Beaud rapportaient après avoir interrogé des étudiants en sociologie que ceux-ci estimaient le nombre d’ouvriers en France à 10 % de leur effectif réel. Une estimation largement erronée: leur nombre est encore d’environ 6 millions. Soit un actif sur quatre.
Qui plus est, les traits « caractéristiques » de la condition ouvrière perdurent : précarité de l’emploi et de l’existence, travail pénible, faible perspective de promotion, atteintes à la santé, espérance de vie réduite… Pourtant, cette catégorie semble devenue invisible sur les scènes médiatique, politique et culturelle. Pour preuve, elle n’occupe que 2 % seulement de l’espace médiatique, selon l’Observatoire des inégalités.
En un peu plus d’un demi-siècle, la France est passée d’une économie fondée sur l’agriculture et l’artisanat à une industrie dominante avant de connaître un développement des services.
Dans le même temps s’est amorcé « le déclin de la population active des ouvriers au profit des employés et des cadres », analysait il y a quelques jours Henri Eckert, sociologue du travail, à l’occasion d’une journée de débat sur « le monde ouvrier». Et bien qu’ils demeurent l’un des groupes sociaux les plus importants aujourd’hui encore, les ouvriers ne forment plus une catégorie homogène, dotée d’une identité forte.
« Pour les médias, les ouvriers ont disparu, analyse Roger Cornu, sociologue. Les pourcentages sont trompeurs. Le nombre d’ouvriers n’a quasiment pas changé. Ce qui a changé, c’est la taille de la population active. Et alors que dans les années 1950 les ouvriers étaient concentrés dans de grosses entreprises, depuis les années 1990, plus de la moitié travaillent dans des entreprises de moins de 50 salariés. » « Aujourd’hui. on ne parle des ouvriers que lorsque des usines ferment ou quand on les accuse de voter Front national, alors même qu’une grande majorité d’entre eux est abstentionniste », corrobore le sociologue Martin Thibault. « On parle des ouvriers quand ils menacent de tout faire sauter, on parle d’eux en montrant leurs mines fatiguées sur fond de fumées noires. Pourquoi continuer à montrer les ouvriers dans ces seules circonstances? Pour faire peur? », interroge Henri Eckert.
Si la sociologie s’est longtemps intéressée au monde ouvrier, elle ne l’a cependant fait que de façon segmentaire. « Que montre-t-on des ouvriers? Des hommes travaillant dans l’automobile, mais seulement ceux qui sont à la chaîne. Quid de ceux qui peinent à l’entretien ou à la réparation? Que sait-on des ouvriers du public? » – questionne Martin Thibault.
« Les ouvriers sont une des classes sociales les plus étudiées, mais mal étudiée ». poursuit Roger Cornu, évoquant les « préjugés » qui jalonnent l’histoire. « Au X IXe, l’ouvrier, c’était le barbare. Puis, début XXe, on a commencé à le considérer comme un grand enfant à qui il fallait apporter la connaissance. Après-guerre, on l’a associé au modèle de la classe messianique qui devait faire la révolution. Et ces derniers temps, on est sur le parallèle ouvrier et Front national. De tout temps, la classe ouvrière a été vue par le prisme déformant d’orientations idéologiques ». observe Roger Cornu, prenant l’exemple du témoignage de Louis Ourv, les Prolos, paru une première fois dans l’indifférence. « On ne s’est intéressé à cette autobiographie d’un ouvrier du chantier naval de Saint-Nazaire que lorsqu’un universitaire l’a préfacé », déplore-t-il.
Autre aphorisme largement répandu: aujourd’hui, les ouvriers ne sont visibles que lors de grèves ou de catastrophes. Jamais dans leur quotidien, « ce qui participe à donner une idée fausse de la réalité ouvrière », précise Roger Cornu. « L’ouvrier n’existe que par rapport à son travail, y compris dans les discours de gauche et syndicaux. Mais l’ouvrier, ce n’est pas seulement le gars à l’usine. C’est aussi un gars oui a des problèmes de fins de mois chez lui », témoigne Bruno Loth, auteur d’une bande dessinée qui raconte l’histoire d’un ouvrier, son père en l’occurrence, dans les années 1930.
« Personne ne rêve de bosser à l’usine aujourd’hui », racontent souvent les ouvriers d’aujourd’hui. Et pour cause, si jusque dans les années 1980, devenir ouvrier pouvait être synonyme de promotion sociale, ce n’est plus le cas maintenant. « Même si être ouvrier aujourd’hui ne signifie plus forcément l’être toute sa vie, c’est souvent synonyme d’échec ou de déclassement. Notre grande angoisse, c’est de devenir ouvrier », développe David Hamelin, historien à l’université de Poitiers. « La première fois que je suis rentré à l’usine, habillé d’un bleu, ce marqueur d’identité ouvrière était considéré comme un avantage social, raconte Nicolas Hatzfeld, historien. Ce n’est plus vrai. » Auteur d’une enquête sur les ouvriers des ateliers de maintenance de la RATP, Martin Thibault raconte: « Les jeunes qui sont entrés dans ces ateliers pensaient avoir échappé au pire, ne pas porter de bleu, la tenue du père, pour mettre à distance cette condition. Ils imaginaient entrer dans l’aristocratie ouvrière. La réalité est tout autre. Ils découvrent un travail sale et difficile. Les jeunes disent d’ailleurs leurs difficultés à porter les stigmates de la saleté. Ils racontent le temps qu’ils passent à se laver les mains en fin de journée pour ne pas porter les traces de l’ouvrier qu’ils sont. »
Et demain? « Je crains que les ouvriers ne soient soumis à une prolétarisation brutale de leur existence », avoue Henri Eckert. Comme le conclut Roger Cornu: « Il faut commencer par montrer d’autres images du monde ouvrier pour le réhabiliter »
ALEXANDRA CHAIGNON – Huma du 24 fev 2014