur objectif, c’est l’Angleterre. C’est pour ça que, lorsqu’ils sont arrêtés, ils reviennent toujours.
Ce centre accueillerait 400 personnes. Est-ce suffisant ? (Depuis cet article un centre a Calais est ouvert … et 3 mois après se trouve avec les mêmes problèmes qu’à Sangatte)
Joël Loeuilleux. Non. Ce n’est pas suffisant, c’est à peine le tiers des migrants qui errent dans les rues sous les intempéries. Si la gestion est confiée à la Croix-Rouge ou à un autre organisme, on restera sur de l’hébergement où les passeurs seront bien protégés et pourront agir en toute liberté, comme c’était le cas à Sangatte, qui à mon avis aurait pu être géré d’une autre manière. Les renseignements français savaient qui faisait quoi.
Comment expliquez-vous le pourrissement de la situation depuis la fermeture de Sangatte en 2002 ?
Joël Loeuilleux. Calais, c’est le trou de l’entonnoir européen. Nos policiers français empêchent les gens de partir en Angleterre. C’est un Schengen à l’envers. Depuis Sarkozy, on a renforcé le blocage au lieu de trouver des solutions en amont.
Entretien réalisé par Ixchel Delaporte – Huma Permalien