Résistons à la méchanceté et la haine

Il n’y a rien de plus commun que de reconnaître chez les autres la méchanceté : les méchants nous assaillent et nous pourrissent l’existence.

  • Dès la petite enfance, n’apprenons-nous pas que le monde se divise entre gentils et méchants, et qu’évidemment on est toujours dans le camp des premiers, puisque rares sont ceux qui revendiquent leur appartenance au monde des seconds ?
  • Si la notion semble en elle-même évidente, la méchanceté bute pourtant sur quelques mystères insondables : d’où vient-elle ?
  • Sommes-nous méchants volontairement ?
  • Le sommes-nous tous ou pouvons-nous nous en préserver en valorisant des vertus morales opposées ?
  • Peut-on guérir de la méchanceté ?
  • Et comment ?…

Toutes ces questions sont abordées frontalement par Adèle Van Reeth et Michaël Foessel dans un dialogue riche et vivant, La Méchanceté, paru dans la nouvelle collection de Plon « Questions de caractère », dirigée par la productrice des Nouveaux Chemins de la connaissance sur France Culture.

En prenant la méchanceté au sérieux, les deux auteurs rappellent combien elle traverse l’histoire de la philosophie, obsédée par l’idée, sinon d’en comprendre le sens, en tout cas d’en écarter les effets sur la raison.

Plutôt que de chercher à percer le mystère absolu de son origine, Michaël Foessel préfère s’en tenir à cette observation lucide : « Le point d’origine du mal moral est insondable car il s’identifie à un choix dont aucune raison ne peut rendre compte pleinement ; c’est bien pourquoi, pour lutter contre la méchanceté, il faut déjà avoir renoncé à l’expliquer. »

Ce que l’on est obligé de constater, et de regretter, c’est combien la figure du ressentiment domine l’esprit du temps présent. Le ressentiment est un des vecteurs les plus efficaces de la méchanceté contemporaine. « Il faut le comprendre comme la certitude paradoxale d’être à la fois au-dessus des autres et de partager leur misère, en se complaisant dans cette fange ou dans cette médiocrité », observe Foessel.

Alors que faire de la méchanceté?

La supporter, la déplorer, la combattre, la nier ? Avec quelles armes, autre que la gentillesse qui paraît bien faible face à ses coups de semonce, pouvons-nous y résister ? Peut-être faudrait-il déjà affirmer l’idée qu’on peut guérir de son emprise, comme l’on peut guérir du mal qui nous contamine, des passions tristes qui nous rendent odieux. L’Ethique de Spinoza, précise Foessel, pensait déjà cette voie d’une libération.

Par une forme d’anamnèse, de réflexion sur soi, on peut combattre une passion mauvaise et lui opposer une passion plus forte et joyeuse. L’une des raisons sociales de la méchanceté reste d’ailleurs l’ignorance, c’est-à-dire le manque de culture, de formation de soi : d’où l’importance de l’éducation, à laquelle Rousseau, par exemple, tenait tant. « Il faut transformer en homme ou en être humain des êtres dont, au début de leur vie, il n’est nullement garanti qu’ils agiront moralement », suggère Foessel.

Car par-delà ses origines et les formes plus ou moins sadiques et perverses qu’elle épouse, la méchanceté reste une tare qui exige une riposte, à moins de renoncer à toute vie collective harmonieuse. C’est surtout parce que la volonté méchante est « une volonté qui fait sécession avec l’altérité, pour ne vouloir que soi » qu’il faut lui opposer le goût de l’esprit commun. Parce qu’ils font sécession avec les autres, ne respectent pas la loi, les méchants refusent « les devoirs liés à leur appartenance humaine ». Leur solitude est la conséquence du refus des autres et de la société en tant qu’ils symbolisent ce que nous appelons aujourd’hui le « vivre ensemble ». « Celui qui a fait sécession avec le monde comme système de normes morales ne vit que pour lui-même, éloigné de la destination la plus haute de l’humanité : une vie sociale apaisée », écrit Michaël Foessel.

L’incapacité de penser, de se mettre à la place d’autrui, l’impuissance de l’imagination, c’est ce que Hannah Arendt avait perçu dans la personnalité d’Eichmann au moment de son procès. Dans ses Considérations morales, elle écrit que ce qui manque à un criminel comme lui, c’est la capacité socratique du « deux en un », c’est-à-dire, « le redoublement de soi par lequel un sujet se regarde agir et prend de la distance avec lui-même ».

A la méchanceté extrême, il ne faut pas pour autant opposer la bonté extrême ; car comme l’illustre le roman de Melville, Billy Budd, longuement évoqué dans ce dialogue, celui qui triomphe est le personnage de la demi-mesure, « celui qui est humain et se situe à distance de ces deux figures quasiment mythologiques du bien et du mal ».

Il n’y a au fond, à part le pari de l’intelligence, que le droit et la politique qui peuvent neutraliser les coups de griffe des affreux méchants. Contre le ressentiment dominant, il faut miser sur un geste politique, sachant qu’il ne s’agit pas avec la politique, de défendre le bien, mais de promouvoir le juste. En cela, la politique se distingue de la religion et de la morale «précisément parce qu’elle ne prétend pas éradiquer le mal, mais seulement le combattre en respectant l’origine dont il provient, à savoir la liberté humaine ».

Nous n’en aurons donc jamais fini avec la méchanceté. Notre époque est même traversée par la tentation du basculement du ressentiment vers la haine : la vengeance à l’égard du temps, du temps qui passe, des occasions manquées peut « rendre compte de bien des comportements animés par la haine ».

Un autre livre collectif, dirigé par le psychanalyste Jacques André, Les Territoires de la haine (dans la collection « Petite bibliothèque de psychanalyse, aux PUF), permet précisément de saisir les mécanismes de cette haine, qui ignore toujours les « demi-mesures ». Haine de la pensée, haine du corps, haine du désir, haine de soi, goût de la pureté, ethnique, raciale… : plusieurs auteurs éclairent les visages contemporains de cette haine, qui porte en elle le rejet de toute altérité, en faisant de « l’identité de soi à soi un concept exclusif voire fétichisé ».

Par-delà la morale, la méchanceté se combat par l’altérité, la politique, la réflexion ; autant dire, qu’elle n’est pas près d’être vaincue.

Jean-Marie Durand – lesinrocks.com – Permalien