Dimanche, Jérôme Kerviel s’est rendu à la police.
Comment le « trader fou » est-il devenu l’emblème de la lutte contre la finance ?
Retour sur six années qui ont vu naître une « icône ».
(…) Le « lampiste de la Société générale », (…) [Jérome Kerviel] ressert, toujours aussi volontiers, l’histoire racontée mille fois du coup de fil qui l’a conduit sur les routes d’Italie : « Un jour où j’étais au fond du trou, où j’avais des idées suicidaires, j’ai appelé un ami qui m’a demandé ce que je désirais le plus au monde. J’ai répondu : “Un miracle.” Il m’a pris au mot : “Pourquoi n’irais-tu pas voir le Saint-Père ?” » (…)
Apprenti-sorcier
Étonnamment, et alors même que son destin se jouait au palais de justice de Paris, l’ancien courtier en vadrouille – « mais pas en fuite » – soutient qu’il n’a prêté que peu d’attention à ce qui se passait de l’autre côté des Alpes. Tout juste a-t-il tendu l’oreille pour prendre connaissance de l’arrêt de la Cour de cassation le 19 mars. Un verdict en forme de semi-victoire. Qui a certes confirmé les trois ans de prison ferme, mais annulé les 4,9 milliards de dommages et intérêts réclamés au condamné [1]. Une vraie libération. « Les milliards à payer, c’était une sorte de mort sociale. Maintenant, je peux m’imaginer un avenir, avoir des enfants. » Pour le reste ? À 37 ans, le trader le plus célèbre de la planète refuse de dire ce qu’il fera une fois sorti de prison : s’il ira se faire oublier quelque part dans son Finistère natal ou s’il deviendra le « Che Guevara » de la lutte contre la finance folle.
C’est qu’en six ans le trader déchu est devenu une icône. Taiseux, élégant, l’homme aux faux airs de Tom Cruise semble si lisse qu’on y projette tous les fantasmes. Une aubaine pour une société en mal de héros mais férue de storytelling. Et qui, depuis le 24 janvier 2008 (jour où l’affaire éclate), se passionne pour ce symbole ambigu de la crise financière, tantôt incarnation de la cupidité de la finance casino, tantôt victime absolue du système…
Il faut dire que l’histoire, qui a déjà donné lieu à un roman, une pièce de théâtre, et qui sera bientôt portée à l’écran [2], a l’épure d’un conte moral. La folie des grandeurs d’un roman de Dostoïevski. Elle débute par l’ascension de ce fils de coiffeuse et de forgeron, titulaire d’un simple DESS, débarqué à 23 ans au « middle office » de la Société générale puis promu au prestigieux « front office ». En vérité, à cette époque, la vie du trader junior, qui vit à Neuilly dans un 50 m2 situé au-dessus d’une boutique baptisée La Descente aux affaires (!) et déclare 48 000 euros brut de salaire fixe annuel, est loin de l’exubérance du « Loup de Wall Street ».
Sauf dans la salle des marchés. Dans le saint des saints de la tour diaphane de La Défense, l’apprenti sorcier de la Bourse, accroc à l’adrénaline, va prendre jusqu’à 50 milliards d’euros de positions [3]. À l’abri des regards ? C’est bien là le nœud de l’affaire. La Société générale affirme que le courtier a dissimulé ses pratiques illégales. Kerviel, que ses supérieurs ont sciemment fermé les yeux. Et qu’il n’a été guidé que par une obsession : non son enrichissement personnel (ses bonus n’étant de toute façon pas indexés sur ses gains), mais celui de son employeur…
À la folle apogée, succèdera la chute folle, précipitée par la crise des subprimes. Une perte inédite de près de 5 milliards. La punition, non moins spectaculaire, ne se fait pas attendre. 370 000 années de Smic à payer. De mémoire de « rogue trader » (ces « traders ripoux » qui ont marqué l’histoire contemporaine de la finance), on n’avait jamais vu une condamnation à une telle peine…
Du « terroriste »…
Retour en 2008. Du côté de l’opinion publique, les choses commencent mal pour Kerviel. Le 24 janvier au soir, le JT de PPDA évoque « une fraude invraisemblable portant sur 7 milliards d’euros due à un seul homme ». Le lendemain, alors que l’employé est encore en garde à vue, le Parisien rhabille le « jeune homme qui rêvait de brasser des liasses de dollars » en « médiocre courtier », « ennemi de l’intérieur », qui aurait réalisé le « hold-up du siècle »… La banque a réuni la presse, distillant les « éléments de langage » pour désigner ce « trader fou », cet « escroc », ce « terroriste », selon le mot malheureux de Daniel Bouton, PDG de la banque, remercié quelques mois plus tard par un golden parachute qui fera scandale.
Aidé par les vents favorables des débuts de la crise, où personne n’a de mots assez durs contre les dérives de la finance, le « grand brûlé médiatique » – l’expression est de David Koubbi – devient vite le chouchou des médias. « C’était un garçon gentil, quelqu’un d’un peu seul avec une maman âgée. Il n’avait pas les codes de l’intelligentsia parisienne, mais un vrai talent pour communiquer. Ça a été facile de jouer la carte du “p’tit-gars de Pont-l’Abbé” en jean et pull marin », raconte Patricia Chapelotte, qui prend en charge la communication du prévenu à partir de juin 2008. (…)
« Les chroniqueurs judiciaires, en revanche, étaient beaucoup moins dithyrambiques », pointe la journaliste Olivia Dufour, auteur d’une enquête [4] sans concession pour le trader. Car les choses vont de mal en pis dans le prétoire. De procès en appel, les ténors du barreau, Olivier Metzner et Éric Dupont-Moretti, se succèdent mais ne changent rien à l’affaire. Kerviel fatigue, déprime, fait un mini ulcère. Accuse les avocats de faire « leur com’ sur [son] dos ». Lui-même s’est enferré dans un excès de communication autour de son ouvrage autobiographique [5], maladroitement publié quelques jours avant le procès en première instance. Plus à l’aise devant les journalistes qu’à la barre, le prévenu ne trouvera pas grâce aux yeux de la justice. Ni même à ceux de Renaud Van Ruymbeke, le juge de l’affaire Clearstream qui instruit l’affaire, en qui Kerviel fondait pourtant tous ses espoirs.
« Jérôme a été condamné sans expertise. Bizarrement, la justice n’a jamais accepté d’aller voir les comptes de la Générale », s’indigne aujourd’hui David Koubbi, qui, après l’échec de l’appel, entend rouvrir le dossier sur une supposée affaire de « subornation de témoins » par la Société générale. Il est vrai que les gros chèques qui ont accompagné le licenciement des supérieurs du trader peuvent surprendre… (…)
La ministre de l’Économie d’alors a beau qualifier Kerviel d’« individu malveillant et incroyablement malicieux, au sens de l’intention de nuire », il y a un hic : en 2008, la justice n’a pas encore statué sur les responsabilités des uns et des autres ! Ou comment « l’affaire Kerviel » cacherait une affaire d’État. Un État décidé à maintenir coûte que coûte le système bancaire dont l’implosion ferait évidemment bien plus de dégâts qu’un seul homme à terre… (…)
Incarcéré
De là à faire de Kerviel une icône [anti système bancaire] ? Olivia Dufour s’étrangle. Pour elle, l’intéressé est plus manipulateur que manipulé. Et la « bonne icône » s’appelle Boris Picano-Nacci. Un autre courtier, de la Caisse d’épargne, qui passera en appel au mois de juin pour une affaire semblable, la médiatisation en moins. « Lui n’a pas dissimulé », martèle la journaliste qui croit « à 70 % » que la Société générale dit vrai et n’a rien vu des tricheries de son trader : « L’idée qu’un petit bonhomme à lui tout seul a failli faire péter le système est encore plus inquiétante que tous les complots du monde », juge-t-elle.
Depuis l’affaire, tout a changé, dit-on, à la Société générale. Dans le quartier d’affaires de La Défense, sur lequel plane toujours l’ombre du trader « pervers » et « assoiffé d’argent », la banque a décidé d’arrêter le trading pour compte propre. Fini, aussi, les passerelles entre « middle » et « front office », où ne sont plus envoyées que les têtes bien faites de Polytechnique. Côté sécurité, « on ne peut plus aller aux toilettes sans badger », grince un employé sous couvert de l’anonymat. « Bien sûr, tout le monde sait ici que les “n+1” ne pouvaient pas ne pas savoir, ajoute-t-il, mais Kerviel a mis en péril une boîte de 150 000 personnes, alors on ne va pas le plaindre. »
Samedi, alors qu’il était attendu au commissariat de Menton, Jérôme Kerviel a refusé de passer la frontière. Retranché à Vintimille en compagnie de ses soutiens (…), le condamné a solennellement demandé à l’Elysée une immunité pour ses témoins. Seule manière selon lui de délier les langues et d’en finir avec les « dysfonctionnements » du dossier. (…)
- Un nouveau procès pour réévaluer le montant des dommages et intérêts est prévu dans deux ans, à la cour d’appel de Versailles.
- Par Christophe Barratier, réalisateur du gentillet les Choristes.
- Une « position » est l’engagement financier d’un trader sur le marché.
- Kerviel, enquête sur un séisme financier, (Eyrolles, 2012).
- L’Engrenage : mémoires d’un trader (Flammarion, 2010) est un vrai best-seller, vendu à 100 000 exemplaires.
Pauline Graulle – Extrait Article paru dans Politis n° 1304 Titre original : Naissance d’un mythe
Autre version, autre analyse des faits
À quand la vérité sur l’affaire « Société Générale »?
La frontière française à peine franchie, Jérôme Kerviel a été arrêté par la police à Menton, dimanche 18 mai à minuit. (…) Faut-il se résoudre à laisser définitivement sans réponse bon nombre des questions soulevées depuis plus de six ans? Rien n’est inéluctable puisque la Cour de cassation a décidé de renvoyer devant une cour d’appel le volet civil du procès de Jérôme Kerviel : soit les 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts réclamés par la banque à son ex-trader, au nom de la perte équivalente qu’elle aurait subie du fait de paris hors normes de celui-ci.
Et que d’autre part, les défenseurs de Jérôme Kerviel ont eux-mêmes déposé trois plaintes pénales contre la Société générale pour « faux et usage de faux », « escroquerie au jugement » et « subordination de témoins ». C’est pour que ces procès soient justes et équitables que Jérôme Kerviel a tenté, en vain, avant d’aller en prison, d’interpeller le président de la République – non pas pour réclamer sa propre grâce – mais pour demander l’impunité, sur un plan professionnel et juridique, de toutes les personnes susceptibles d’apporter leurs témoignages dans ces procès.
« JUSTICE DE CLASSE »
Le 19 juin 2012, Paul Jorion, anthropologue et économiste, fort de 17 ans d’expérience professionnelle au sein de la banque américaine Countrywide Financial, écrivait sur son blog : « En octobre 2010, j’ai lu le compte rendu d’audience du procès de Jérôme Kerviel. Quand ce fut terminé, mon opinion était faite quant au verdict qui serait prononcé : non-lieu. » Ce ne fut pas le cas ! Ni en première instance ni en appel.
Pourquoi? Paul Jorion émet deux hypothèses : « justice de classe » ou « malentendu absolu », avant de conclure : « probablement les deux ». Ex-magistrate spécialiste des affaires financières, Eva Joly s’étonne de son côté que tout au long de l’affaire on s’en soit tenu à la seule version de la banque quant aux motifs et au montant de la perte annoncée, « sans en remarquer le côté hautement invraisemblable » (Mediapart, 17 mars 2014).
Les débats et procès à venir sont l’occasion de faire la clarté sur cette perte, annoncée le 24 janvier 2008 par la direction de la Société générale comme liée entièrement à la fraude d’un trader, découverte soi-disant quelques jours auparavant.
À l’époque, certains avaient osé s’interroger: cette perte abyssale n’aurait-elle pas aussi quelque chose à voir avec l’écroulement des titres adossés aux fameux subprimes (prêts hypothécaires consentis aux ménages pauvres aux États-Unis), sur lesquels la Société générale était très active?
Argument balayé d’un revers de main par le PDG de l’époque, Daniel Bouton, dans une interview au « Figaro » (25 janvier), puis lors des audiences. Dès le 24 janvier, le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, s’était déclaré « certain » qu’il n’y avait rien à voir de ce côté-là, sans autre explication.
« LÉGÈRETÉS » DE LA DIRECTION
On ne peut que s’incliner devant tant d’arguments d’autorité ! Reste bien des légèretés de la part de la direction de la Société générale. Le 8 novembre 2007, en présentant ses comptes trimestriels, elle annonce avoir provisionné 230 millions d’euros pour couvrir ses éventuelles pertes sur les subprimes. Un chiffre qu’elle dit alors pessimiste.
Deux mois et demi plus tard, elle en avouera pourtant près de dix fois plus (2,05 milliards d’euros). Elle n’a rien vu des 25 milliards d’euros de flux de trésorerie engendrés en 2007 pour le paiement des seuls appels de marge de Jérôme Kerviel (dépôts de garantie sur ses paris), ni des 50 milliards d’euros (l’équivalent des fonds propres de la banque) engagés en janvier 2008 par celui-ci sur ses paris.
Elle a choisi de mettre fin en un week-end (celui du 18 janvier 2008) aux paris énormes pris par le jeune trader sur des indices boursiers allemands et européens, ce qui ne pouvait que faire écrouler les cours de ces contrats. Pourtant la perte qu’elle affiche sur l’opération reste, toutes proportions gardées, limitée. Elle la présente comme provisoire dans son rapport annuel 2007, mais ne la fera plus bouger d’un iota.