De Dreyfus au nationalisme, la gauche face à ses valeurs

On connaît bien le rôle de Jean Jaurès durant l’affaire Dreyfus.

On sait moins que, peu avant cette dernière, le massacre des Arméniens de l’Empire ottoman, en 1895, constitue pour lui une sorte de répétition générale de l’action qu’il mènera en faveur du capitaine Dreyfus.

En 1896, il dénonce ces atrocités, qui ont provoqué la mort de 80.000 à 300.000 personnes (on en ignore encore le nombre exact), tout en essayant d’alerter l’opinion pour venir en aide aux Arméniens, avec Anatole France, Georges Clemenceau et divers intellectuels. Ces massacres perpétrés par l’Empire ottoman, qui scandalisent l’Europe et les États-Unis, suscitent de vives réactions internationales, ce qui contribue à leur diminution très sensible à partir de 1897.

Les socialistes n’ont alors pas de position originale sur la question de la race, et il faut attendre l’affaire Dreyfus pour qu’ils commencent à se démarquer des théories racialistes, qui touchent en ces années-là un large public, y compris à gauche.

La pensée raciale, qui repose sur une vision inégalitaire et hiérarchisée du genre humain, s’est développée dès les années 1860 dans les sciences humaines et sociales. Loin d’être seulement diffusée par les milieux d’extrême droite, elle est défendue par les intellectuels républicains, les libres-penseurs, les francs-maçons et les socialistes. Sur le plan idéologique, le racialisme justifie la colonisation du monde et le partage qui en découle.

Rappelons enfin que l’idéologie colonialiste imprègne toute la société française après la Grande Guerre. En 1931, l’Exposition coloniale accueille 5 millions de visiteurs, alors qu’une contre-exposition organisée par le Parti communiste et quelques intellectuels n’est vue que par 5.000 personnes. Il faut attendre la décennie 1950 pour que l’idéologie colonialiste soit remise en cause, avec une extrême lenteur, par la gauche. Commencée en 1954, la guerre d’Algérie s’aggrave deux ans plus tard sous le gouvernement du socialiste Guy Mollet : seule une petite minorité de la gauche, autour du Parti socialiste unifié, s’affirme ensuite en faveur de l’indépendance de l’Algérie.

Jaurès, quant à lui, passe d’un soutien sans réserve à la colonisation à sa critique de plus en plus catégorique. Comme la plupart de ses contemporains, il connaît mal le fait colonial avant de découvrir sa réalité en Algérie en 1895. Le colonialisme étant lié aux conquêtes militaires, Jaurès s’oppose à la guerre au Maroc quelques années plus tard, ce qui lui vaudra de nombreuses inimitiés à droite mais aussi à gauche. En 1912, il dénonce le traité de protectorat sur le Maroc : il découvre alors ce que l’historienne Madeleine Rebérioux a appelé le « pluralisme culturel », la valeur de l’autre.

Le combat de Jaurès contre le nationalisme renforce sa dénonciation du colonialisme, mais ce dernier n’occupe qu’une place limitée dans sa pensée, car il est accaparé par bien d’autres tâches. Enfin, d’autres hommes de gauche, notamment Clemenceau, dénoncent également le colonialisme.

Le racialisme explique également que de nombreux socialistes soient imprégnés du fort anti­sémitisme existant en France avant l’affaire Dreyfus. Celui-ci a toutefois des origines plus anciennes : pour de nombreux socialistes utopiques, Proudhon en tête, le capitalisme, c’est Rothschild, et ils dénoncent avec virulence la « banque juive ».

Dans les années 1880, certains militants socialistes et anarchistes vont même jusqu’à participer à des actions communes avec des antisémites notoires. Jaurès réagit peu à ce sujet mais ne fraye jamais avec les antisémites. Le journal dans lequel il écrit, la Petite République, est d’abord indifférent à l’égard de l’explosion antisémite qui accompagne les débuts de l’affaire Dreyfus, notamment lors de la dégradation du capitaine en 1895. Jaurès s’exprime peu alors, et on trouve même sous sa plume quelques formulations discutables, en particulier durant son voyage en Algérie quelques mois plus tard.

Mais, à partir du début 1898, impressionné par le « J’accuse » d’Émile Zola, il se lance avec vigueur dans la défense d’Alfred Dreyfus et y prend une place essentielle. La haine de l’antisémitisme ne semble pourtant pas avoir joué un rôle déterminant dans son engagement : c’est bien davantage sa vision de la démocratie, son combat pour la République et sa volonté d’y rallier la jeunesse qui l’auraient poussé en ce sens.

Le socialisme français est profondément transformé par l’affaire car elle lui fait comprendre la gravité du racisme et de l’antisémitisme. Dès lors, il se consacre aussi à la défense des droits de l’homme et se trouve proche de la Ligue des droits de l’homme, fondée en 1898. Beaucoup de socialistes pensent alors, avec trop d’optimisme, que la victoire républicaine qui a clos l’affaire Dreyfus mettra également fin à tout antisémitisme.

Ce dernier diminue effectivement à partir des années 1900, sans pour autant disparaître. Jaurès ne peut évidemment prévoir l’antisémitisme dont Léon Blum sera victime dans les années 1930 – y compris de la part de certains socialistes. Il peut encore moins prévoir les monstruosités du révisionnisme qui apparaîtra dans les années 1960, puis du négationnisme vingt ans plus tard.

En 1903, le premier pogrome du XXe siècle, à Kichinev (alors en Russie), entraîne la mort d’une cinquantaine de personnes, ce qui provoque des réactions considérables en France comme à l’étranger. Jaurès dénonce ce massacre dans la Petite République. La Revue socialiste, la principale revue théorique des socialistes français, ainsi que l’organisation internationale des socialistes, la Seconde Internationale, émettent également des protestations.

Les socialistes mettent cependant davantage l’accent sur l’anti-tsarisme que sur l’antisémitisme. Tout en affirmant qu’il faut combattre les attaques dont sont victimes les juifs, ils jugent nécessaire de défendre d’autres peuples, d’autres groupes humains contre toute forme de barbarie. Jaurès, comme la grande majorité des socialistes français et étrangers, estompe les particularités de la question juive, car il ne peut pas saisir sa relative spécificité. Il peut encore moins prévoir la montée du nazisme et sa politique génocidaire à partir de 1941.

Jaurès ne peut davantage imaginer les réactions que suscitera au sein de la gauche la fondation de l’État d’Israël, en 1948. Comme la grande majorité des socialistes français, il semble avoir été hostile au sionisme, apparu en 1897, mais celui-ci n’occupe qu’une place marginale dans sa pensée. Contrairement à l’Allemagne ou à la Russie, le sionisme n’a eu qu’une très faible audience en France jusqu’en 1914. Il rencontre un plus large écho durant l’entre-deux-guerres, mais la gauche se divise alors sur cette question : Léon Blum ainsi que d’autres socialistes, français et étrangers, s’y rallient, alors que le Parti communiste et les minorités d’extrême gauche le combattent.

Après la Seconde Guerre mondiale, la SFIO puis le Parti socialiste défendent l’État d’Israël. Ce soutien demeure inconditionnel jusqu’en 1967, année de la guerre des Six Jours, plus distancié ensuite, mais il n’est jamais remis en question. Après avoir brièvement soutenu, comme l’URSS, l’État d’Israël à sa création, le Parti communiste se montre beaucoup plus critique à son égard.

L’extrême gauche, dans sa majorité, est également beaucoup plus critique après 1967. Depuis les années 2000 et le déclenchement de la seconde Intifada, la critique de l’État d’Israël par certains groupes d’extrême gauche n’a pas été exempte de dérapages antisémites, sous couvert de la dénonciation du « sionisme ». Certains sites Internet de « soutien » aux Palestiniens et, sur un autre plan, le succès rencontré par Dieudonné alimentent un antisémitisme de gauche dont il ne faut pas sous-estimer l’importance.


 

Michel Dreyfus Historien, spécialiste du mouvement ouvrier, directeur de recherches au CNRS. Lu dans Politis HS N°60 Juin-Juillet 2014

Derniers ouvrages parus : l’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe de 1830 à nos jours (La Découverte, 2009) ; Financer les utopies. Une histoire du Crédit coopératif (1893­2013) (Actes Sud, 2013).