Une question d’« équilibre » !

Satané « équilibre » médiatique,  ultra déséquilibré sur le terrain !

L’expédition punitive de l’armée israélienne à Gaza a réactivé l’une des aspirations les plus spontanées du journalisme moderne : le droit à la paresse.

En termes plus professionnels, on appelle cela l’« équilibre ». La chaîne de télévision américaine d’extrême droite Fox News se qualifie ainsi, non sans humour, de « juste et équilibrée » (fair and balanced).

Dans le cas du conflit au Proche-Orient, où les torts ne sont pas également partagés, l’« équilibre » revient à oublier qui est la puissance occupante. Mais, pour la plupart des journalistes occidentaux, c’est aussi un moyen de se protéger du fanatisme des destinataires d’une information dérangeante en faisant de celle-ci un point de vue aussitôt contesté. Outre qu’on n’observe pas ce même biais dans d’autres crises internationales, celle de l’Ukraine par exemple, le véritable équilibre souffre pour deux raisons.

D’abord parce que, entre les images d’un carnage prolongé à Gaza et celles d’une alerte au tir de roquettes sur une plage de Tel-Aviv, une bonne balance devrait pencher un peu… Ensuite, parce que certains protagonistes, israéliens dans le cas d’espèce, disposent de communicants professionnels, tandis que d’autres n’ont à offrir aux médias occidentaux que le calvaire de leurs civils.

Or inspirer la pitié ne constitue pas une arme politique efficace; mieux vaut contrôler le récit des événements. Depuis des décennies, on nous explique donc qu’Israël « riposte » ou « réplique ». Ce petit État pacifique, mal protégé, sans allié puissant, parvient pourtant toujours à l’emporter, parfois sans une égratignure…

Pour qu’un tel miracle s’accomplisse, chaque affrontement doit débuter au moment précis où Israël s’affiche en victime stupéfaite de la méchanceté qui l’accable (un enlèvement, un attentat, une agression, un assassinat). C’est sur ce terrain bien balisé que se déploie ensuite la doctrine de l’« équilibre ». L’un s’indignera de l’envoi de roquettes contre des populations civiles; l’autre lui objectera que la « riposte » israélienne fut beaucoup plus meurtrière. Un crime de guerre partout, balle au centre, en somme.

Et ainsi on oublie le reste, c’ est-à-dire l’ essentiel : l’ occupation militaire de la Cisjordanie, le blocus économique de Gaza, la colonisation croissante des terres. Car l’ information continue ne semble jamais avoir assez de temps pour creuser ce genre de détails. Combien de ses plus gros consommateurs savent-ils, par exemple, qu’ entre la guerre des six jours et celle d’Irak, soit entre 1967 et 2003, plus du tiers des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ont été transgressées par un seul État, Israël, et que souvent elles concernaient… la colonisation de territoires palestiniens (1) ? Autant dire qu’ un simple cessez-le-feu à Gaza reviendrait à perpétuer une violation reconnue du droit international.

On ne peut pas compter sur Paris pour le rappeler. Depuis qu’il a déclaré, le 9 juillet dernier, sans un mot pour les dizaines de victimes civiles palestiniennes, qu’il appartenait au gouver­nement de Tel-Aviv de « prendre toutes les mesures pour protéger sa population face aux menaces », M. François Hollande ne se soucie plus d’équilibre. Il est devenu le petit télégraphiste de la droite israélienne.

Serge Halimi – Le monde diplomatique N°725 – Aout 2014

  • Lire ci-dessous « Deux poids, deux mesures », Le Monde diplomatique, décembre 2002.

 

« Deux poids, deux mesures »

Appuyés par les quatorze autres membres du Conseil de sécurité des Nations unies, les Etats-Unis reprochent à l’Irak de violer des résolutions de l’organisation lui imposant la destruction de ses programmes d’armes nucléaires, chimiques et bactériologiques. Professeur à l’université de San Francisco, Stephen Zunes a voulu savoir si, avant la résolution 1441 relative à l’Irak, d’autres violations des décisions du Conseil de sécurité n’auraient pas pu susciter un même désir de voir le droit international s’appliquer sans tarder. Washington était d’autant plus susceptible d’y mettre bon ordre que, pour être adoptée, une résolution du Conseil de sécurité doit bénéficier du vote favorable ou de l’abstention des « cinq grands », au nombre desquels les Etats-Unis.

Stephen Zunes a cherché à établir une liste assez restrictive. Il n’a donc inclus dans son décompte ni les résolutions de caractère trop général, dont le respect est forcément difficile à apprécier, ni les décisions non respectées mais liées à des litiges désormais caducs. Enfin, il faut rappeler que le droit de veto des cinq membres permanents implique que d’éventuelles violations du droit international de leur part peuvent très difficilement être sanctionnées par les Nations unies.

Pourtant, même en tenant compte de ces restrictions, la réponse à la question de l’éventuelle violation sans conséquence des résolutions de la « communauté internationale » reste affirmative et massive. Non seulement le cas s’est déjà présenté avant la résolution 1441, mais, pour être précis, il s’est produit quatre-vingt-onze fois … La palme du non-respect non sanctionné des décisions de l’ONU revient d’ailleurs à deux excellents alliés des Etats-Unis, des alliés stratégiques même, puisqu’il s’agit d’Israël et de la Turquie. A eux seuls, ces deux pays totalisent plus de trois cinquièmes des violations commises (56 sur 91) par les cent quatre-vingt-onze Etats membres des Nations unies.

Depuis 1968, Israël n’a pas respecté trente-deux résolutions du Conseil de sécurité. Les deux premières ont été relatives à la modification illégale du statut de Jérusalem (résolution 252) ; la destruction d’avions stationnés à l’aéroport de Beyrouth (résolution 262). Ces deux résolutions ont été suivies de dizaines d’autres abordant la politique territoriale israélienne (« incursions », colonies) ou le non-respect par Jérusalem des conventions de Genève sur la protection des civils et interdisant les transferts de population. En 2002, l’occupation militaire des villes sous contrôle de l’Autorité palestinienne a également suscité le vote de la résolution 1435, qui « exige qu’Israël mette fin immédiatement aux mesures qu’il a prises à Ramallah et aux alentours, y compris la destruction des infrastructures civiles et des installations de sécurité palestiniennes ». La résolution « exige également le retrait rapide des forces d’occupation israéliennes des villes palestiniennes et le retour aux positions tenues avant septembre 2000 ». Depuis 1968, les décisions du Conseil de sécurité condamnant la politique israélienne ont été votées avec une certaine régularité, à l’exception de la période 1971-1979.

Rappel : Un article de Décembre 2002 – Archives du Monde diplomatique