Les conservateurs aiment à dire qu’ils ne sont ni de gauche ni de droite. Ils ne se trompent pas mais nullement pour la raison qu’ils imaginent, de se situer au centre neutre et bienveillant, mais au contraire parce que, si le conservatisme se situe aux extrêmes, il s’accommode aussi bien d’être d’extrême gauche que d’extrême droite. Les conservateurs ne sont ni de gauche ni de droite parce que (…) ce qui compte à leurs yeux, c’est la défense de l’ordre existant, quelle que soit sa nature.
On note chez ces ennemis de la contestation la contradiction entre leur affirmation péremptoire que les mouvements de la fin des années 1960 étaient marginaux, et leur attribution ensuite des malheurs qui en ont résulté, à une génération entière. Tout le monde ou une minorité infime? Cela ne peut être les deux à la fois!
La vérité est autre: courants représentés massivement au sein d’une génération, sans cependant l’englober entièrement.
Cette contradiction n’est évidemment qu’un symptôme: parler de génération entière, c’est trahir sa peur présente du monde que l’on voit autour de soi, prétendre qu’il ne s’agissait que d’une frange infime, c’est tenter d’exorciser la peur que l’on ressentait autrefois: « Ouf!, c’était moins grave que je ne le craignais à l’époque! »
Le mot d’ordre de ces ennemis de la contestation, c’est: « Il y a toujours plus à perdre qu’à gagner. » Leur posture est celle de la rigidité et qu’importe alors que l’ordre qu’ils défendent soit le produit d’un bouleversement dont les motifs furent en leur temps de droite ou de gauche puisque l’essentiel, c’est qu’on cesse de bouger. Dans l’un des tout premiers écrits de John Maynard Keynes, son « Traité de la probabilité », publié en 1920 mais rédigé dix ans plus tôt, il décortique la notion même de probabilité et attire l’attention sur la différence essentielle entre événements prévisibles et imprévisibles: un véritable calcul de leur probabilité est envisageable pour les premiers, alors qu’un tel calcul n’a aucun sens pour les seconds. Or la tentation de les confondre est grande.
Dans tout ce qu’écrivit Keynes, la moquerie à l’égard de ceux qui ne partagent pas son point de vue n’est jamais très éloignée de la surface. Dans ce traité de probabilité, ses victimes de choix sont les mathématiciens qu’on appelle « laplaciens », Laplace (1749-1827) étant l’archétype des ennemis de l’imprévisible. Il écrivait par exemple: « Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome: rien ne serait incertain pour elle et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux. »
L’ensemble de la « science » économique qui naîtrait à partir de la fin du XIX’ siècle partagerait avec Laplace l’incroyance à l’imprévisible — l’un des traits distinctifs bien entendu du conservatisme. Aux yeux de cette « science » économique, religion de toutes les troïkas du monde, le risque n’a qu’une origine possible: une méconnaissance partielle des circonstances. Améliorons la connaissance par une collecte plus complète de l’information et une plus grande transparence dans sa diffusion, et le risque disparaîtra de lui-même. La logique tout entière des « mesures prudentielles » est fondée sur un tel postulat: l’avenir est calculable à la septième décimale, tout n’est qu’une question de moyens et de transparence de l’information.
Les temps présents sont cruels pour ce genre de naïveté épistémologique et, globalement, pour tous les conservateurs d’extrême gauche comme d’extrême droite: de grands pans de ce qu’ils auraient voulu voir inscrit dans le marbre et dans l’airain s’écroulent en ce moment tout autour de nous. Quand il ne restera plus rien de ce à quoi leur peur de le voir disparaître s’attachait, ils finiront alors par se joindre à nous: ils nous aideront à bâtir le monde meilleur qui viendra à sa place. Mais ne nous réjouissons pas: ils se spécialiseront rapidement une fois de plus dans sa défense farouche contre ceux qui auraient le toupet de contester alors sa validité éternelle— de peur qu’il ne change.
Paul Jorion Anthropologue et sociologue – Voir son blog http://www.pauljorion.com