Pour une véritable politique culturelle, le sociologue Emmanuel Wallon esquisse trois voies dignes d’un gouvernement de gauche éducation artistique, aménagement du territoire et numérique.
Le conflit des intermittents semble marquer une rupture inédite entre la gauche gouvernementale et le monde de la culture. Cela vous surprend-il?
Emmanuel Wallon – La colère, je la comprends et je la partage. Le problème existe depuis dix ans. C’est le jeu du mistigri : chaque joueur se défausse des cartes problématiques. Le ministre de la Culture s’abrite prudemment derrière son collègue du Travail, qui doit ménager les partenaires sociaux pour faire passer les réformes douloureuses de l’assurance maladie ou l’assurance-chômage.
Ce dernier s’abrite derrière le ministre de l’Économie et des Finances, qui craint qu’une trop grande prise de responsabilité de l’État l’amène à inscrire au budget des dépenses de solidarité qui relèvent en principe de la compensation interprofessionnelle. Le président de la République et le Premier ministre veulent montrer qu’ils sont dans une démarche qui respecte le paritarisme, et que l’ensemble du système peut fonctionner grâce à la confiance portée aux partenaires sociaux.
Chacun pense que l’essentiel est de maintenir le bricolage jusqu’à la prochaine échéance. A chaque fois, on claironne qu’on a sauvé le régime des intermittents mais on laisse de côté des propositions de réforme solides et sérieuses qui ont été avancées soit par les syndicats, soit par les intermittents, soit par des parlementaires, comme lors d’une proposition de loi qui a failli être votée en 2003. Celle-ci ne privait pas les partenaires sociaux de leur droit de gérer mais elle cadrait la négociation. Il semble que Manuel Valls s’en soit souvenu puisqu’il a indiqué que l’État pourrait intervenir à la marge. Mais que de mois perdus! Et que de mauvaises appréciations de la réalité de la situation!
L’impuissance de la gauche à régler cette question pourrait-elle être l’indice du deuil de l’enjeu culturel, dont elle a jusqu’à présent défendu l’importance?
On constate surtout un affadissement de la pensée à propos du sens et du besoin de culture dans notre société. Cela ne touche pas que la gauche mais cela ne l’épargne pas, loin de là. Il y a une certaine confusion entre les consommations culturelles, de plus en plus dominées par les grands groupes, et les pratiques et activités culturelles de chacun.
Celles-ci dépendent en partie de l’instruction, du milieu familial, mais aussi de tout un tissu territorial, d’une variété d’offres et d’une succession de contacts ou de relais permettant à des individus qui n’étaient pas prédestinés à faire fructifier un gros capital culturel de vivre des expériences, d’accéder à des œuvres et de s’approprier des critères de jugement esthétiques.
Cette réflexion s’est affaiblie sans doute en raison des succès de la précédente séquence historique, marquée par une politique culturelle qui a reposé sur la multiplication d’équipements et d’événements, d’institutions et de manifestations, lesquelles d’ailleurs reposent essentiellement sur la contribution des intermittents.
Est-il possible de définir aujourd’hui une politique culturelle de gauche détachée de la question budgétaire?
Oui, il ne s’agit pas d’ignorer la question budgétaire, mais de refuser qu’elle soit placée au-dessus de toutes les autres. La sauvegarde des crédits de l’État et des collectivités territoriales est importante, mais le lancement d’actions qui relèvent d’une autre philosophie, sans s’avérer forcément coûteuses, l’est encore plus.
Ce qui doit caractériser la gauche dans son rapport à la culture en France, c’est de penser la nécessité d’un développement culturel partagé par la plus grande partie de la population, non pas malgré la crise, mais comme une réponse à celle-ci, Si l’on conçoit toujours la gauche comme le mouvement du progrès social, de la promotion de l’égalité, alors cela implique que l’on mise sur l’autonomie intellectuelle des citoyens, sur tout ce qui va favoriser la pensée critique.
La politique culturelle relève avant tout d’un contrat social que l’on passe avec le pays en misant sur les capacités de chacun à s’orienter dans l’univers des signes et des symboles. Les voies de sortie du marasme actuel passent par l’essor de ces facultés autonomes de jugement, qui n’excluent pas des itinéraires solitaires mais permettent aussi un partage du sens dans les lieux du commun, une circulation du sensible dans l’espace public.
Quels pourraient être alors les leviers essentiels d’une nouvelle politique culturelle?
Trois me paraissent essentiels.
L’un relève de la 44e promesse de campagne de François Hollande : l’éducation artistique, qui a pour but de contribuer à l’épanouissement de la personnalité, dans un système collectif qui est celui de récole républicaine. Une ambition s’affirme mais sa traduction budgétaire n’est pas encore au rendez-vous. Cela passe par une mobilisation des ressources humaines et documentaires et par la coordination des actions entre l’État et les collectivités territoriales.
Or la confusion règne. L’éducation artistique risque d’être l’un des derniers sujets traités lors de la répartition des compétences. Ce n’est pas seulement d’argent, mais de méthode que nous avons besoin, et de volonté politique durable, qui ne se contente pas d’annonces ou d’envolées.
Le deuxième point d’importance consiste à ménager une plus large place à la culture dans la vie urbaine et dans l’environnement. Il faut accroître les possibilités effectives de vivre dans l’espace urbain, périurbain et rural et les expériences esthétiques propices à aiguiser les sens. Cela implique l’accès à des lieux, mais aussi à des pratiques et à des formations. Cela requiert une politique transversale, interministérielle, procédant d’une vision de l’aménagement du territoire, et une réforme de la commande publique pour que la création et l’art soient plus présents et vivants à travers le pays.
Le troisième axe est celui du numérique. Les circuits de production et de diffusion se sont transformés. Une bonne partie des socialistes a été défensive sur la protection du droit d’auteur sans voir l’inefficacité technique de la Haute autorité, alors que des usages intelligents et des pratiques collaboratives sont à favoriser.
Le gouvernement veut passer du répressif à l’incitatif, en modernisant le code de la propriété intellectuelle. Après le rapport Lescure, on attend encore les travaux de ce grand chantier qui permettrait d’impliquer les opérateurs de réseaux et les fournisseurs d’accès dans le financement de la création et d’une offre en ligne publique de qualité.
Que peut-on sauver du bilan provisoire d’Aurélie Filippetti?
Sa défense de l’exception culturelle au niveau européen, dont j’espère qu’elle se prolongera dans les négociations de l’OMC et le traité de libre-échange avec les Etats-Unis, doit être saluée. Je mettrai aussi à son crédit la décision courageuse de tailler dans certaines dépenses d’équipement pour donner un peu d’air à des projets d’évolution et d’avenir. Elle a raison de soutenir des nominations plus ouvertes aux femmes et aussi à des porteurs de projets, artistes, commissaires dont l’itinéraire diffère des autres.
Ajoutons à son mérite ses efforts pour convaincre son collègue de l’Éducation nationale que l’éducation artistique réclame un engagement accru, qu’elle n’est pas réservée au domaine périscolaire, mais doit traverser le monde scolaire et universitaire en profondeur. Cependant, la construction du rapport de force n’est pas suffisante pour ouvrir une nouvelle ère de l’action publique. On peut se demander si le président de la République et le chef du gouvernement ont suffisamment conscience de l’importance des enjeux culturels.
Propos recueillis par Mathieu Dejean et Jean-Marie Durand – Les Inrocks N°970