Quotidien « Libération » : Retour sur une divergence !

Ça fait du bien de dire les choses …

La tournure que prend le débat autour de la gestion du journal Libération confronté a des actionnaires avides de rentabilité d’une part, de la situation générale de la presse écrite d’autre part, aux mains de financiers en recherche de plus-value, me faire réagir. Si le lecteur de quotidien n’y prend garde dans quelques mois, tout au plus une ou deux années, l’information quotidienne se résumera à des vaudevilles présidentiels ou à la rubrique « chiens écrasés ».

Dans quels médias passeront les reportages d’informations, que deviendront les débats de société engageant pourtant notre avenir.

Le média télévisuel à supplanter le média papier. Un bon décodage/reportage audiovisuel, un débat contradictoire –- est aussi puissant qu’un texte explicite, encore faut-il qu’il puisse accéder à des tranches horaires de diffusion plus conventionnelles qu’entre 22 heures et deux heures du matin. Pour autant le format papier est loin d’être aussi volatile dans l’information que le format audio et télévisuel.  Les deux sont nécessaire. MC

Désarçonnés par le projet et les méthodes de leurs actionnaires et dirigeants, les salariés de Libération revendiquent pour préserver un journal dont ils se sentent dépossédés.

Dimanche 9 février 2014, au siège de Libération. Il est midi. Dans les bureaux où un joyeux bordel témoigne de l’effervescence habituelle de la rédaction – piles de journaux, dossiers en vrac, livres partout -, personne. Pas un chat sur la terrasse, qui offre pourtant la plus belle vue de Paris. La grande majorité de ceux qui font Libération – 200 salariés sur 258 – est réunie en huis clos dans la salle dite du Hublot. Assemblée générale.

Ça bouillonne. La veille, le mail d’un actionnaire, Bruno Ledoux, a fuité dans la presse – et mis le feu aux poudres. Les salariés ont appris qu’aux yeux de l’homme d’affaires, ils étaient des « ringards », des « esprits étriqués », des « mecs » pour qui les Français « raquent ». Le courriel était adressé aux principaux actionnaires : Edouard de Rothschild et les Italiens du groupe Ersel. En copie : Nicolas Demorand, Philippe Nicolas et François Moulias, les coprésidents du directoire, ainsi qu’Anne Lauvergeon, présidente du Conseil de surveillance. Béatrice Vallaeys, directrice adjointe de la rédaction, n’en revient toujours pas : « Quelle vulgarité, quel mépris! »

La veille, pour la première fois de son histoire, Libé a consacré sa une et ses pages « Événements » à la crise qui frappe… Libération. « Nous sommes un journal », ont tenu à rappeler ses salariés. Un choix éditorial acté te vendredi soir, quelques heures à peine avant le bouclage. Pour Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de la rédaction, il était temps de révéler aux lecteurs les conflits internes qui minent le journal : ‘Ça fait du bien de dire les choses. Ça nous pesait depuis des mois. »

Les problèmes qui rongent Libé? D’abord de graves difficultés financières : un endettement important, des ventes en chute libre – le quotidien n’aurait plus qu’un mois de trésorerie devant lui. Ensuite, des dirigeants mal-aimés, Nicolas Demorand en tête. Intronisé en 2011 – avec l’approbation des salariés -, il a très vite été contesté. On lui reproche son autoritarisme, son incapacité à fédérer les troupes, ses choix éditoriaux, son manque de vision… « Il n’a porté aucun projet qui aurait pu faire du bien à Libé », estime le journaliste Willy Le Devin. Olivier Bertrand, élu du CE (Sud), achève : « Il nous a menés à l’échec. Les actionnaires ont beau clamer le contraire, ils ont eux-mêmes reconnu son Compétence en comité d’entreprise. »

Le jeudi 6 février, les salariés, exaspérés par un plan d’économie brutal et inquiets pour Leur avenir, décident de jouer le rapport de force : ils se prononcent à 65% en faveur d’une grève, espérant ainsi interpeller leurs actionnaires. Vendredi 7, le journal ne paraît pas, le site web n’est pas actualisé. François Moulias, coprésident du directoire, assure alors aux salariés que leur colère a été entendue et promet une recapitalisation prochaine. Il avance même un chiffre : 12 millions d’euros.

Un journaliste raconte : « Il était convaincant, rassurant. Nous avons décidé, avec soulagement, d’arrêter la grève. A Libé, il y a certes une culture de la contestation, mais nous ne sommes pas des grévistes éhontés. Notre journal, c’est notre honneur » Tout le monde se remet donc au travail. Quelques heures plus tard, la rédaction reçoit par mail un texte des actionnaires. « C’est tombé comme un parpaing sur nos têtes », confie Alexandra Schwartzbrod.

Le texte, élaboré par Bruno Ledoux – par ailleurs propriétaire du siège -, expose un projet de développement dont les salariés n’ont jamais eu connaissance : faire de Libération non plus « un simple éditeur de presse papier » mais un « réseau social, créateur de contenus, monétisable sur une large palette de supports multimédias » ; transformer le siège historique en « espace culturel et de conférence », en « un Flore du XXIe siècle », « porté par la marque Libération ». Mais sans la rédaction, dont le déménagement serait, selon lui, « devenu inéluctable ». Willy Le Devin raconte : « On a tous pensé que c’était une blague. » Mais non. Olivier Bertrand s’indigne : « On a donc été trompés, manipulés pendant des mois. » Paf, nouvelle AG. Décision est prise de rétorquer par la fameuse une « Nous sommes un journal ». Une prise de risque assumée par Alexandra Schwartzbrod, soutenue par la quasi-totalité des journalistes, qui saluent au passage son « sacré courage ».

L’un d’eux glisse : « En une heure, elle a joué sa carrière et la crédibilité de Libé. » Alexandra Schwartzbrod : « Nous étions tellement indignés par ce projet. Ça a créé un élan collectif qui nous a réveillés et unis. Nous sommes ouverts aux diversifications, mais nous ne comprenons pas la stratégie des actionnaires et nous en souffrons. Quant au directoire, il n’a pas su s’imposer, il est rejeté par l’équipe. C’est triste, dommage, car nous avons besoin de toutes les intelligences. Mais le dialogue va être difficile à renouer: Pour le journaliste Quentin Girard, « la grève aura au moins servi à quelque chose : tout le monde a dévoilé son jeu ».

Les lignes de fracture sont devenues claires : la quasi- totalité de la rédaction s’est unie contre le directoire et l’actionnariat. A quelques exceptions près, dont celle du directeur adjoint de la rédaction Sylvain Bourmeau, qui n’a pas assisté à l’AG de dimanche mais a retweeté un pastiche de la couve du samedi moquant la réaction jugée rétrograde du journal, et titrée : « Nous sommes au XXIe siècle ».

Une journaliste confie en off : « Sylvain Bourmeau est proche de Demorand, qui l’a amené ici. Qu’ensemble ils soutiennent le projet des actionnaires, c’est leur droit. Mais que Sylvain se permette d’alimenter le procès en archaïsme qui nous est intenté – à tort -, on le vit comme une trahison, comme une blessure. » Contacté, Sylvain Bourmeau n’a pas souhaité s’exprimer, affirmant simplement, concernant ses tweets : « Il n’y a rien à ajouter: »

En attendant de nouvelles négociations, les salariés n’ont pas voulu reprendre la grève. La prochaine bataille sera celle de l’opinion et donc de la communication. De nombreux journalistes se disent sensibles aux critiques des fidèles déçus, en particulier le lectorat marqué à gauche. Willy Le Devin assure : « Pour beaucoup, ici, la ligne sociale-libérale amorcée par le journal est un crève-cœur il faut que l’on reconstruise notre propre projet éditorial. »

Le journaliste Pierre Marcelle est plus pessimiste : « Idéologiquement, on a déjà perdu. Oser penser qu’un journal, comme l’Éducation nationale ou l’hôpital, peut être déficitaire… Voilà, c’est ça qu’on a perdu. Oser penser ça. » Alexandra Schwartzbrod lance un appel : « Plus qu’un appel, un cri. A destination des financiers, des lecteurs, des politiques, de tous ceux qui aiment Libé. On a besoin d’eux. Le journal est en danger: »

Danger ou pas, le monde continue de tourner, et il faut en rendre compte. Ce dimanche, à la sortie de l’AG, les salariés se sont autorisé un rapide déjeuner, buffet bonne franquette, quelques clopes à la cafète, un œil sur Paris, avant de réinvestir leurs bureaux joyeusement foutraques. Ils avaient un canard à faire.

Alexandre Comte – Les Inrocks N°950