Laïcité, trente ans de démissions

Marianne n’est pas ma lecture préférée, pourtant cet article est intéressant, bien que trop partisan … Une reflexion s’impose. MC

L’appel que publie Marianne est inédit. La diversité politique et la qualité de ses signataires – anciens ministres, intellectuels, acteurs du monde scolaire et de la société civile, dont beaucoup se côtoient pour la première fois autour d’un texte commun – atteste d’une prise de conscience et d’une urgence.

« Laïcité : il est temps de se ressaisir ! » est né d’un double constat : la progression de la fracturation identitaire et religieuse et le renoncement croissant aux principes laïcs qui permettraient d’y faire face.

Autre signe de cette prise de conscience, le manifeste « Pour une meilleure application de la laïcité en France » du Collectif des associations laïques de France, rassemblant une trentaine d’organisations, paraît au même moment. Il développe une analyse sans détour : « Dans une période caractérisée par la montée de l’extrême droite et du communautarisme qui s’entretiennent mutuellement, la France n’a jamais connu autant de tensions et de revendications identitaires qu’aujourd’hui, et par conséquent elle n’a jamais eu autant besoin de la laïcité. »

Les auteurs de ces deux initiatives s’adressent aux responsables politiques dont les hésitations les inquiètent.

Au quinquennat de Nicolas Sarkozy – qui aura piétiné une laïcité dont il ne semblait comprendre ni le sens ni l’utilité – ont succédé deux années de hollandisme où, dans ce domaine comme dans d’autres (Europe, fiscalité, enseignement), se sont accumulés hésitations, trahisons, manque de courage et confusion.

« La France n’a jamais connu autant de revendications identitaires, elle n’a jamais eu autant besoin de La Laïcité. »

Le collectif des associations Laïques de France. Le candidat François Hollande avait pourtant été clair pendant sa campagne électorale, promettant de faire de la laïcité l’un des piliers de sa « République exemplaire », au point d’annoncer qu’il en graverait les principes dans la Constitution. Il a renoncé à cette mesure symbolique, mais, plus dommageable, il n’a cessé d’envoyer des signaux inquiétants pour les acteurs de la laïcité.

Il y eut d’abord la suppression du Haut Conseil à l’intégration (HCI) créé par Michel Rocard en 1989, dont la mission sur la laïcité – animée par un ancien conseiller de Jack Lang, Alain Seksig, et composée notamment d’Elisabeth Badinter et d’Abdennour Bidar – était depuis quelques années le lieu principal de réflexion et de proposition sur le sujet. Elle a ainsi œuvré à la charte de la laïcité mise en place par Vincent Peillon dans les établissements scolaires.

A la place du HCI fut créé un Observatoire de la laïcité dont la présidence fut confiée à Jean-Louis Bianco, ancien relais de SOS Racisme à l’Elysée dans les années 80. Fort de son expérience de la mission sur la laïcité, Alain Seksig, consulté par l’Elysée, avait suggéré la nomination de Robert Badinter à la tête de l’organisme. La première intervention publique de Jean-Louis Bianco, affirmant que « la France n’a pas de problème avec sa laïcité », fit sortir de ses gonds Jean Glavany, ancien ministre de Mitterrand : « Dire “Circulez, il n’y a rien à voir” ne me paraît pas la meilleure façon de crédibiliser cette nouvelle instance. La République et ses valeurs, la laïcité notamment, méritent mieux qu’un constat trop rapide selon lequel il n’y aurait pas de problème et que toutes ces questions ne sont pas à l’ordre du jour. Elles le sont ! »

Puis François Hollande, qui, dans l’affaire Baby Loup, s’était engagé à légiférer, charge l’Observatoire de la laïcité d’une « étude sur l’extension de la loi sur les signes ostentatoires », lequel conclut négativement… Il y eut ensuite l’épisode du rapport Tuot, « La grande nation. Pour une société inclusive », remis en février 2013, et des cinq rapports qui l’ont suivi, fin 2013, pour une « refonte de la politique d’intégration », commandés et salués par Jean-Marc Ayrault. Rapports prônant la fin d’une intégration jugée répressive, car demandant aux nouveaux venus de s’adapter aux règles laïques du pays d’accueil, au profit d’une nouvelle notion, l’« inclusion », réclamant aux accueillants d’accepter les mœurs des nouveaux venus, ce qui implique « la suppression des dispositions légales et réglementaires scolaires discriminatoires, concernant notamment le voile ».

Ces rapports, dénoncés comme « dangereux » par Manuel Valls, provoquèrent de telles réactions qu’ils furent illico passés à la trappe, sans aucun débat. Ils révélaient pourtant qu’il y avait, sur la laïcité, une gauche Badinter et une gauche Bianco, une gauche Comité laïcité République et une gauche Terra Nova, ce think tank multiculturaliste qui plaide pour une « citoyenneté musulmane ».

Ce sont les dernières déclarations publiques de Jean-Louis Bianco qui ont poussé les militants de la laïcité à intervenir. Le président de l’Observatoire de la laïcité a, en effet, illustré de manière pathétique les contradictions actuelles. Après avoir répété qu’« il n’y a pas autant de soucis que cela autour de la laïcité », il se dit hostile à l’idée d’une loi défendue par Manuel Valls dans l’affaire Baby Loup, estimant qu’« un débat législatif risque d’être dangereux ».

Pourquoi ? Parce que « ce que l’on constate, c’est un développement du communautarisme » et que « notre pays est terriblement tendu, il y a de l’agressivité, du désespoir et de la haine ».

Donc, cela va mal ; alors disons que cela va bien, et surtout n’en débattons pas ! une gauche divisée C’est exactement l’inverse que proposent les signataires de l’appel publié par Marianne et du manifeste du Collectif des associations laïques. Eux veulent renouer avec la tradition de la laïcité sur laquelle la gauche s’est divisée il y a trente ans au point de ne plus pouvoir en débattre, sinon sous forme de polémiques hystériques qui tournent court. Deux dates symbolisent cette division.

L’une est connue : 1989, l’affaire de Creil.

L’autre pas, et pour cause : la toute première affaire de voile à l’école, qui date d’octobre 1985, fut réglée en silence et sans hésitation.

A l’apparition de filles voilées au collège Pasteur de Créteil, sa principale, au nom de l’équipe enseignante unanime, demanda l’autorisation de modifier le règlement intérieur pour y préciser que les élèves « doivent se garder de toute excentricité comme de toute marque ostentatoire (vestimentaire ou autre), tendant à manifester ou à promouvoir auprès des autres leur adhésion à une conviction religieuse, philosophique ou politique ».

Le ministre de l’Education de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, appuya sans réserve cette demande et le problème fut clos, immédiatement et sans aucune médiatisation. Quatre ans plus tard, un autre ministre de l’Education, Lionel Jospin, au lieu d’adopter la même attitude dans le cas similaire du collège de Creil, paniquait et se défaussait sur le Conseil d’Etat qui désavoua son principal.

Ses magistrats, mus par la vieille tradition positiviste de leur institution consistant à enluminer le droit administratif de toutes les nouveautés du moment, y compris les pires, décidèrent d’aller plus loin en 1992. Ils redéfinirent les principes de la laïcité pour en faire le cadre de l’expression religieuse à l’école, à l’occasion d’un arrêt de jurisprudence annulant la décision du proviseur du collège Jean-Jaurès de Montfermeil, Ali Boumahdi, d’exclure trois élèves voilées.

Alors que, dès 1989, une majorité de Français (en particulier de gauche) était favorable à l’interdiction du voile à l’école, il faudra quinze ans d’incidents scolaires exploités par les intégristes pour que Jacques Chirac, après avoir créé la commission Stasi, fasse adopter le 15 mars 2004 la loi prohibant les signes religieux.

Loi votée par la majorité de la gauche qui reconnut alors, par la voix de Jack Lang, qu’à cause d’elle « quinze années avaient été perdues ». Mais, malgré le rôle positif de cette loi de 2004 et le remords exprimé par Lionel Jospin de son abstention de 1989, la gauche semble n’avoir tiré aucune leçon du volontarisme chiraquien. Elle s’est montrée tout aussi divisée six ans plus tard lors du vote – encore à l’initiative de la droite – de la loi visant le port du niqab : seule une minorité de ses parlementaires l’a approuvée (dont Badinter, Valls, Chevènement, Filippetti, Rebsamen), d’autres, tels Henri Emmanuelli ou Noël Mamère, dénonçant le retour de Vichy, tandis que la majorité du PS se réfugiait sous l’influence de sa première secrétaire, Martine Aubry, dans l’abstention au nom du « ni-ni » : « contre le niqab, atteinte insupportable à la dignité de la femme que l’on ne peut accepter », mais aussi contre toute « loi répressive ».

Fidèle à ce « ni-ni », la gauche continue à préférer se défausser sur les tribunaux. Or, ce n’est pas aux juges mais aux politiques de définir les règles du vivre-ensemble dans ce domaine redevenu sensible des prétentions du religieux. Les politiques laissant les magistrats se dépatouiller avec le problème, ce sont les magistrats qui font de la politique : aussi divisés que la gauche sur le sujet, il y a chez les juges des partisans de la laïcité (ou du simple bon sens) et d’autres qui n’en veulent plus (ou qui ne la comprennent pas).

Les uns et les autres trouvant sans difficulté les arguments juridiques justifiant leurs positions contraires. D’où une vraie loterie judiciaire aboutissant souvent à des décisions – bonnes ou mauvaises – reposant sur des raisonnements juridiques contradictoires et parfois baroques.

Qu’on en juge avec quelques exemples. Les juges considèrent ainsi qu’une employée sans aucun contact avec le public contrôlant dans les bureaux de la caisse d’assurance maladie de Seine-Saint-Denis des liasses de remboursements de soins n’a pas le droit de porter le voile islamique, tandis qu’une employée de crèche en contact permanent avec des enfants et leurs parents y a droit ! Quant à la loi d’interdiction de la burqa dans l’espace public, les magistrats du Conseil d’Etat (sur lesquels le Parti socialiste s’était une fois de plus aligné) l’estimaient juridiquement impossible alors que ceux du Conseil constitutionnel l’ont validée !

Ces oscillations de subjectivité juridique, d’un juge à l’autre, d’un tribunal à l’autre et d’un département à l’autre, entretiennent la confusion, contribuent à la perte des repères et ofrent autant d’occasions de surenchère aux intégristes qui intimident de plus en plus. « nous posons nous-mêmes un voile sur nos principes et notre héritage ! nous devenons illisibles et peu crédibles. » Manuel Valls

Comme le confirme l’appel que publie Marianne, la nouvelle querelle de la laïcité transcende le clivage droite-gauche. Parce que, malgré le sursaut chiraquien, la droite reste aussi divisée. A l’époque de la commission Stasi, c’est François Baroin, auteur d’un rapport sur la laïcité expliquant en 2003 que « le voile n’est qu’un élément d’un dispositif plus large pour enfoncer un principe républicain essentiel qui est celui de la laïcité », qui avait incité Jacques Chirac à remplacer la gauche défaillante. Fillon et Juppé s’étaient alors prononcés pour la loi prohibant le voile à l’école, mais Copé et Sarkozy s’y opposaient, ce dernier disant vouloir « débarrasser la laïcité des relents sectaires du passé » et ne voyant dans le voile des élèves qu’un « choix respectable qui doit être respecté ».

Depuis, les choses ne se sont pas clarifiées dans certains cerveaux de droite, à entendre Laurent Wauquiez définir la laïcité comme le « respect de toutes les religions » et Luc Chatel se plaindre d’un relent « pétainiste » dans la volonté de Vincent Peillon de réintroduire un « enseignement laïc de la morale » à l’école. Nombre de signataires des deux initiatives laïques d’aujourd’hui partagent l’inquiétude que, au terme de ces décennies de confusion communes à la droite et à la gauche, le sens profond de cette « tradition moderne » soit perdu. En témoigne, selon eux, le fait que le terme « laïcité », qui s’est longtemps suffi à lui-même pour se faire comprendre, soit de plus en plus souvent « adjectivé » : laïcité « ouverte », « positive », « modérée », « tolérante », « inclusive », etc. Et que ceux mêmes qui semblent les plus déterminés manquent parfois de cohérence.

De ce point de vue, beaucoup mêlent espoirs et interrogations à propos des convictions de Manuel Valls, dont le rapport à la laïcité a pu parfois paraître contradictoire. Ils se réjouissent qu’après avoir été hostile à la loi sur le voile à l’école (qui allait, selon lui, « couper la société en deux »), il soit en pointe dans l’affaire Baby Loup, et ils se souviennent de la manière dont il apostropha ses collègues du PS refusant de voter la loi contre le niqab : « Nous posons nous-mêmes un voile sur nos principes et notre héritage ! Nous devenons illisibles, incompréhensibles et peu crédibles ! » Ils se rassurent de son soutien public affiché aux travaux de la mission sur la laïcité du HCI que Jean-Louis Bianco a passés à la trappe.

Mais ils sont troublés par ses anciennes déclarations hostiles aux « laïcards » et plaidant comme Sarkozy pour une « laïcité ouverte » et la révision de la loi de 1905, que détournent déjà nombre d’élus, afin d’instaurer un « financement public des cultes ». Et, surtout, son récent voyage à Rome pour les canonisations des papes Jean XXIII et Jean Paul II les a surpris.

Le PS, qui avait dénoncé en 2011 la présence de François Fillon à la béatification de Jean Paul II, s’est cette fois tu, et c’est le Comité laïcité République qui a dû rappeler qu’un Premier ministre d’une République laïque n’a rien à faire au Vatican pour une cérémonie purement religieuse. un immobilisme paradoxal

Les partisans de la laïcité redoutent une perte de mémoire de ce que furent les principes laïcs, dont les succès historiques lointains ont fait oublier leurs contraintes parfois rugueuses. Ils s’alarment de constater que de plus en plus souvent leurs rappels des exigences laïques sont qualifiés d’« islamophobes ». Et ils ont du mal à expliquer qu’il n’y a là aucune discrimination, qu’il est au contraire logique que l’islam soit la principale religion concernée dans les polémiques présentes, puisqu’il n’a jamais connu la contrainte laïque à laquelle a dû se plier, il y a plus d’un siècle, le catholicisme auquel la loi de 1905 fut imposée, non sans résistance et non sans violence.

Alors que la prétention religieuse à la préséance avait disparu de l’espace public, sa réapparition sous la forme d’un islam qui n’a pas subi ce passage initiatique douloureux mais libérateur sème le trouble dans des institutions qui ne se souviennent plus qu’elles ont déjà affronté pareil défi. De plus, le décalage culturel de certaines pratiques radicales de l’islam souligne des acquis implicites de la vie en société qui n’avaient jamais eu besoin d’être codifiés.

Comme le fait de circuler à visage découvert et l’importance accordée à ce visage pour communiquer avec l’autre ainsi que l’a admirablement souligné Levinas. Ce qui dépasse le champ strict de la laïcité, comme l’a compris le Conseil constitutionnel en validant la loi contre la burqa. Ce vêtement infligeant aux femmes « une situation d’exclusion et d’ infériorité manifestement incompatible avec les principes de liberté et d’égalité », le conseil a reconnu au législateur le droit de l’interdire afin d’assurer les « exigences minimales de la vie en société ».

En l’occurrence les exigences d’une société française bien précise et pas virtuelle ni imaginaire, ce en quoi le Conseil constitutionnel s’oppose nettement à la thématique multiculturaliste du Conseil d’Etat. Les deux magistratures suprêmes étant elles aussi divisées, c’est bien à la décision politique de trancher. L’immobilisme des politiques est d’autant plus paradoxal que les modèles multiculturalistes sont en crise – Angela Merkel et David Cameron en faisant publiquement le constat– et qu’ils laissent Marine Le Pen s’attribuer la défense d’une laïcité menacée à laquelle la grande majorité des Français, fonctionnaires, enseignants, soignants, patrons sont attachés.

Le regretté Dominique Baudis, défenseur des droits, s’inquiétait du nombre croissant de réclamations de particuliers ou d’entreprises qu’il recevait du fait des surenchères intégristes. Il avait écrit au Premier ministre à propos du secteur privé pour lui dire qu’une « clarifcation de la situation par le législateur [lui] paraissait nécessaire pour remédier au flou juridique existant ». l’abstention politique encourage les intégristes dont le poids, grandissant, paralyse un peu plus les politiques… cercle vicieux

En se mobilisant, les laïcs souhaitent casser un terrible cercle vicieux : l’abstention politique encourage les intégristes dont le poids, grandissant, paralyse un peu plus les politiques. Un signe récent de cette dynamique alarme les pouvoirs publics. Le très officiel Conseil français du culte musulman (CFCM), mis en place par Nicolas Sarkozy et interlocuteur des pouvoirs publics, vient de publier une « Convention citoyenne des musulmans de France pour le vivre-ensemble », présentée comme une charte de conduite de référence pour les musulmans. Son article 5 prescrit le port du voile pour les femmes, une première de la part de cette institution.

L’actuel président du CFCM, le modéré Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, n’a pu s’y opposer, lui qui déclarait pourtant il y a quelques années : « Le foulardisme politique est un intégrisme. » L’évolution paraît encore plus nette si l’on se souvient de déclarations anciennes de deux Premiers ministres à propos du foulard : celles de Michel Rocard, – « Le Coran ne l’impose pas » – et de Jacques Chirac – « Il faut chasser ces choses, ce sont de vieux fantasmes qui ne sont ni dans notre culture ni dans notre tradition ».

De polémique en procès, de recul en hypocrisie, un quart de siècle après, il est ainsi proclamé que le voile est l’attribut de la vraie musulmane, ce qui constitue autant une offense qu’une intimidation vis-à-vis de toutes celles qui ne veulent pas – ou plus – le porter.

Mais, comme le rappelle Malika Sorel, ex-membre de la mission sur la laïcité du HCI, ce ne sont pas les intégristes, souvent de bonne foi (dont elle a connu la stratégie dans l’Algérie des années 80, qu’elle avait fuie en venant France), qui sont fautifs : « Si le choix leur est laissé, alors leur décision est naturellement celle qui leur provoquera le moins de tensions personnelles, c’est humain. » Pour elle, la responsabilité vient d’abord de « la capitulation par anticipation de nos élites qui nourrit les revendications communautaires ».

Extrait d’article – Conan Eric, Marianne Permalien