Une allégorie de plusieurs décennies, toujours d’actualité. Peuple réveille-toi. MC
La pâleur, la rigidité des morts, l’odeur de la décomposition n’indiquent-elles pas que tout est fini pour l’être qui a cessé de vivre? Cette pâleur, cette décomposition, la vieille société les a déjà dans les affres de son agonie. Soyez tranquille, elle va finir. Elle se meurt la vieille ogresse qui boit le sang humain depuis les commencements pour faire durer son existence maudite. (…)
Il faut bien qu’il meure, ce vieux monde, puisque nul n’y est plus en sûreté, puisque l’instinct de conservation de la race s’éveille, et que chacun, pris d’inquiétude et ne respirant plus dans la ruine pestilentielle, jette un regard désespéré vers l’horizon.
On a brûlé les étapes; hier encore, beaucoup croyaient tout cela solide; aujourd’hui, personne autre que des dupes ou des fripons ne nie l’évidence des faits. La Révolution s’impose. L’intérêt de tous exige la fin du parasitisme.
Quand un essaim d’abeilles, pillé par les frelons, n’a plus de miel dans sa ruche, il fait une guerre à mort aux bandits avant de recommencer le travail. Nous, nous parlementons avec les frelons humains, leur demandant humblement de laisser un peu de miel au fond de l’alvéole, afin que la ruche puisse recommencer à se remplir pour eux.
Les animaux s’unissent contre le danger commun; les bœufs sauvages s’en vont par bandes chercher des pâtures plus fertiles: ensemble, ils font tête aux loups. Les hommes, seuls, ne s’uniraient pas pour traverser l’époque terrible où nous sommes! Serions-nous moins intelligents que la bête?
Que fera-t-on des milliers et des milliers de travailleurs qui s’en vont affamés par les pays noirs dont ils ont déjà tiré tant de richesses pour leurs exploiteurs? Vont-ils se laisser abattre comme des bandes de loups? (…) Emplira-t-on les prisons avec tous les crève-de-faim? Elles regorgeraient bientôt jusqu’à la gueule. (…)
Essaiera-t-on de bercer, d’endormir encore les peuples avec des promesses?
Cela est devenu difficile. Les Don Quichotte revanchards qui soufflent dans leurs clairons au moindre signe des Bismarck (pour les protéger en donnant l’illusion qu’ils les menacent) ne trompent heureusement pas la jeunesse entière: l’esprit de « l’Internationale » a survécu aux fusillades versaillaises.
Plus hauts et plus puissants Sue le cuivre tonnent de cime en cime les appels de la Liberté, de l’Egalité, dont la légende éveille des sens nouveaux. il faut maintenant la réalité de ces mots partout inscrits, et qui, nulle part, ne sont en pratique. La chrysalide humaine évolue: on ne fera plus rentrer ses ailes dans l’enveloppe crevée. (…)
La société humaine n’en a plus pour longtemps de ces guerres qui ne servent qu’à ses ennemis, ses maîtres : nul ne peut empêcher le soleil de demain de succéder à notre nuit. Aujourd’hui, nul homme ne peut vivre autrement que comme l’oiseau sur la branche, c’est-à-dire guetté par le chat ou le chasseur. Les États eux-mêmes ont l’épée de Damoclès suspendue sur leur tête : la dette les ronge et l’emprunt qui les fait vivre s’use comme le reste.
Les crève-de-faim, les dents longues, sortent des bois; ils courent les plaines, ils entrent dans les villes: la ruche, lasse d’être pillée, bourdonne en montrant l’aiguillon. Eux qui ont tout créé, ils manquent de tout.
Au coin des bornes, il y a longtemps qu’ils crèvent, vagabonds, devant les palais qu’ils ont bâtis: l’herbe des champs ne peut plus les nourrir, elle est pour les troupeaux des riches.
Il n’y a de travail que pour ceux qui s’accommodent d’un salaire dérisoire ou qui s’abrutissent dans une tâche quotidienne de huit à dix heures.
Alors la colère monte : les exploités se sentent, eux aussi, un cœur, un estomac, un cerveau. Tout cela est affamé, tout cela ne veut pas mourir; et ils se lèvent ! Les Jacques allument la torche aux lampes des mineurs: nul prolétaire ne rentrera dans son trou: mieux vaut crever dans la révolte.
La révolte ! c’est le soulèvement des consciences, c’est l’indignation, c’est la revendication des droits violés… Qui donc se révolte sans être lésé? Plus on aura pesé sur les misérables, plus la révolte sera terrible ; plus ceux qui gouvernent commettront de crimes, plus on verra clair enfin, et plus implacablement on fera justice…
Note Louise Michel a 57 ans lorsque, entre deux meetings, en pleine tournée politique, elle rédige, seize ans après l’écrasement de la Commune, sept ans après son retour du bagne, cette charge littéraire dans le contexte de la jeune IIIe République. Publiée discrètement dans le flot de ses écrits, en 1887, « l’Ère nouvelle » est aujourd’hui rééditée. L’écho de ces pages, empreintes de douleur et de violence — celles de la colère et de l’espérance —, résonne…
Extraits. Lu dans HD N°21472