C’est en tout cas ce que sous-entend l’accord-cadre du 22 mars qui modifie de façon majeure leur système d’indemnisation. Fausse accusation raison de leur courroux.
Les 22 mars restent dangereux pour le pouvoir politique en France : plutôt que le printemps, ils annoncent la floraison de voix impatientes et la levée des barricades contre le pouvoir.
En 1968, le Mouvement du 22 mars préfigurait la révolte de Mai 68; en 2014, c’est l’accord du 22 mars sur l’assurance-chômage, et plus particulièrement la partie consacrée au régime des intermittents du spectacle, qui préfigure la révolte des artistes et des précaires.
Signé par le Medef, la CFDT, FO et la CFTC, agréé par le gouvernement, l’accord a secoué les collectifs d’intermittents, mobilisés à plein contre ce qu’ils considèrent comme une trahison de la gauche gouvernementale qui, depuis des années, les assurait de leur soutien.
Dans le cadre d’un plan d’économies, cette nouvelle convention Unédic prévoit une hausse des cotisations, un plafonnement des indemnisations et un allongement du délai de carence entre la fin du travail et le versement des allocations. Il n’en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres des scènes de France.
L’accord excluant la présence des intermittents eux-mêmes, il a été interprété comme une humiliation par la majorité des artistes et techniciens, prêts à tout, y compris l’annulation des festivals d’été, pour ne pas se laisser écraser et faire entendre leurs propositions, lucides et réfléchies.
Afin de défendre non pas leur « statut » (ils n’ont pas de statut à proprement parler) mais leur régime d’assurance-chômage, encadré par les annexes VIII et X, qui leur assure des indemnités pendant les périodes où ils ne sont pas sous contrat. Une guerre a donc été déclarée; son armistice n’est pas encore signé, malgré la tentative de pacification, déployée sur le tard par le gouvernement, soudainement conscient de sa passivité coupable dans la gestion du dossier, laissé aux seules mains du Medef et de quelques syndicats. (…)
Le gouvernement a réagi en proposant la prise en charge du délai de carence (40 millions d’euros) et en confiant une mission à Hortense Archambault, ex-directrice du Festival d’Avignon ; Jean-Denis Combrexel, qui fut à la tête de la Direction générale du travail, et Jean-Patrick Gille, député PS, pour redéfinir d’ici la fin de l’année le régime.
Au ministère de la Culture, un conseiller technique évoque « une chance historique pour refonder enfin le système ». « On va essayer de sortir par le haut », c’est-à-dire écouter enfin la parole des intermittents, les intégrer dans le processus de décision, en prenant acte de l’impasse démocratique du paritarisme (comment admettre la légitimité d’un dialogue social excluant les principaux intéressés eux-mêmes?).
Prendre le gouvernement au mot?
Pour beaucoup d’artistes, il faut, comme le suggère Ariane Mnouchkine, prendre « le gouvernement au mot » et tenter de « faire la différence entre une résistance légitime et une politique de la terre brûlée qui ne serait absolument pas comprise par nos concitoyens.
Il sera toujours temps de déclarer la grève (…)». Dans le même esprit d’écoute et de dialogue, tes directeurs de grands festivals (Aix, Arles, Avignon) ont salué le geste du Premier ministre. (…) Bernard Foccroulle, François Hébel et Olivier Py (…) se félicitant de trois choses essentielles : l’annonce d’une prochaine refonte du régime des intermittents et l’accompagnement de la concertation confié à un comité de sages; l’annulation des effets du différé qui constituait le problème majeur de la renégociation des annexes VIII et X; le maintien des crédits pour la création culturelle jusqu’en 2017. (…)
Que faire de l’accord du 22 mars?
Si l’accord du 22 mars reste malgré tout une bombe à retardement, que le gouvernement et le ministère de la Culture tentent de désamorcer depuis une semaine, c’est qu’il révèle les failles d’un système et pose la question idéologique et politique d’un modèle de protection particulier pour les précaires.
Objet du courroux, l’accord maintient le dispositif existant, déjà très critiqué en 2003 lors du précédent mouvement de mobilisation, tout en restreignant de nouveaux droits : en particulier le fameux « différé », c’est-à-dire le délai de carence entre la perception des derniers revenus et le versement des allocations chômage.
La durée pour réaliser les 507 heures ouvrant l’accès aux allocations a été porté à dix mois et demi pour les artistes, et à dix mois pour les techniciens. Le repère de la date fixe a en outre disparu.
A la place, les intermittents disposent d’un « capital » de 243 jours d’indemnisation : quand celui-ci est épuisé, Pôle emploi va « rechercher » les 507 heures sur les dix derniers mois.
Avec ces nouvelles règles, toutes les heures travaillées ne sont pas forcément prises en compte dans le calcul. A la précarité de l’emploi s’est donc ajoutée l’incertitude quant à l’indemnisation, voire la sortie du système.(…)
Des sujets sensibles à régler
« Que disons-nous depuis 2003? souligne Samuel Churin : que la maison s’écroule. Cette maison, c’est l’accord de 2003 qui fait 70 % de précarité en plus. Cette précarité est due à des ruptures de droits inédites : pendant un mois, deux mois et beaucoup plus, des intermittents se retrouvent sans droits, passent par la case RSA, font des petits boulots. Cet accord est aussi injuste que coûteux. Ce sont les exclus du régime qui financent les Assédic versées aux salariés à hauts revenus. Le scandale n’est pas l’argent qui est dépensé, mais comment il est dépensé. »
A cet égard, plusieurs sujets sensibles ne sont pas réglés : la manière dont certaines sociétés audiovisuelles abusent du système, sans parler de la question des « permittents », ces intermittents du spectacle qui n’en sont pas vraiment puisque leur emploi est permanent.
La responsabilité de la gauche
Les acteurs du monde de la culture demandent simplement que la gauche au pouvoir tienne ses promesses et agisse pour en finir avec le protocole maudit de 2003, favorable aux plus riches. C’est-à-dire défendre un régime « mutualisé » contre un régime « assuranciel ».
Le Comité de suivi insiste sur quatre points essentiels : l’existence d’une annexe unique, rassemblant artistes et techniciens, puisque « la réalité de ces métiers fait qu’on peut être tantôt réalisateur; tantôt monteur; comédien ou metteur en scène », explique Samuel Churin ; le retour à une « date anniversaire » (date fixe pour le calcul des heures); un plafonnement du cumul salaires et indemnités pour limiter les revenus des intermittents les plus riches et ne pas faire « financer des Assédic de luxe par les précaires »; et, enfin, la prise en compte des heures d’enseignement dans les heures d’intermittence.
Les intermittents ne réclament, au fond, pas plus d’argent, mais simplement moins de précarité. « Selon les principes de solidarité où les actifs cotisent pour les inactifs, les travailleurs pour les retraités, les bien-portants pour les malades », rappelle Samuel Churin.
Privilégiés, les intermittents?
Outre le rapport de force avec le pouvoir, les intermittents ont d’autres combats à mener, qui tiennent en partie à l’image que l’opinion publique et les médias dominants ont d’eux : des privilégiés, accrochés à leur statut, pendant que les « vrais » précaires, n’appartenant pas au monde du spectacle, galèrent en silence.
C’est tout le sens de leur combat d’aujourd’hui : déconstruire les lieux communs. Il s’agit d’abord de faire comprendre qu’ils n’ont pas de privilèges particuliers : de la même manière qu’un chômeur sur deux n’est pas indemnisé, un intermittent sur deux ne l’est pas non plus! (…)
La non-prise en compte du travail de préparation
Tous les artistes ne cessent en outre de le répéter : leur activité discontinue induit forcément un travail continu. La comédienne Laetitia Dosch, vue récemment dans La Bataille de Solférino, le confirme : « Si je regarde comment je vis ou comment vivent les intermittents autour de moi, je remarque que contrairement aux idées reçues, on travaille tout le temps, même dans les périodes indemnisées par les Assédic. Pour préparer un rôle comme celui de La Bataille de Solférino, c’est deux mois de travail, un temps que la production ne peut pas payer. Là, c’est pareil, je me prépare pour un Shakespeare pour le Théâtre de la Ville, j’en ai pour un mois de préparation entre les cours de voix, l’apprentissage du texte et du corps du personnage. Mon travail, c’est de créer, mais cela n’existe que parce qu’il y a eu au préalable une période de retrait, d’observation et de digestion de ce qui m’entoure, pour y trouver à exprimer quelque chose de personnel, pertinent et singulier. »
La question de l’emploi discontinu
L’enjeu, profondément politique, qui vibre sous le conflit, touche à la question de fond des droits pour tes salariés à l’emploi discontinu. Comment assurer des droits qui déconnectent le salaire de l’emploi ? Comment assurer une continuité des ressources malgré la discontinuité de l’emploi ? Des questions qui dépassent le seul cadre des artistes pour toucher l’ensemble des précaires. (…)
Lucides sur cette question, de façon évidente et mécanique, les intermittents ont avancé depuis 2003 un paquet de solutions, notamment à travers un rapport de Mathieu Grégoire, auteur avec Olivier Pilmis du rapport « Quelle indemnisation chômage pour les intermittents du spectacle? – Modélisation et évaluation d’un régime alternatif ».
Selon lui, le régime des intermittents est « l’un des rares modèles de constitution de droits pour les salariés à emploi discontinu à défendre à l’heure de la précarité générale ». La raideur du Medef ne peut s’expliquer que par la volonté d’empêcher les précaires en général de réclamer des droits sociaux en échange de la flexibilité exigée des employés. (…)
Fabienne Arvers et Jean-Marie Durand, (EXTRAITS) Les inrocks N°970 – 2/ 08 Juillet 2014