Le terme « exclu » s’est imposé dans le débat public en 1974, année de crise pétrolière et inaugurale d’une longue série. Quarante ans plus tard, « vivre ensemble » devient un leitmotiv. Or, cette affirmation aux allures sympathique et volontariste pourrait bien n’être, comme « cohésion sociale », qu’une antiphrase.
De fait,sa prégnance est la dimension de ce qu’elle prétend exorciser. Les inégalités ont explosé au point de reconfigurer en profondeur le rapport de chacun à l’école, au travail, à la santé ; de modifier le lien social, les territoires et l’habitat, les relations intergénérationnelles et, partant, l’idée même que toute personne a de sa place, de son rôle et de son destin dans la trame qui fait – ou pas – société.
Au fur et à mesure que se sont accumulées défaites sociales et désillusions démocratiques, la perspective même d’un horizon d’attente s’est estompée, et partout la conviction a grandi que se garantir un avenir meilleur, voire un avenir tout court, loin de passer par l’intérêt général, supposait la combinaison opportune de ses intérêts propres avec ceux d’une communauté à son image, réelle ou rêvée. Un bref regard rétrospectif permet d’en mesurer l’impact.
Des mobilisations contre le mariage pour tous aux thématiques identitaires du patronat breton, des peaux de banane brandies à la face de la ministre de, la Justice au refus de maires FN nouvellement élus de commémorer l’esclavage, de la vertu proclamée par le patron du Medef d’un sous Smic jeune au couvre-feu instauré à Béziers, c’est en effet ce même « vivre ensemble » d’autodéfense qui est à l’œuvre.
Dans ce projet politique, il s’agit moins de nier l’égalité, la, liberté ou la fraternité – ce serait maladroit -, que d’en rogner continuellement le champ d’application: l’égalité pour tous, sauf… suit la série sans fin de distinctions aussi moralisatrices que haineuses qui mêlent considérations territoriales, « ethniques », sociales, religieuses; de sexe et de genre…
Ce bricolage d’assignations à résidence cumulatives constitue l’un des leviers essentiels de la mise en opposition des « périphéries » au « centre », des « petites gens » au « système ». Il fonctionne comme une arme de destruction massive de la République, ce dont sa traduction politique aux élections municipales donne avant-goût.
L’installation confortable de l’extrême droite dans le municipalisme, la radicalisation de la droite sur des valeurs définies par les acteurs les plus régressifs du monde catholique indiquent un nouveau champ de fragmentation, celui de la représentation républicaine.
Il s’agit aujourd’hui de lui opposer la perspective d’un avenir- solidaire, résolument enraciné dans une égalité des droits proclamée et effective. Ce n’est d’ailleurs pis par hasard si c’est à l’enseigne de cet « Avenir solidaire » (1), que plus de soixante-dix organisations d’éducation populaire, syndicales et associatives, ont choisi de conjuguer leurs efforts face aux idées d’extrême droite, de combiner des résistances quotidiennes de terrain en mêlant éthique des valeurs, pratiques professionnelles et réflexes citoyens. Car c’est ainsi, en donnant substance et portée au principe d’égalité, que le « vivre ensemble » morcelé qu’on nous prépare pourra être dégagé des constructions de juxtapositions pour réinscrire la communauté des citoyens dans une dynamique universellement libératrice.
Pierre Tartakowsky – Président de la ligue des droits de l’Homme (LDH)