De l’anticléricalisme à la liberté de conscience

Jean Jaurès a su dépasser le conflit qui bornait son époque et concevoir un catholicisme acclimaté à la laïcité. La gauche actuelle ferait bien de le relire !  Chez Jean Jaurès, le combat pour la laïcité a pris deux formes différentes. Après l’affaire Dreyfus, il défend une laïcité anticléricale et soutient Émile Combes dans sa lutte anti congréganiste, tout en se démarquant d’une laïcité antireligieuse.

Ensuite, il épaule Aristide Briand, le maître d’œuvre de la loi de séparation des Églises et de l’État, afin que cette loi assure la liberté de conscience et le libre exercice des cultes. Une laïcité accommodante lui apparaît l’instrument nécessaire pour promouvoir une démocratie sociale (1).

Le Jaurès anticlérical

On le sait, un climat de haine a entouré la campagne contre le capitaine Dreyfus, et l’Église catholique — en particulier certaines congrégations — y a joué un rôle. Loin de réaliser les espoirs des partisans d’une réconciliation, le Ralliement (2) a induit une tentative de captation de la République. L’influent quotidien la Croix prône une « République des honnêtes gens » contre celle qui se trouverait aux mains d’un « complot juif, franc-maçon et/ protestant ».

Dans ce contexte, Jaurès relie politique anticléricale et défense de la République contre ceux qui, accordant l’exclusivité aux luttes sociales, se tiennent en marge du politique. La fermeture de couvents puis l’interdiction d’enseigner faite aux congréganistes lui semblent indispensables pour réduire le rôle politique du catholicisme, et un juste retour des choses après « le grand crime collectif » commis contre « la vérité, le droit et la République ». Il faut donc « achever dans l’ordre intellectuel l’œuvre de la Révolution française » contre « l’organisation monacale et cléricale » et ses agents, dont le « vœu d’obéissance intellectuelle » va contre la « liberté de l’esprit » (la Petite République, 3 et

21 août 1902). Cependant cette voie répressive produit un engrenage :chaque mesure augmente la résistance de ceux qu’elle atteint et, aggravant le problème que l’on prétendait résoudre, incite à de nouvelles interdictions. En 1903, Jaurès doit défendre Émile Combes contre son ami socialiste Maurice Allard, partisan d’une séparation visant à abolir la religion. De même, quand des libres penseurs cherchent à imposer silence aux prédicateurs congréganistes, Jaurès condamne « tout ce qui pourrait ressembler à une atteinte au libre exercice du culte » (la Dépêche du Midi, 3 juin 1903). Et, s’il soutient le Bloc des gauches, c’est parce que son programme ne se résume pas à l’anticléricalisme mais comporte l’instauration des retraites ouvrière et de l’impôt sur le revenu.

Une laïcité démocratique

En mai 1904, dans l’Humanité, qu’il vient de créer, Jaurès dévoile un coup fourré du Vatican, contribuant à mettre en route le processus de séparation. Mais, rompant avec l’optique anticléricale, il propose « un large et calme débat […] où nous discuterons [. . .] avec l’opposition elle-même » pour que la séparation ne soit pas « la victoire d’un groupe sur d’autres groupes » (1er juin 1904). Voilà un ton nouveau, dû à deux raisons.

D’abord, l’aggravation du conflit des deux France s’est effectuée au détriment des réformes socio-économiques. Il faut donc réussir une pacification laïque pour que la « démocratie puisse se donner tout entière à l’œuvre immense et difficile de réforme sociale et de solidarité humaine » (la Dépêche,15 août 1904). Ensuite, Jaurès parie sur une évolution à moyen et long terme de l’Église catholique plutôt que sur son affaiblissement à court terme.

Avec la séparation, déclare-t-il au Parlement, le catholicisme ne sera plus protégé « contre les impressions de laïcité qui lui viendront de ses fidèles eux-mêmes par la carapace abolie du Concordat » et il sera obligé d’en tenir compte (21 avril 1905).

L’enjeu est alors la signification donnée à la liberté de conscience. Face à l’optique individualiste du Parti radical, Aristide Briand ajoute une dimension collective à cette liberté en affectant les édifices religieux, propriétés publiques, non à ceux qui obtiendront la majorité dans les associations cultuelles mais à ceux qui se conformeront « aux règles générales du culte » dont ils veulent « assurer l’exercice » (article IV).

En clair : ceux qui reconnaîtront l’autorité des évêques disposeront des églises. Si l’Église catholique n’est plus un culte reconnu, son organisation propre continue à être respectée. Jaurès soutient Briand de deux manières : en menant des tractations avec des députés d’opposition et des ecclésiastiques pour parvenir à un accord ; en le défendant à la Chambre par un discours exaltant la Révolution française, alors même que l’article IV tourne le dos à sa politique religieuse.

Après un très vif débat, le succès est obtenu par l’appui de députés du centre et de la droite. « Socialisme papalin », titre alors la Dépêche (26 avril 1905), condamnant la future loi, qui « consacre l’asservissement des prêtres et des fidèles catholiques au joug romain ». Jaurès est traité de « bourgeois de Calais » capitulant devant le pape (Ibid, 29 avril). Clemenceau lui-même parle de « coalition monstrueuse » (Ibid. 28 mai). Et, quand le pape refuse d’appliquer la loi, Briand trouve le moyen de faire rester l’Église catholique dans la légalité « malgré elle ». Jaurès l’appui : « La République n’est pas un dogme » mais une « méthode » qui s’impose par « la force même de la liberté » (Parlement 13 novembre 1906).

L’héritage de Jaurès

Jaurès a su percevoir un avenir différent de l’horizon conflictuel qui bornait son présent et concevoir un catholicisme acclimaté à la laïcité, alors même que tout semblait démontrer le contraire. Nulle naïveté, cependant, puisque cela lui a donné la capacité d’agir en fonction de cet avenir et de contribuer à le construire. Démenti par les faits dans le court terme (condamnation du modernisme et du Sillon en 1908 et 1910), il a gagné dans le moyen terme (en 1945, l’Assemblée des évêques reconnaît la légitimité de la laïcité).

À relire les propos du leader socialiste, on ne peut s’empêcher de penser que les pseudo-laïques républicains d’aujourd’hui l’auraient traité d’« idiot utile » du catholicisme ! En effet, à partir de 1904, tirant la leçon de l’expérience du Bloc des gauches, il a rejeté une « laïcité intégrale » qui mobilisait les énergies dans un conflit politico-religieux, au détriment d’initiatives visant des réformes sociales.

N’assistons-nous pas aujourd’hui à un schéma inverse ? L’intériorisation des règles d’une économie ultralibérale va de pair avec l’invocation « intransigeante » de « la laïcité » et de « la République », sans se poser la question typiquement jaurésienne d’une « République sociale », et donc d’une laïcité démocratique et sociale. Quelle que soit la position que l’on adopte à l’égard du foulard, il faut se demander si des mesures prônées au nom de la laïcité ne deviennent pas contre-productives quand elles aboutissent à des interdictions professionnelles et à la désocialisation de femmes de milieux populaires que l’on prétend « émanciper ».

L’invocation dogmatique de « la laïcité », sans possibilité de débat sur sa signification (au contraire de 1905), a permis d’instaurer, dans les faits, une laïcité à géométrie variable, douce pour le catholicisme et dure pour l’islam. La droite dure et maintenant l’extrême droite se sont engouffrées dans cette brèche. Il n’est pas étonnant que la mesure aujourd’hui mise en avant par Marine Le Pen (mettre de la viande de porc dans les cantines) pour valoriser le Front national se réclame d’une « défense de la laïcité ». La gauche ne se réappropriera pas la laïcité sans relire Jaurès et effectuer un sérieux examen de conscience.

Jean Baubérot Historien et sociologue, président d’honneur de l’École pratique des hautes études


  1. Sur la question de l’école laïque, que nous ne pouvons aborder ici, voir « Laïcité scolaire: impartialité contre neutralité », Jean Baubérot, Mediapart, 28 mars 2014.
  2. Le Ralliement désigne l’attitude d’une partie des catholiques français, qui, suivant les conseils du pape Léon XIII, adhèrent à la République après le 20 février 1892.

Source Politis N°60 Hors série – Juin-Juillet 2014