Ferguson, banlieue calme de Saint-Louis, est, depuis la mort de Michael Brown, jeune ado noir tué par un policier, le théâtre d’émeutes inédites. Elles traduisent la colère d’une communauté afro-américaine excédée par le monopole blanc sur les postes à responsabilité et le harcèlement policier.
Le Northwood Country Club de Saint-Louis est « probablement le plus coincé du cul des golfs du monde », selon l’avis d’un internaute sur Google Maps. IL sépare surtout Ferguson, dans la banlieue de Saint-Louis, de la maison d’enfance de Mark Twain. Oui, Tom Sawyer, roman fondateur de l’identité américaine sur l’amitié entre un jeune Blanc et un esclave, la débrouille et l’humour, a été imaginé autour des lieux des émeutes. Cruel symbole, qui rappelle que l’Amérique de 2014 traîne encore ses phobies raciales comme un boulet.
A l’époque de Mark Twain, l’esclavage existait encore. Pas tes camions-satellites de CNN. Ni les tweets. Ni l’équipement paramilitaire de la police du comté – treillis camouflage, lance-grenades, lunettes à vision nocturne. Utilisés pour pacifier la ville, on ne sait s’ils inspirent davantage l’effroi, le sentiment du ridicule ou la colère.
Côté manifestants, il n’y a pas de meneur : une ligne nette divise désormais pillards et modérés. Les grandes figures de la communauté noire, comme le révérend Al Sharpton, dépêché en avion depuis New York pour célébrer la messe du dimanche, tentent de s’approprier l’événement sans parvenir à apaiser. Barack Obama reste en retrait : un discours rassembleur, pas plus, au troisième jour des troubles, avec ordre donné au ministère de la Justice d’enquêter sur l’homicide. Peser sur les événements ne ferait qu’ajouter de l’huile sur le feu et diviser l’opinion.
Michael Brown n’est pas le premier Afro-Américain tué par la police dans des circonstances révoltantes cet été. C’est même le quatrième depuis le mois de juin. Les trois autres drames se sont déroulés à Los Angeles, à New York et dans l’Ohio. Pourtant, c’est à Ferguson que l’abcès a crevé. Les analystes s’interrogent, comme Richard Rosenfeld, un professeur de criminologie à l’université de Missouri-Saint-Louis, qui n’aurait pas misé un dollar sur Ferguson comme épicentre de ta contestation noire américaine.
Selon ses chiffres donnés au Sunday Times, à Ferguson, on interpelle davantage les Noirs que les Blancs, mais moins qu’ailleurs. A Ferguson, être noir augmente vos chances d’être interpellé de 37%. Dans te reste du Missouri, c’est 59%. Ferguson, aux trois quarts noire, a certes des poches de misère, mais une classe moyenne, et une classe moyenne-supérieure. Elle est donc mixte économiquement. Avec 22% de chômeurs. C’est beaucoup. Mais pas le ghetto non plus.
Pour d’autres observateurs, c’est au contraire étonnant que Saint-Louis ne se soit pas rebellé plus tôt. Les émeutes raciales des années 70 ont enflammé L.A., Detroit, Newark… Mais Saint-Louis est resté calme. Une ville de consensus entre communautés, malgré des tensions évidentes. « Saint-Louis n’a jamais eu sa grosse émeute raciale (…). C’est peut-être le prix à payer pour un retour de bâton », analyse Patricia Byrnes, membre du bureau démocrate de Ferguson. Ce retour de bâton, c’est le monopole des Blancs sur les postes à responsabilité dans la ville et le harcèlement policier.
D’après les habitants, la raison des émeutes est liée à l’attitude des policiers. « On en a marre de la police municipale raciste », résume Garland Moore, 33 ans, né et grandi à Ferguson, aux reporters lors d’une des veillées funèbres en souvenir de Michael Brown. « Là, c’est la goutte d’eau. »A Ferguson, l’équilibre entre habitants blancs et noirs a été atteint en 2000. Mais les figures de l’autorité – du procureur aux policiers, en passant par les chefs d’établissements scolaires – sont restées blanches.
Sur les cinquante flics municipaux, trois seulement sont noirs et les événements de ces derniers jours ont démontré que la nomination express d’un nouveau chef de la police, Ronald Johnson, un Noir, n’aura pas suffi à apaiser les tensions.
Mais si Ferguson est régi par des Blancs, c’est avant tout parce que les Noirs ne votent pas. Les données sur la couleur de peau des votants n’existent pas, mais on sait qu’à peine 12% des électeurs de Ferguson ont voté lors des municipales. Résultat : un maire blanc, cinq conseillers municipaux blancs sur six.
A Ferguson, moins tes gens votent, plus les Blancs sont élus. « On dit aux gens de faire attention », se défend John Gaskin, de la Société pour l’avancement des gens de couleur (NAACP) du Missouri. Qui embauche les policiers ? Le commissaire. Qui recrute le commissaire? Le maire. Et qui élit le maire ? Qui élit les conseillers municipaux ? »
Pour Patricia Byrnes, « les habitants préoccupés par des questions du type : « Comment avoir un emploi? Bosser? Remplir le frigo ?, ne réagissent pas le jour des élections; ils ne votent pas. Ils votent à peine pour la présidentielle… » détaille-t-elle au site d’information alternatif Democracy Now. Elle ajoute : « Résultat, les hommes politiques du coin ne ressemblent pas à la population (…). Ils ressemblent à la population qui vote. C’est frustrant, parce qu’à force, ils travaillent contre une majorité pour servir une minorité. » Le comble est donc que la solution est en partie entre les mains de la population, via les urnes.
Mais il est trop tôt pour savoir si ces tragiques événements Les inciteront à voter. « Je pense qu’il y a une énorme méfiance vis-à-vis du système », dit à MSNBC Leslie Broadnax, une Noire de Ferguson démocratiquement battue tors de l’élection au poste de procureur de Saint-Louis – tandis que le vainqueur, blanc, fait l’objet d’intenses critiques sur sa gestion du dossier Michael Brown. « Beaucoup de Noirs pensent : Ça changera rien de toute façon. Mon vote ne compte pas. Si une communauté entière pense la même chose, collectivement, on a déjà perdu. »
Maxime Robin – Les Inrocks N°977 -20/26 Aout 2014