Les intermittents du spectacle …

“Penser la culture comme une réponse à la crise”. Le sociologue Emmanuel Wallon analyse la crise de l’intermittence et évoque les voies d’une politique culturelle à la fois ambitieuse et démocratique.

Le conflit des intermittents marque une rupture inédite entre la gauche gouvernementale et le monde de la culture. Cela vous surprend-il ?

Intermittents Babouse

Emmanuel Wallon – La colère, je la comprends et je la partage. Les problèmes étaient soulevés depuis 1992. Le travail de plusieurs équipes universitaires a montré les contradictions des solutions proposées, qui ne pouvaient pas résorber le déficit, et qui allaient aggraver les inégalités. Or l’accord trouvé en 2014 comprend les mêmes défauts que toutes les dispositions prises auparavant. Les intéressés ne sont pas représentés à la table des négociations, car la CGT ne veut pas s’associer à l’accord global sur la convention nationale, la CFDT n’est pas représentative dans le milieu des artistes du spectacle vivant et du cinéma, et les employeurs du secteur ne sont pas associés aux décisions du Medef.

Au nom du dialogue social, on met donc en place un marchandage dans lequel le régime des intermittents sert de prime du côté des salariés, mais de chiffon rouge pour le patronat qui entend obtenir, en échange de sa sauvegarde dans les grandes lignes, des concessions très importantes sur d’autres terrains.

Il y a donc quelque chose de vicié dès le départ dans la discussion. Les observateurs du système, qu’il s’agisse d’experts ou des intermittents eux-mêmes, ont montré qu’il était possible d’en sortir par le haut, avec un cadrage de la négociation par la loi, en rendant obligatoire la consultation systématique des parties intéressées.

Cela, en vue de mettre la priorité sur la lutte contre les abus, bien connus dans les grandes sociétés de production audiovisuelle ou les parcs de loisir, sur la réduction des inégalités, en instaurant un cumul des allocations et des revenus. Et en veillant à ce qu’on ne rende pas trop difficile l’entrée dans le régime, qu’on le régule en pensant notamment aux jeunes générations. L’affaire relève de l’intérêt général.

Mais le ministre du Travail, comme ses prédécesseurs, et même le ministère de la Culture prétendaient encore laisser les partenaires sociaux décider seuls, comme s’ils étaient à armes égales et que les mêmes causes ne produisaient pas les mêmes effets. (…)

Pourquoi a-t-on laissé pourrir cette situation dont beaucoup d’observateurs savaient qu’elle pouvait exploser ?

C’est le jeu du mistigri : chaque joueur se défausse des cartes problématiques. (…)

Chacun, avec une très courte visée, pense que l’essentiel est de maintenir le bricolage jusqu’à la prochaine échéance. A chaque fois, on claironne qu’on a sauvé le régime des intermittents, mais on laisse de côté des propositions de réforme solides et sérieuses qui ont été avancées soit par les syndicats, soit par les intermittents, soit par des parlementaires, comme lors celles de la proposition de loi du comité de suivi parlementaire qui faillit être votée en 2003. Celle-ci ne privait pas les partenaires sociaux de leur droit de gérer, mais elle cadrait la négociation. Il semble que le Premier ministre Manuel Valls s’en soit souvenu, puisqu’il a indiqué que l’État pourrait intervenir à la marge. Mais que de mois perdus ! Et que de mauvaises appréciations de la réalité de la situation ! (…)

Cette impuissance de la gauche à régler cette question pourrait-elle être l’indice du deuil assumé de l’enjeu culturel, dont elle a jusqu’à présent toujours défendu l’importance ? 

On constate surtout un affadissement et un affaiblissement de la pensée à propos du sens et du besoin de culture dans notre société. (…) Il y a une certaine confusion entre les consommations culturelles, de plus en plus dominées par les grands groupes, et les pratiques et activités culturelles de chacun. Celles-ci dépendent en partie de l’instruction, du milieu familial, des chances qui ont été données par l’école ou l’université, mais aussi de tout un tissu territorial, d’une variété d’offres, et d’une succession de contacts ou de relais permettant à des individus qui n’étaient pas prédestinés à faire fructifier un gros capital culturel de vivre des expériences, d’accéder à des œuvres et de s’approprier des critères de jugement esthétique. (…)

Dans ce contexte de restrictions budgétaires, une politique publique culturelle peut-elle encore se déployer ? Est-il possible de définir aujourd’hui une politique de gauche détachée de la question budgétaire ?

On ne saurait se contenter de perpétuer ce qui a été réalisé, en laissant mécaniquement se réduire d’année en année les crédits et les marges d’un ministère aussi modeste en volume que celui de la Culture. (…)

Ce qui doit caractériser la gauche dans son rapport à la culture, c’est de penser la nécessité d’un développement culturel partagé par la plus grande partie de la population, non pas malgré la crise, mais comme une réponse à celle-ci. Si l’on conçoit toujours la gauche comme le mouvement du progrès social, de la promotion de l’égalité, alors cela implique que l’on mise sur l’autonomie intellectuelle des citoyens, sur tout ce qui favorise la pensée critique.

La politique culturelle relève avant tout d’un type de contrat social que l’on passe avec le pays, en misant sur les capacités de chacun à s’orienter dans l’univers des signes et des symboles. (…)

Quels pourraient être alors les leviers essentiels d’une nouvelle politique culturelle ?

Trois leviers me paraissent essentiels.

  • L’un relève de la 44e promesse de campagne de François Hollande : l’éducation artistique, qui a pour but de contribuer à l’épanouissement de la personnalité dans un système collectif qui est celui de l’école républicaine. Une ambition s’affirme, mais sa traduction budgétaire n’est pas encore au rendez-vous. Cela passe par une mobilisation des ressources, humaines et documentaires aussi, et par la coordination des actions entre l’Etat et les collectivités territoriales. (…)
  • Le deuxième point d’importance consiste à ménager une plus large place à la culture dans la vie urbaine et dans l’environnement. Il faut accroître les possibilités effectives de vivre dans l’espace urbain, périurbain et rural, des expériences esthétiques propices à aiguiser ses sens. Cela implique l’accès à des lieux, mais aussi à des pratiques et à des formations. Cela requiert une politique transversale, interministérielle, procédant d’une vision de l’aménagement du territoire, et une réforme de la commande publique pour que la création et l’art soient plus présents et vivants à travers le pays. La politique culturelle doit pénétrer les lieux du quotidien. Une gare, par exemple, n’est pas seulement un équipement qui accueille des voyageurs et des services commerciaux. C’est aussi un haut lieu de la vie urbaine, un symbole de la relation entre les cités et avec le monde, qui doit être aussi un espace de rencontres et un havre de beauté. Et pourquoi n’agrémenterait-on pas de tels lieux de plateformes numériques à vocation culturelle, afin d’enrichir les temps morts de la vie sociale ?
  • Le troisième axe est justement celui du numérique. Les circuits de production et de diffusion se sont transformés. Une bonne partie des socialistes a été défensive sur la protection du droit d’auteur, sans voir l’inefficacité technique de la Haute Autorité, alors que des usages intelligents, des pratiques collaboratives sont à favoriser. Le gouvernement veut passer du répressif à l’incitatif, en modernisant le code de la propriété intellectuelle. Après le rapport Lescure, on attend encore les travaux de ce grand chantier, d’ampleur européenne, qui permettrait d’impliquer les opérateurs de réseau et les fournisseurs d’accès dans le financement de la création et d’une offre publique en ligne de qualité.

L’interviewer : Emmanuel Wallon est professeur de sociologie politique à l’université Paris Ouest Nanterre.

Extrait d’un article de Mathieu Dejean, Jean-Marie Durand Pour les Inrocks Web – Permalien

http://www.lesinrocks.com/2014/07/03/actualite/culture-reponse-crise-11513635/