J’étais à cette époque à l’armée en tant qu’appelé et cantonné en Allemagne, les informations « officielles » sur cette terrible journée ne nous sont pas parvenues de suite. Par un copain alsacien qui écoutait les informations « allemande » j’ai pu connaitre une partie de l’évènement, les radios françaises ne faisant état que d’une manifestation qui avait mal tournée « comme d’habitude ! ». Il faut se souvenir qu’a cette époque les informations distillées dans les casernes par l’organisation militaire, étaient « sélectives », aussi ce n’est qu’au cours d’une permission que j’ai appris l’ampleur et le rôle de la police lors de cette journée. MC
« Je vois un policier tenir un homme, pendant qu’une autre brute tape, avec sa longue matraque qu’il tient à deux mains », témoigne Jean Faucher, pris dans la mêlée des événements, dans le Réveil du 16 février de cette année 1962: « L’homme s’effondre. Un policier en civil le relève et lui assène plusieurs autres coups de matraque, puis le pousse dans l’escalier du métro. Je vois plusieurs policiers ivres de rage lancer tous les projectiles qu’ils trouvent dans les mêmes escaliers du métro. Cet acharnement brutal nous remplit d’horreur »
« Les CRS venaient de charger Je me trouve pris dans une poussée terrible qui me projette avec des dizaines d’autres dans l’escalier du métro ». témoigne pour sa part Francis Virlouvet, dans la presse du 8 février 2002. Jeune ouvrier à l’époque des faits, pris par les forces de police dans la nasse avec une partie du cortège des manifestants qui venaient du boulevard Voltaire à proximité du métro Charonne: « Il a été dit que les grilles avaient été fermées, moi je ne m’en souviens pas. L’escalier s’est rapidement trouvé rempli à ras bord. C’était quelque chose de terrible. Les gens étaient les uns sur les autres, hurlaient, et les CRS continuaient à matraquer. Ils ont arraché les grilles qui protégeaient les arbres et les ont lancées sur les manifestants prisonniers dans l’escalier Les CRS se sont acharnés. Ils matraquaient, une fois, deux fois, trois fois, les premiers rangs, et revenaient encore à la charge. Nous étions bombardés de grenades lacrymogènes. Pour ceux qui étaient dessous, l’air devenait irrespirable. À un moment, je me suis trouvé à côté d’Anne-Claude Godeau. Elle ne criait pas. Elle pleurait. Je ne voyais que sa tête et le début des épaules. Elle était prisonnière d’un magma humain. Il y avait peut-être cent personnes les unes sur les autres. Anne n’arrivait plus à respirer J’ai essayé de la dégager. Je lui criais: « Essaye de bouger tes jambes, de sortir un bras! » Je l’ai poussée, tirée. Malheureusement, je ne suis pas arrivé à la sortir: J’ai dû la laisser mourir Elle avait vingt-quatre ans. »
Anne-Claude Godeau sera l’une des neuf victimes que fera la répression de la manifestation organisée contre l’ OAS et pour la paix en Algérie du 8 février 1962. On dénombrera, en outre, plus de 250 blessés. Cette manifestation, interdite par la préfecture dirigée à l’époque par Maurice Papon, avait mobilisé 60000 personnes dans les rues de Paris. Leurs noms sont gravés sur une plaque commémorative du métro Charonne avec la mention suivante: « Ici, le 8 février 1962, au cours d’une manifestation du peuple de Paris pour la paix en Algérie, neuf travailleuses et travailleurs, des communistes, des militants de la CGT, dont le plus jeune avait seize ans, sont morts victimes de la répression. »
Le passant ordinaire, en remontant du métro à cette hauteur de la ligne 9, pressé par ses préoccupations, ignore la plupart du temps qu’il met ses pas dans un lieu qui fut le théâtre d’un des plus grands crimes d’État perpétré sur le territoire de la France métropolitaine après la Seconde Guerre mondiale.
Il y en eu d’autres qui en forment le contexte et apportent un éclaircissement sur ces événements tragiques. Le premier est celui de la guerre d’Algérie. L’ OAS avait multiplié les attentats à Paris dans les jours précédents. Le 17 octobre 1961, des centaines d’Algériens, parmi ceux qui avaient manifesté à Paris pour l’indépendance à l’appel du FLN, avaient été chargés par les forces de police et étaient morts noyés dans la Seine. La violence d’État se déchaînait. Afin de la voir cesser, c’est à l’appel de la CGT, de la CFTC, de la FEN, du SNI et de l’ Unef qu’avait été organisée la manifestation pacifique qui devait se terminer tragiquement, métro Charonne. Le PCF et la JC, parties prenantes de la mobilisation, étaient en première ligne pour réclamer une solution pacifique au conflit colonial. Le 12 février 1962, le premier ministre de Charles de Gaulle, Michel Debré, se rendra dans les locaux de la police parisienne pour lui « apporter le témoignage de sa confiance et de son admiration ». Le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, accusera pour sa part les communistes d’avoir mobilisé « des groupes organisés, de véritables émeutiers armés de manches de pioche, de boulons, de morceaux de grille, de pavés » dans ces événements.
Jean Le Gadec, journaliste ayant couvert les événements, rapporte: « Le sacrifice que représentaient ces morts a résonné pour nous comme un appel à déployer encore plus de force pour arrêter partout les massacres. Charonne a créé un mouvement général de protestation et de colère contre les agissements de l’OAS, contre la guerre d ‘Algérie. L’opinion ne supportait plus les attentats. L’écœurement l’emportait. Charonne a cristallisé l’émotion générale et provoqué le rejet de la guerre d’Algérie. Le pouvoir s’est trouvé quasiment paralysé par la réprobation de la population devant ses actes criminels. Elle s’est exprimée silencieusement et massivement, le jour des obsèques des victimes. » Le 18 mars 1962, seront signés les accords d’ Évian mettant un terme à la guerre d’Algérie.
Jérôme Skalski – Permalien