Sociologue engagé, Eric Fassin analyse la droitisation du PS, les choix de François Hollande et Manuel Valls, et pointe leur responsabilité dans la montée du FN. Interview.
- Vous concluez Gauche l’avenir d’une désillusion par un exercice d’anticipation inquiétant : l’élimination du P5 au premier tour de la présidentielle de 2017 par le FN et l’entrée de ce dernier au gouvernement. Ce scénario catastrophe n’est-il pas exagéré?
Eric Fassin – C’est une fable, pas une prédiction. Elle ne fait que suivre la pente que nous dévalons. Le Pen était déjà au deuxième tour de la présidentielle en 2002, et on annonce la victoire du FN aux élections européennes. Le rapport de force lui est de plus en plus favorable : à l’UMP, les partisans de l’alliance s’en trouvent renforcés. Regardez Christine Boutin : écartée dans les années 2000, puis rachetée par l’UMP, elle fait alliance avec Farida Belghoul et proclame que les digues entre droite et extrême droite ont sauté. Loin de protester, Copé fait preuve de bienveillance avec la Journée de retrait de l’école. On nous explique déjà que le FN est républicain, puisqu’il est légal. La « dédiabolisation » justifiera bientôt que Marine Le Pen participe au front républicain contre Alain Soral. Ceux qui veulent encore croire que l’entrée du FN au gouvernement n’aura pas lieu en sont donc réduits à compter sur… le FN – qui pourrait refuser de se compromettre avec l’UMP!
- Vous dénoncez aussi la responsabilité du Parti socialiste…
Le PS imite la droite. C’est donc la droite qui s’en démarque : elle imite l’extrême droite. La droitisation du PS contribue ainsi à celle de la droite – et du paysage politique dans son ensemble. Et le PS y répond par… davantage de droitisation.
- Une partie de la gauche et de la presse s’est réjouie du fait que François Hollande s’assume comme social-démocrate. A l’inverse, vous dites qu’il pourrait en devenir le « fossoyeur ». Pourquoi?
Assumer? Il s’agit plutôt d’une dénégation : en réalité, Hollande enterre la social-démocratie – qui était la réponse socialiste au marxisme, soit un compromis entre capital et travail. Car il y a belle lurette que le PS n’est plus marxiste. Le P5 ne veut pas sortir du capitalisme ; il s’y est rallié sous Mitterrand. Aujourd’hui, avec le Pacte de responsabilité, François Hollande dialogue seulement avec le patronat – en oubliant les syndicats de travailleurs.
- Vous écrivez que Hollande fait du Sarkozy à visage humain et que le personnage de Manuel Valls se construit à la lumière de Nicolas Sarkozy…
La « normalité » change le style, pas la politique. C’est vrai en matière économique, mais pas seulement. Certes, il n’y a plus de grand débat sur l’identité nationale ou l’islam. Mais pas non plus de changement de la politique d’immigration. Et Manuel Valls s’affiche au Vatican comme hier Nicolas Sarkozy au nom de la « laïcité positive ». Aussi l’islam est-il toujours, de fait, assigné à une laïcité négative… Quant au style, c’est le Premier ministre qui se charge d’incarner la continuité avec l’ancien président, avec le même volontarisme ostentatoire.
- Malgré le mécontentement, Hollande a annoncé qu’il ne changera pas de cap. Comme s’il n’y avait pas d’alternative et qu’il fallait se plier aux règles néolibérales de la compétitivité…
« Je vous ai compris », dit François Hollande. Résultat : « On continue, plus vite, plus fort ! » C’est le contraire du réalisme. Économiquement, d’abord, les économistes le disent : l’austérité ne débouche pas sur la prospérité! Électoralement ensuite : l’électorat de gauche lui reproche sa droitisation, mais celui de droite le trouve toujours trop à gauche! François Hollande explique qu’il n’a pas le choix; or au Bourget, il disait le contraire : « Il n’y a jamais une seule politique possible, quelle que soit la gravité de la situation. » Mais s’il n’y a pas d’alternative, c’est la démocratie qui est fragilisée. Qu’est-ce qu’une démocratie sans choix? Ainsi s’expliquent le vote pour le FN – qui dénonce LUMPS » – et l’abstention…
- Si la courbe du chômage s’inverse, comme Hollande en fait le pari, le scénario catastrophe de votre livre serait-il invalidé?
Il faudrait voir ce qu’il en serait du contrat de travail… Va-t-on imiter l’Allemagne, avec des petits boulots mal payés? Je doute alors que l’électorat de gauche renoue avec le PS. Mais ce qui me frappe, c’est que le Président mette déjà en jeu sa réélection : s’il échoue, il ne sera pas candidat. Il est vrai qu’il n’aurait aucune chance. Pour une fois, il peut se vanter d’être réaliste. Mais n’est-ce pas valider mon scénario?
- Pour vous, la gauche est impuissante à imposer les termes du débat. Hollande a annoncé vouloir relancer celui sur le droit de vote des étrangers aux élections locales. La gauche reprendrait-elle ainsi la main?
Je ne crois pas un instant qu’il le fera : il avait expliqué que c’était impossible. C’est juste un signal envoyé aux électeurs de gauche. Pourtant, ouvrir le vote aux étrangers non communautaires ne serait pas seulement symbolique. Ce serait un levier politique : les partis hésiteraient à jouer de la xénophobie, de peur de perdre des grandes villes. Au lieu de courir après la droite, le PS la mettrait sur la défensive.
- C’est assez troublant que la gauche de gauche n’arrive plus à mobiliser aujourd’hui…
On aurait pu croire que la droitisation du PS ouvrirait un espace sur sa gauche. Mais L’hégémonie idéologique de la droite rend presque inaudible la gauche de gauche : c’est la droite décomplexée qui impose son lexique. Reste à inverser le rapport de force, en proposant un autre vocabulaire!
- Selon vous, le public de gauche devrait se donner pour modèle la droite religieuse états-unienne. On imagine que c’est pour son activisme ?
Certes – pas sur le fond ! La droite religieuse a pesé sur la politique aux Etats-Unis depuis les années 80 en donnant le sentiment qu’elle est majoritaire, alors qu’elle est minoritaire. C’est qu’elle est très mobilisée.
En France aussi, la Manif pour tous a fini par paraître innombrable. Puisque la gauche de gauche est minoritaire, elle peut imiter ces mobilisations de minorités agissantes : il faut donner l’impression qu’on est majoritaire pour espérer le devenir…
Propos recueillis par Anne Laffeter pour Les lnrockuptibles N°963
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