Foot : entre, passions et fureur !

« Vous n’iriez pas voir Macbeth pour vous instruire de l’histoire de l’Écosse : vous y allez pour vous instruire de ce que ressent un homme du jour où il a gagné un royaume et perdu son âme (1). »

Peut-on décemment prêter au match de football la dignité et l’épaisseur allégoriques d’une grande représentation ?

Avancer que si nos contemporains, dans leur moitié masculine au moins, se passionnent pour des compétitions, ce n’est pas seulement pour en connaître le résultat et le déroulement anecdotique mais parce que se joue sur ce terrain-là une partie essentielle qui condense et théâtralise des valeurs fondamentales ?

Voilà des postulats bien iconoclastes prenant à contre-pied les verdicts les plus généralement répandus sur les spectacles sportifs. Une tradition philosophique et sociologique fortement ancrée nous invite, en effet, à considérer avec la plus grande circonspection de tels rassemblements dont la fonction première serait précisément, selon la vulgate, de détourner l’essentiel, non pas de l’exprimer : opium du peuple, divertissement vulgaire distrayant d’une vision claire de l’ordre social, des grands problèmes de l’existence individuelle et collective, unanimité fugace et factice masquant tensions et oppositions quotidiennes, manipulation des foules, illusions compensatoires, etc., les qualifications hautaines abondent pour stigmatiser ces engouements collectifs.

Cette conception critique et désenchantée ne manque certes pas d’arguments : dans l’Italie fasciste comme dans l’Argentine des colonels, les victoires des équipes nationales ont été utilisées comme moyens de propagande ; combien d’édiles locaux ou de capitaines d’industrie (Achille Lauro à Naples, la dynastie Agnelli à Turin, les Peugeot à Sochaux, JM Aulas à Lyon etc.) ont su jouer de leur rôle — direct ou indirect — à la tête d’un club pour promouvoir leur image ou asseoir leur pouvoir ! Et, à l’appui d’une telle conception, on notera encore que ce sont souvent les villes sinistrées, nostalgiques d’une grandeur passée et aujourd’hui bafouées de l’extérieur qui portent le plus de ferveur aux clubs qui les représentent comme si les exploits de l’équipe pansaient et compensaient les blessures du présent.

Mais à filer cet argument — où la mobilisation par le football serait au service exclusif des États, des puissants, de l’illusion — on rencontre bien vite son contraire, c’est-à-dire des situations où clubs, stades, compétitions ont été de puissants catalyseurs de revendications contestataires, stimulant, plutôt qu’endormant, les consciences politiques : en 1958, l’équipe du FLN algérien, formée de joueurs célèbres ayant déserté le championnat de France, engage une tournée à travers le monde, anticipant la naissance d’une nation ; en 1984, les sidérurgistes lorrains, supporters du FC Metz, manifestent… leur colère dans les rues de Paris à l’occasion de la victoire de leur club en Coupe de France. (…)

… quand on traque les fonctions latentes du football, on découvre des processus à plusieurs sens, mouvants, contradictoires, rétifs à toute interprétation univoque et réductrice.

Mais les foules, dira-t-on ?

Voilà bien des masses anonymes et unanimes, où l’ardeur commune, la joie festive d’être ensemble, la mobilisation consensuelle contre l’adversaire endorment, temporairement au moins, la conscience des différences. Ici encore l’observation amène à nuancer.

Par sa forme en anneau compartimenté, où s’inscrivent et s’affichent les hiérarchies (des virages aux tribunes), le stade s’offre comme un des rares espaces où, à l’échelle des temps modernes, une société se donne une image sensible certes de son unité, mais aussi des contrastes qui la façonnent.

Ces cloisonnements n’échappent pas à la sagacité des supporters. Il arrive que ceux des virages, conscients de leur appartenance, conspuent ceux des tribunes, soutenant pourtant la même équipe, qu’ils jugent guindés et trop peu enthousiastes. Constatation, parmi tant d’autres sur l’hétérogénéité du public, les rivalités entre groupes de supporters d’un même club, qui vient fortement pondérer les verdicts sur les fonctions mystificatrices du spectacle sportif et sur l’unanimisme du comportement des foules.

Ni plus ni moins que quiconque, les amateurs de football ne sont des « idiots culturels » incapables de distance critique sur le monde qui les entoure et que leur ferveur emprisonnerait dans l’illusion. Si le match n’est ni un miroir aux alouettes ni une chimère pernicieuse, à quoi rime donc l’engouement qu’il suscite ?

Dans sa forme actuelle d’organisation, le football offre (…) un terrain privilégié à l’affirmation des identités collectives et des antagonismes locaux ou régionaux. Sans doute est-ce dans cette capacité mobilisatrice et démonstrative des appartenances qu’il faut chercher les raisons de l’extraordinaire popularité de ce sport d’équipe, de contact et de compétition.

Toute rencontre entre villes, régions, nations rivales prend la forme d’une guerre actualisée où ne manquent ni les hymnes, ni les fanfares militaires, ni les étendards des supporters formant des troupes de soutien qui se surnomment d’ailleurs « Brigades », « Commandos », « Légions », « Phalanges d’assaut », etc. (2). Mais cette fonction de célébration des appartenances ne rend pas compte à elle seule de la tension qui pèse sur un match et de la virulence des comportements.

Pour en prendre la juste mesure et éviter les contresens, il faut s’interroger prioritairement sur les propriétés d’un tel spectacle dramatique dont l’histoire se construit devant le public qui peut — ou pense pouvoir — infléchir le dénouement. Lors d’un match, la partisanerie est sans doute l’affirmation bruyante d’une identité mais aussi la condition nécessaire de la plénitude de l’émotion.

Quoi de plus insipide qu’une rencontre sans « enjeu » où l’on ne se sent pas soi-même acteur, où l’on ne passe pas du « ils » au « nous » ! Les débordements verbaux, gestuels, les emblèmes que l’on brandit, les insultes que l’on hurle participent de la nature oppositive du spectacle et l’on aurait tort de les surcharger de sens. Est-ce à dire pour autant, qu’ils en soient dépourvus ? Certainement pas. Le stade est un des rares espaces de débridement des émotions collectives (le « controlled decontrolling of emotion », disait Norbert Elias (3), où il est toléré de proclamer des valeurs dont l’expression est socialement proscrite dans le quotidien (affirmer crûment son aversion pour l’Autre, etc.).

Le destin incertain des hommes

(…) Si le match de football fascine, ce n’est pas par sa seule capacité mobilisatrice ou par ses ressorts pathétiques mais parce qu’il met à nu, à la façon d’un drame caricatural, l’horizon symbolique majeur de nos sociétés. Sa trame profonde (les lois des genres plutôt que les règles du jeu) figure le destin incertain des hommes dans le monde contemporain.

(…) Comme l’a excellemment montré Alain Ehrenberg (4), la popularité des sports réside dans leur capacité à incarner l’idéal des sociétés démocratiques en nous montrant, par le truchement de leurs héros, que « n’importe qui peut devenir quelqu’un », que les statuts ne s’acquièrent pas dès la naissance mais se conquièrent au cours de l’existence.

(…) Si le football dévoile les méandres d’un destin à notre mesure, il nous place tout aussi brutalement devant quelques autres vérités essentielles, obscurcies ou affadies dans le quotidien. Il nous dit, avec éclat, que, dans un monde où les biens sont en quantité finie, le malheur des uns est la condition du bonheur des autres (Mors tua, vita mea). (…)

Christian Bromberger – Le monde diplomatique (Extrait)  – Permalien –   Ethnologue, auteur de Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1992. Également (sous la direction de), Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, Bayard Éditions Paris, 1998.


 

  1. Northrop Frye (cilé par Clifford Geertz) à l’appui de son interprétation du combat de coqs à Bali en termes de « jeu profond » in Bali. Interprétation d’une culture, Gallimard, Paris, 1983.
  2. Lire Ignacio Ramonet, « Le football c’est la guerre », Le Monde diplomatique, juillet 1990.
  3. Quest for Excitement. Sport and Leisure in the Civilizing Process, Blackwell, Oltford, 1986.
  4. Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1991.

    Foot Babouse